Vie privée et publique des animaux
ORAISON FUNÈBRE
D’UN VER A SOIE
Le soleil, fatigué sans doute d’avoir brillé tout un long jour, s’était couché tout à coup;—les Oiseaux venaient d’achever leur prière du soir,—et la terre, tiède encore, se préparait dans le silence au repos de la nuit.
Le Sphinx à tête de mort donna alors le signal du départ, et le petit cortége se mit en marche, suivant à pas lents le sentier qui conduisait aux bruyères roses.
Des Faucheurs, dont l’emploi consistait à débarrasser le chemin, précédaient le corps, qui était entouré, d’un côté, par les Bêtes à bon Dieu, et, de l’autre, par les Mantes religieuses, que suivaient les Porte-Queue. Venaient ensuite les Fourmis communes, les Spectres, et enfin les Chenilles processionnaires.
Quand on fut à quelques pas du mûrier où étaient restés les frères et les sœurs désolés du Ver à soie qui venait de mourir, la Pyrochre cardinale, jugeant qu’il n’y avait plus de danger d’être entendu par eux, et de renouveler ou de troubler leur douleur, l’hymne des morts fut, sur son ordre, entonné par le chœur des Scarabées nasicornes, et chanté ensuite alternativement par les Grillons et par les Bourdons.
De temps en temps les chants cessaient, et l’on entendait distinctement des soupirs, et même des sanglots, qui témoignaient des regrets universels qu’inspirait la perte de l’humble Insecte que l’on conduisait à sa dernière demeure.
Arrivé au champ des bruyères, on aperçut, non loin de quelques tombeaux qui s’étaient refermés depuis peu, ainsi que l’indiquait la terre fraîchement remuée qui les couvrait, et parmi quelques fosses qui semblaient avoir été creusées en prévision peut-être des besoins futurs de quelques-uns même des assistants, une petite fosse sur laquelle étaient penchés encore les Fossoyeurs ou Nécrophores.
Ce fut vers cette fosse que le convoi se dirigea. Les chants avaient cessé, les sanglots aussi, et même les soupirs; car, dans toutes les grandes douleurs, il y a un moment de profond abattement qui les rend muettes.
Mais quand les Insectes qui portaient le corps l’eurent déposé dans la tombe, et quand on put voir que rien ne le séparait plus de la terre avide et nue, les cris et les sanglots éclatèrent de nouveau, et la douleur ne connut plus de bornes.
Alors s’approcha de la tombe encore ouverte un Insecte entièrement vêtu de noir:
«Pourquoi pleurez-vous? s’écria-t-il. Et jusques à quand ceux sur qui pèse le fardeau de la vie pleureront-ils ceux que la mort a délivrés? Mais pleurez, ajouta-t-il, car celui qui est là n’a rien à craindre de votre douleur; vos larmes ne le ressusciteront point. Après la mort, qui donc voudrait reculer vers la vie?»
Mais les sanglots se faisaient encore entendre, car personne n’était consolé.
«Frères, dit un autre orateur en s’avançant à son tour, c’est à leur naissance et non à leur mort qu’il faut pleurer les Vers à soie. Notre frère est mort, réjouissez-vous, car il n’a eu de la vie que les fleurs et les feuilles; en quittant la terre, il a quitté toutes les douleurs, et n’a perdu que les misères. Je vous dis la vérité; vous êtes de pauvres Vers comme moi, pourquoi vous flatterais-je? Ce n’est pas nous autres, malheureux, que la vue de la mort doit troubler.»
Mais ils pleuraient toujours.
Et un de ceux qui pleuraient, prenant la parole à son tour:
«Nous savons, dit-il, que tout ce qui commence a une fin, et qu’il faut donc mourir; nous savons ce qu’il faut de courage pour gagner sa vie feuille par feuille, et sa feuille bouchée par bouchée; nous savons ce qu’il faut de patience et d’abnégation pour qu’une feuille de mûrier devienne une robe de soie; nous savons combien sont durs les travaux de la cabane et ceux de l’atelier, et qu’une fois enfermés dans notre triste cellule nous pleurerions en vain les songes de notre courte jeunesse avant que notre tâche soit achevée; nous savons enfin qu’à tout prendre, mourir, c’est cesser de filer, la mort n’étant que l’autre bout de ce fil qui commence à la vie; nous nous disons aussi que de quelque côté qu’on se tourne on voit mourir, et que, quand on regarde en soi-même, on voit mourir encore, et que notre frère qui est mort n’a donc cédé qu’au destin; mais nous aimions notre frère, et rien ne nous consolera de l’avoir perdu.»
Et tous dirent avec lui: «Nous aimions notre frère, et rien ne nous consolera de l’avoir perdu.»
La Mante religieuse s’approcha alors.
«J’ai pleuré comme vous notre frère qui est mort, dit-elle, et pourtant, toutes les fois que je vois un Ver à soie sur le point de mourir, je ne puis empêcher mon cœur de s’épanouir. Va dans l’autre monde, lui dis-je; tu y seras mieux que dans celui-ci, où l’on est mal. Là, s’ouvriront pour toi les portes qui s’ouvrent pour les petits comme pour les grands; là, tu retrouveras ceux que tu as perdus, et tu les retrouveras au milieu des fleurs qui ne meurent pas et des mûriers toujours verts, sur le bord des neuf fontaines qui ne tarissent jamais; et quand tu les auras retrouvés, tu leur diras de nous attendre, nous que la vie retient encore; car mourir, c’est renaître à une vie meilleure.»
Et quand le bon Insecte eut ainsi parlé, les pleurs cessèrent tout à coup.
«Et maintenant, ajouta-t-elle, allez et volez sans bruit; notre frère n’a plus besoin de vous.»
Et chacun ayant déposé sur la tombe une fleurette de bruyère rose, les uns disparurent dans un pâle rayon de la lune qui venait de se lever, et les autres regagnèrent à travers les herbes leurs petites demeures.
Et tous étaient consolés, car ils disaient avec la Mante religieuse et Shakspeare: «Mourir, c’est renaître à une vie meilleure.»
P. J. Stahl.