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Propos de peintre, deuxième série: Dates: Précédé d'une Réponse à la Préface de M. Marcel Proust au De David à Degas

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M. J.-E. BLANCHE ET LA CRITIQUE

Mon cher Mourey,

L'intéressante page de critique que, sous l'insidieuse et modeste forme de lettre, M. Jacques Blanche a adressée à la foule—en mettant votre nom sur l'enveloppe—exige si ce n'est une réponse, du moins quelques observations. Je sollicite donc de votre bienveillance dont tant d'artistes ont largement usé, depuis que vous tenez une plume, et que certains oublient avec une élégante désinvolture—l'ingratitude n'est-elle pas l'indépendance du cœur?—je demande un coin, dans la Revue Les Arts de la Vie, pour présenter respectueusement de brèves remarques à votre piquant correspondant qui fut un peu l'enfant gâté de la Critique.

Si j'ignorais la brillante situation qu'occupe équitablement M. Blanche, si je n'admirais pas aussi sincèrement son talent, son manifeste me mettrait de suite au courant, et me prouverait que le peintre choyé par nous est aujourd'hui en possession d'un succès mérité et définitif. Il existe en effet peu d'exceptions à cette règle, que dis-je? à cet axiome psychologique aussi certain que la loi de la pesanteur: quand un artiste raille ou vilipende la Critique, c'est qu'il siège au Capitole. Au début, le plus insignifiant, le plus plat compte rendu paru dans une obscure feuille-de-chou excite l'émotion, la joie, l'enthousiasme, la reconnaissance de braves gens qui enverraient une carte de remerciements au Bottin, et qui ne se nourrissent pas exclusivement d'idéal, d'inspirations et de sublimités extra-terrestres, comme le supposent ces bons gogos de bourgeois. Personnellement, j'ai collectionné des autographes multiples dont le lyrisme s'atténue, s'émousse, s'assagit, se glace, se vulgarise peu à peu et finit par se transformer en vagues P. P. C. agrémentés parfois de paternels conseils. Plus le baromètre monte—médailles, décorations, commandes, gros chiffres de vente, broderies vertes, victoires et conquêtes—et plus le lyrisme de nos ex-protégés dégringole. En général, arrivé au Grand Cordon de la Légion d'Honneur, le mercure marque: injures et propos de halle. L'éminent M. Gérôme dévoila, à ce sujet, un état d'âme fort suggestif.

En homme bien élevé, M. Blanche, dont la boutonnière n'est encore ornée que du simple ruban rouge, se contente de déclarer que, nous autres critiques, nous nous montrons «orgueilleux, à demi-éduqués et pourris de littérature contemporaine et de politique»—«Nous ne voyons que le sujet dans un tableau et dans une statue, comme les visiteurs du dimanche au Salon».—Le public de la semaine cherche-t-il autre chose? Je prends la liberté d'en douter, car les appréciations des cercleux et des dames suaves atteignent, en ineptie, des altitudes phénoménales.—«Quand vous êtes abandonnés à vous-mêmes, continue le Justicier, voilà les révolutionnaires (M. Ernest Laurent) que vous découvrez aux Champs-Élysées!»

Pourquoi, «abandonnés à nous-mêmes», proclamons-nous la haute valeur des œuvres de M. Jacques Blanche sans que celui-ci s'en offusque, et pourquoi ce même M. Jacques Blanche flagelle-t-il de ses sarcasmes les critiques—tout «autant abandonnés à eux-mêmes», les pauvres—quand ils découvrent ce buveur de sang d'Ernest Laurent? Cruelle énigme!

«Ces erreurs seraient d'un excellent comique, ajoute l'artiste, si Messieurs les critiques qui ont d'ailleurs de l'intelligence ou du talent (le mot «ou» nous laisse le choix) ne parlaient d'art comme moi d'aviculture ou d'hippiatrie.»

Entre parenthèses, ce contempteur de notre malheureuse littérature contemporaine que M. Blanche couvre de son mépris, comme la politique et les «quartiers de l'Est», me semble inconsciemment sacrifier aux faux Dieux. «Hippiatrie», qu'en pense Laurent Tailhade? Et ailleurs: «Le piment de son orchestration», qu'en dit Huysmans?

En résumé, la dernière phrase que je viens de citer résume toute la question. Notre contradicteur s'étonne, s'irrite plutôt, que des écrivailleurs qui n'ont jamais manié ni brosses, ni crayons, ni ébauchoirs, professent la prétention de juger des peintres et des sculpteurs. Cette protestation ne manque peut-être pas de justesse et me semble fort défendable; seulement, en bonne logique, je ne vois pas pourquoi ce peintre qui ne veut s'occuper ni d'aviculture, ni d'hippiatrie, parce qu'il n'y entend goutte, parle subitement d'abondance sur l'architecture, la littérature et la musique dont il ignore, je crois, la technique presqu'autant qu'un critique professionnel.

En outre, l'homme très délicat, très affiné qu'est M. Blanche, a-t-il raison de se fier aussi aveuglément à l'impeccabilité du goût des gens de métier? Qu'il évoque un passé récent, il se convaincra que les artistes se trompent lourdement, et avec moins de circonstances atténuantes que «le public du dimanche au Salon».—Leurs suffrages s'adressent à Signol, à Picot, à Cabanel, à Boulanger, à Hébert, à Meissonier, à Carolus-Duran, à Robert-Fleury; ils exècrent Daumier, Courbet, Ribot, Millet, Whistler, Corot qui n'a jamais obtenu de ses pairs la médaille d'honneur, Cézanne, Claude Monet, Renoir, Toulouse-Lautrec, et cet ante-Christ de Manet dont l'auteur d'un certain portrait de femme, aux Mirlitons d'antan, s'est trop pieusement inspiré pour ne pas l'aimer avec passion. En sculpture, en architecture, en gravure, en musique, en littérature, un constat identique est facile à dresser.

Certes, je n'exagérerai pas le rôle, modeste en soi, de la Critique qui ne féconde personne et ne crée aucun génie; simplement, elle sert d'éclaireur, de porte-flambeau et avance de quelques années l'avènement de l'immuable Justice.

En réhabilitant l'art du XVIIIe siècle—qu'on n'apprend pas aux Beaux-Arts plus que le Gothique—cet art si niaisement méprisé par les professionnels d'alors, et en obligeant d'accrocher au Louvre «l'Embarquement pour Cythère» dont les souris et les araignées des greniers officiels avaient seules le droit de jouir, les Goncourt ont rendu d'inappréciables services, aussi importants, à d'autres égards, que Burty et Duret, Fourcaud et Geffroy, Mirbeau et Roger Marx, Lecomte et vous, mon cher Mourey, qui avez si vaillamment lutté contre l'incompréhension du public et la haine sectaire des artistes.

M. Jacques Blanche que nous considérions sinon comme un révolutionnaire—oh! non—du moins comme un indépendant et un libéral, subitement touché de la grâce, se déclare traditionaliste dans le sens le plus étroit et le plus sectaire du mot, ennemi de la modernité à laquelle nous devons pourtant des Maîtres immortels, et regrette de n'avoir pas brigué les honneurs du Prix de Rome, à côté de MM. Cormon, Ferrier, Lemutte, Wencker et Tartempion, prix qu'il n'eût jamais obtenu du reste, car l'Institut traite d'art inférieur les Natures Mortes—comme celles de Chardin—les Portraits—comme ceux de Franz Hals—voire les paysages, même peints par Gozzoli, Van Eyck, Van der Meer, Corot, Turner et Puvis de Chavannes.

«Moi, cela m'est égal. C'est peut-être regrettable?» Aussi regrettable que le culte exclusif pour les Musées dont M. Jacques Blanche s'énorgueillit. Ceux d'Angleterre ne le passionnent-ils pas d'une façon excessive, et craint-il pas de perdre une personnalité hésitante dans ces fréquentations agréables, mais dangereuses? Il n'existait guère de Musées en Égypte, en Grèce, à Rome, en Italie, avant le XVIIIe siècle, et cette pénurie de germes fécondants n'empêchait nullement les chefs-d'œuvre de sortir du sol en fastueuses frondaisons.

Voulant prouver que le séjour à la Villa Médicis—«dans un décor de beauté et de noblesse» très éloigné de «la Villette et des Buttes-Chaumont»—ne gêne personne, votre verveux correspondant cite le génie de M. Debussy. Hum!… Toute une famille ayant été empoisonnée, sauf une seule personne, en mangeant de la viande avariée, M. Blanche en déduit que l'on peut sans danger se nourrir d'aliments gâtés. Ce raisonnement ne me convainc pas. L'auteur exquis de «Pelléas et Mélisande» qui affiche hautement d'ailleurs son aversion pour l'institution actuelle du Prix de Rome, a été «lauré à l'Institut», mais Maillart, Clapisson, Bazin, Massé, Hérold, Auber, Salvayre, de La Nux, Puget et tant d'autres fabricants d'opéras ont porté la même couronne, et je ne suppose pas un instant que notre contradicteur compare ces brasseurs de notes à Saint-Saëns, à Lalo, à Franck, à Bruneau et à son ami d'Indy qu'il oublie.

En résumé—et ceci me paraît d'un «excellent comique»—M. Blanche démolit son édifice de ses propres mains, en architecte inexpérimenté, car, pour remplacer à la direction de l'École de Rome, M. Guillaume, démissionnaire, il propose le Maître «montmartrois» Degas, Rodin, en parallèle avec Horace Vernet, Carrière, arraché «des abattoirs de la Villette», ou Maurice Denis (qui, avec une souplesse enviable, est à la fois le desservant de Cézanne, le petit-fils d'Ingres et le neveu de Sturler) qui ne sont prix de Rome.

Alors?

Je connais un Monsieur qui adore les épinards, mais qui n'en mange jamais parce que son estomac, contrairement à l'adage populaire, ne peut les supporter. M. Blanche aurait-il le cerveau pareil à l'estomac de mon ami? Nous aurons un moyen de tout arranger, moyen qui prouvera ma bonne foi et mon désir de conciliation: envoyer Besnard à la villa Médicis. Ce ne serait ni de «la littérature contemporaine ni de la politique».

Frantz Jourdain

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