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Propos de peintre, deuxième série: Dates: Précédé d'une Réponse à la Préface de M. Marcel Proust au De David à Degas

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RÉPONSE A M. JACQUES-ÉMILE BLANCHE

Si vous aviez pu imaginer, mon cher Blanche, quel plaisir me causerait votre lettre et quelle joie j'éprouverais à l'imprimer dans ma «vivante Revue d'avant-garde», me l'auriez-vous quand même adressée? Je me le demande… mais, sachant votre naturelle bienveillance et le permanent souci que vous prenez d'être agréable à tous et particulièrement à vos amis, je suis forcé de me répondre par l'affirmative. Vous ne me démentirez pas!

Donc, vos pages m'ont ravi par leur ton pincé et piquant. Puissent les lecteurs des Arts de la Vie y avoir trouvé autant d'agrément que moi-même. Je n'en doute point; tous ceux qui vous connaissent—c'est tout le monde depuis le portrait révélateur qu'a signé de vous notre Lucien Simon!—ont savouré les rares finesses de ces lignes, ont apprécié à leur vraie valeur ce qu'elles contiennent de profond et d'exquis, le tour plaisant des allusions, l'acuité des sous-entendus, ce que vous dites et surtout ce que vous ne dites pas, les réticences, les dessous, les complexités, les indécisions, les inquiétudes de votre pensée: vous êtes là tout entier et sans détruire votre légende. Eh! vous auriez fait, Blanche, un excellent chroniqueur; vous pouviez redonner de l'éclat à une profession décriée… alors qu'il y a tant, sinon trop, de peintres.

Une seule chose m'a surpris… et peiné: l'intonation amère de vos propos. On vous sait, par expérience, peu indulgent; on ne vous soupçonnait pas déçu. J'attendais plus de sérénité d'un homme pour qui la vie ne fut point trop cruelle et d'un artiste à qui ses confrères et le public—celui de l'Étoile, bien entendu, pas celui de Belleville et de la Villette où l'on travaille, ni celui de la Montagne-Sainte-Geneviève où l'on pense—sans parler de nous-mêmes, incompétents critiques d'art, ont fait la réputation qu'il mérite. De quoi donc êtes-vous mécontent, Blanche? Ou de qui? De vous, sans doute! Mais je ne vous plains pas.

Si vous compreniez la vie, et par suite l'art, comme nous les comprenons, c'est-à-dire plus largement, plus sainement, plus simplement, plus humainement, plus socialement—pardonnez-moi d'user de mots dont le sens vous échappe—vous envisageriez d'un œil moins dégoûté bien des choses, vous ne jugeriez pas aussi détestables et pervers le monde et le temps où nous vivons et ne déclareriez pas l'Académie de France à Rome aussi nécessaire à la formation de nos artistes, peintres, sculpteurs, architectes, graveurs en médailles et musiciens, ainsi qu'à la prétendue conservation de nos traditions nationales. Secouez-vous, Blanche; laissez-vous aller à être d'aujourd'hui; n'essayez pas de résister au courant; il aura quand même raison de vous et de vos préjugés de caste et de profession. Pourvu qu'il ne soit pas trop tard! Alors, vraiment vous seriez à plaindre. Mais, je me garderai d'insister…

Que nous voulions détruire ou changer quelque chose pour donner de l'air, comme vous le dites fort bien, à nos poumons fatigués par les poussières du passé, cela vous inquiète, cela vous révolte, cela surtout vous épouvante. Vous êtes un ami de l'ordre, et, comme tous les amis de l'ordre, le seul mot de changement vous fait trembler, incapable que vous êtes d'oser et de vouloir pour le mieux, parce qu'incapable, aveuglé, comme presque tous vos confrères, par les seules préoccupations de métier, de vous hausser à des idées générales. Vous vivez, si cela peut s'appeler «aujourd'hui» vivre, dans la tour de verre, sous la lumière à quarante-cinq degrés d'un atelier exposé au nord, une palette et des pinceaux en main, devant un chevalet… Et que vous importe les cris de joie et de souffrance, les appels au bonheur, le droit à la pensée, à la liberté morale, de l'humanité qui vous environne, la marche du progrès civilisateur, les élans de fraternité universelle qui ébranlent les peuples. Cela, c'est de ces choses que vous appelez, d'un air méprisant, sociales, et que l'on est convenu, dans votre milieu, de considérer comme nuisibles à l'art; cela c'est, pour tout dire, de la littérature et de la pire, du verbiage démagogique pour «jeunes benêts» d'Universités Populaires. Fermez donc à double tour la porte de votre atelier, Blanche, calfeutrez le vitrage, ne laissez pénétrer que juste ce qui vous est nécessaire à la clarté du jour, la lumière est dangereuse, elle charrie les atomes de vie, les germes éternels des renouveaux… et elle pénètre les fonds les plus obscurs. Claustrez-vous, emmurez-vous et peignez, peignez, peignez! On peut devenir ainsi un bon peintre, mais ainsi on ne devient pas un grand artiste.

Je sais, il y a le Métier. Vous en faites la fin de l'art et il n'en est que le moyen, car qu'est-ce donc que connaître son métier de peintre, de sculpteur, de musicien, d'écrivain, sinon posséder les modes d'expression propres à l'art que l'on pratique. Sommes-nous d'accord sur ce point, Blanche? Pas plus, hélas! j'en ai peur, que sur les autres; ce qui, d'ailleurs, n'importe guère. Mais là encore, vous avez manqué de netteté. Qu'est-ce que le métier? Qu'entendez-vous par le métier? D'un homme qui possède comme vous le sien, il nous eût été précieux de recueillir une définition claire.

Puvis de Chavannes, décrétiez-vous un jour, à l'un de nos dîners si cordiaux de la Société Nouvelle, ne savait pas son métier, mais Meissonier le savait; l'œuvre de celui-ci, par suite, est périssable, celle de celui-là, éternelle. Je ne comprends pas. Éclairez-moi, car je ne suis qu'un pauvre homme de lettres qui aime l'art. Dites, votre président, M. Carolus-Duran, connaît-il son métier? Si oui, M. Degas le connaît-il aussi? Et M. Renoir? Et M. Claude Monet? (mais ne parlons pas des paysagistes, indignes à vos yeux d'être considérés comme des peintres!). Vous tenez M. Gérôme pour un maître incomparable! C'est, sans doute, qu'il savait son métier. Et Manet, le savait-il? M. Bouguereau, M. Bonnat, M. Cormon, M. Detaille, M. Jules Lefebvre, qui sont membres de l'Institut, M. Gabriel Ferrier, qui le sera et qui professe rue Bonaparte, où il fut pour votre joie préféré à Carrière;—vous avez goûté au dernier Salon, j'en tiens la gageure, son magistral portrait du Pape, de ce Pape qui, selon vous (étrange opinion qu'aucun de nos actes n'autorise), nous «gâte Saint-Pierre et Rome tout entière!» Eh bien! tous ces messieurs doivent savoir leur métier. Et Puvis ne le savait pas? Un peu de lumière, Blanche! ayez pitié de nous!

Ainsi, vous ne voyez dans l'art que le métier. Libre à vous, ces affaires ne nous regardent pas, car vous ne nous ferez pas croire, Blanche, que de ces questions de boutique ont jamais dépendu et dépendront jamais les destinées de l'Art. Le métier, votre métier! eh, sachez-le, que diable, et n'en parlez point tant. J'en resterai toujours, moi, envers et contre tous, à cette vérité profonde qu'énonçait Taine: «Pour un artiste, la première condition est d'être une personne; sinon, il n'a rien à dire».

Comprenez-vous maintenant, Blanche, pourquoi nous sommes opposés à tout ce qui peut entraver chez l'artiste «le grandissement moral de son esprit», ennemis de tout ce qui peut le pousser «à sacrifier la liberté et la fierté de son art pour quêter docilement l'approbation de ses maîtres et les faveurs officielles», comprenez-vous enfin pourquoi ce régime de concours, de diplômes, de couronnes en papier doré, cette domestication de l'artiste sous la férule des académies nous fait «lever les bras au ciel» et nous révolte. Comprenez-vous maintenant pourquoi nous vouons à Carrière cette tendre admiration, cette vénération affectueuse, dont vous vous scandalisez; c'est qu'il est non seulement un grand peintre, mais une grande «personne». Opinion de gens «à demi-éduqués et pourris de littérature contemporaine et de politique», répéterez-vous gracieusement! Possible, Blanche, mais opinion de gens qui, contrairement à vous, et par bonheur pour eux, voient autre chose chez un Michel-Ange, un Puget, un Rodin que de l'«effarante habileté», de la «sûreté technique», et une «éblouissante virtuosité», chez un Carrière autre chose que ce que vous nommez «les subtiles roueries du métier», opinion de gens à qui répugne une compréhension de l'art aussi mesquine et qui rejettent les catégorisations dogmatiques où vous cantonnez l'art, le séparant de la vie et de la pensée, alors qu'il ne fait qu'un avec la vie et la pensée, alors qu'il n'est et ne doit être et n'a jamais été et ne sera jamais qu'une des manifestations,—l'une des plus hautes, certes!—de la vie et de la pensée.

Voilà nos «marottes». Elles vous effraient et vous remuent la bile dont tant de rancunes, depuis si longtemps, ont accumulé en votre organisme un fâcheux excédent. Il faudrait vous soigner, cher ami. Venez avec nous, au grand air, dans la pleine lumière, pour une cure de vérité. Mais non, vous n'êtes pas de notre monde; nous ne nous entendrons jamais.

Regrettez-le; vous auriez bénéfice, je vous assure, à respirer une autre atmosphère, plus saine, plus vivante, j'oserai même dire, plus sociale. N'êtes-vous pas de ceux qui déplorent de nous voir offrir «le Penseur» au «Peuple de Paris». Cette formule vous offusque; à nous elle parut la seule acceptable; mais nous sommes des intellectuels. D'autres regrettèrent qu'une «aussi petite» revue et qui se permet de mêler l'art aux choses humaines, ait eu l'audace d'une pareille initiative, mais voilà notre fierté et la raison d'être des Arts de la Vie. Passons.

Je finis, Blanche. Excusez-moi d'avoir haussé le ton de ce débat, et d'y avoir mêlé, comme à l'ordinaire, de la «littérature», contre laquelle vous nourrissez une si irréductible haine. «La littérature—répondiez-vous, il y a deux ans déjà, à l'enquête de M. Maurice Le Blond sur l'École de Rome—a tué les arts plastiques. Les expositions incessantes, la critique des journaux et des revues ont fait des artistes des êtres hybrides qui devraient éclater de rire quand ils se regardent dans la glace, tant ils sont comiques.» Ce dernier trait me satisfait entièrement. Vous avez raison, Blanche, et cette fois, je suis de votre avis.

Gabriel Mourey.

P.-S.—D'une lettre que vous venez d'adresser à Jean Ajalbert à propos de la généreuse campagne qu'il mène dans l'Humanité en faveur du «Droit de l'Artiste sur l'Œuvre d'Art» je ne puis me retenir de détacher ces lignes, non moins révélatrices de votre état d'esprit que celles dont vous avez honoré le directeur des Arts de la Vie.

«Les préoccupations intellectuelles de nos contemporains—dites-vous—m'intéressent passionnément, vous n'en doutez pas, mais elles m'apparaissent comme si étrangères et même si contraires à l'art, que je les exècre! Sans cesse entendre parler des droits de l'homme à ceci ou à cela, est un peu irritant pour l'homme qui sait que le seul droit dont il ait pleinement joui, c'est de souffrir, en attendant la mort. Le vague de tous les petits remèdes proposés à la douleur ou au malaise contemporains, n'est égalé que par la naïveté et l'orgueil de ceux qui les offrent.»

Je crois enfin vous comprendre… et je n'ai plus envie de rire. Vous êtes, Blanche,—comme votre maître Degas que j'entendais naguère prêcher le même évangile de résignation et de découragement—vous êtes un homme de l'An Mil, ressuscité à l'aube du vingtième siècle. Alors, si le seul droit de l'homme est, hélas! «de souffrir en attendant la mort», ne peignez ni, surtout, n'écrivez plus, Blanche, et couvrez-vous de cendres. Vanité des vanités, etc.[16]

G. M.

[16] M. G. Mourey me précéda dans cette voie-là, comme fit M. Charles Morice qui cessa de faire de la critique, se consacra peu après à la religion et mourut comme un saint. Nous ne reproduisons ici ces lettres—que nous avions cru si violentes, lorsqu'elles parurent—que pour qu'on puisse en comparer le ton avec celui de la polémique actuelle.

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