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Vie privée et publique des animaux

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VIE
ET
OPINIONS PHILOSOPHIQUES
D’UN PINGOUIN

Faut-il chercher le bonheur? demandai-je au Lièvre.—Cherchez-le, me répondit-il, mais en tremblant.

L’Oiseau anonyme.

I

Si je n’étais pas né en plein midi, sous les rayons d’un soleil brûlant dont les ardeurs me firent éclore, et qui, par conséquent, fut bien autant mon père que le brave Pingouin qui avait abandonné dans le sable l’œuf (très-dur) que j’eus à percer en venant au monde... et si d’ailleurs j’étais d’humeur à faire, en si grave matière, une mauvaise plaisanterie, je dirais que je suis né sous une mauvaise étoile.

Mais étant né, comme je viens de le dire, en plein soleil, c’est-à-dire en l’absence de toute étoile, bonne ou mauvaise, je me contenterai d’avancer que je suis né dans un mauvais jour, et je le prouverai.

Quand je fus venu à bout de sortir de la coquille où j’étais emprisonné depuis longtemps, et fort à l’étroit, je vous assure, je restai pendant plus d’une heure comme abasourdi de ce qui venait de m’arriver.

Je dois l’avouer, la naissance a quelque chose de si imprévu et de si nouveau, qu’eût-on cent fois plus de présence d’esprit qu’on n’a l’habitude d’en avoir dans ces sortes de circonstances, on garderait encore de ce moment un souvenir extrêmement confus.

«Ma foi, me dis-je aussitôt que j’eus, non pas repris, mais pris mes sens, qui m’eût dit, il n’y a pas un quart d’heure, quand j’étais accroupi dans cette abominable coquille où tout mouvement m’était interdit, qui m’eût dit qu’après avoir été trop gros pour mon œuf, j’en viendrais à avoir trop de place quelque part?»

Je me confesse pour être franc. Je dirai donc que je fus étonné plutôt que ravi du spectacle qui s’offrit à ma vue, quand j’ouvris les yeux pour la première fois; et que je crus un instant, en voyant la voûte céleste s’arrondir tout autour de moi, que je n’avais fait que passer d’un œuf infiniment petit dans un œuf infiniment grand. J’avouerai aussi que je fus loin d’être enchanté de me voir au monde, bien qu’en cet instant ma première idée fût que tout ce que je voyais devait m’appartenir, et que la terre n’avait sans doute jamais eu d’autre emploi que celui de me porter, moi et mon œuf. Pardonnez cet orgueil à un pauvre Pingouin, qui depuis n’a eu que trop à en rabattre.

Lorsque j’eus deviné à quoi pouvaient me servir les yeux que j’avais, c’est-à-dire quand j’eus regardé avec soin ce qui m’entourait, je découvris que j’étais dans ce que je sus plus tard être le creux d’un rocher, pas bien loin de ce que je sus plus tard être la mer, et, du reste, aussi seul que possible.

Ainsi, des rochers et la mer, des pierres et de l’eau, un horizon sans bornes, l’immensité enfin, et moi au milieu comme un atome, voilà ce que je vis d’abord.

Ce qui me frappa davantage, ce fut que cela était en vérité bien grand, et je me demandai aussitôt: «Pourquoi l’univers est-il si grand?»

II

Cette question, la première que je m’adressai, combien de fois me la suis-je adressée depuis, et combien de fois me l’adresserai-je encore?

Et, en effet, à quoi sert donc que le monde soit si grand?

Est-ce qu’un petit monde, tout petit, dans lequel il n’y aurait de place que pour des amis, que pour ceux qui s’aiment, ne vaudrait pas cent fois mieux que ce grand monde, que ce grand gouffre dans lequel tout se perd, dans lequel tout se confond, où il y a de l’espace, non-seulement pour des créatures qui se détestent, mais encore pour des peuples entiers qui se volent, qui se frappent, qui se tuent, qui se mangent; pour des espèces ennemies, et l’une sur l’autre acharnées; pour des appétits contraires; pour des passions incompatibles enfin, et, qui pis est, pour des Animaux qui doivent, après avoir respiré le même air, vu la même lune, et le même soleil, et les mêmes astres, mourir sottement, après s’être, par-dessus le marché, ignorés toute leur vie?

Je vous le demande à vous tous, Pingouins qui me lisez, Pingouins mes bons amis, est-ce qu’une petite terre par exemple, une terre sur laquelle il n’y aurait qu’une petite montagne, pas bien haute, qu’un petit bois planté d’arbres très en vie, chargés de feuilles, et poussant à merveille, et se couvrant à plaisir de ces belles fleurs et de ces beaux fruits qui font la gloire et la joie des branches qui les portent, et dans ce petit bois une ou deux douzaines de nids charmants, bien habités par de bons et joyeux Oiseaux élégamment vêtus, riches en santé, en couleurs, en beauté, en grâces, en tout enfin, et non pas de pauvres diables de Pingouins comme vous et moi; est-ce que dans chacun de ces nids un cœur ou plusieurs cœurs ne faisant qu’un, et tout au fond quelques œufs chaudement et tendrement couvés, je vous le demande, est-ce qu’une petite terre ainsi faite ne ferait pas votre affaire, et l’affaire de tout le monde?

Qui donc réclamerait, je vous prie, contre cette douce petite terre, contre ce petit bois, contre ces beaux arbres, contre ces rares oiseaux s’aimant tous, se chérissant tous, tous amis, qui donc?

Certes, ce ne serait pas moi, qui écris ces lignes, et si ce devait être vous qui les lisez, je vous dirais, quoi qu’il pût m’en coûter: «Allez au diable; vous m’avez trompé, vous n’êtes pas même un Pingouin, fermez ce livre et brouillons-nous.»

Mais pardon, ami lecteur, pardon; l’habitude d’être seul m’a rendu maussade, grossier même, et je m’oublie, et j’oublie qu’on n’a pas le droit de s’oublier quand on est face à face avec vous, puissant lecteur!

III

Je dois dire que, comme je ne savais pas alors grand’chose, pas même compter jusqu’à deux, je ne m’étonnais pas d’être seul, tant je croyais peu qu’il fût possible de ne l’être pas!

Je ne me permis donc aucune lamentation sur les malheurs de la solitude qui était mon partage.

L’occasion était bonne pourtant; un peu plus tard, je ne l’aurais pas laissée échapper.

Cela semble si bon de se plaindre, que j’ai cru quelquefois que c’était là tout le bonheur.

Je n’existais pas depuis une heure, que j’avais déjà connu le froid et le chaud, la vie tout entière; le soleil avait disparu tout d’un coup, et, de brûlant qu’il était, mon rocher était devenu aussi froid que s’il se fût changé subitement en une montagne de glace.

N’ayant rien de mieux à faire, j’entrepris alors de remuer.

Je sentais à mes épaules et sous mon corps quelque chose que je supposais n’être pas là pour rien. J’agitai comme je le pus ces espèces de petits bras, ces espèces de petites ailes, ces quasi-jambes que venait de me donner la nature (laquelle vit depuis trop longtemps, selon moi, sur sa bonne réputation de tendre mère, aimant également tous ses enfants), et je fis si bien qu’après de longs efforts je réussis enfin... à rouler du haut de mon rocher.

C’est ainsi que je fis mon premier pas dans la vie, lequel fut une chute, comme on voit.

On dit qu’il n’y a que le premier pas qui coûte: que ne dit-on vrai!

J’arrivai à terre plus mort que vif, et tout meurtri.

Comme un vrai enfant que j’étais, je frappai de mon pauvre bec le sol insensible contre lequel je m’étais blessé, et me blessai davantage, ce qui me donna à penser.

«Évidemment, me dis-je, il faut se défier de son premier mouvement, et avant d’agir réfléchir.»

Je commençai alors à me poser de la façon la plus sérieuse la question de ma destinée comme Pingouin, non pas que j’eusse la moindre prétention à la philosophie; mais quand on se trouve obligé de vivre, et qu’on n’en a pas l’habitude, il faut bien se dire quelque chose pour trouver les moyens d’en venir à bout.

Qu’est-ce que le bien?

Qu’est-ce que le mal?

Qu’est-ce que la vie?

Qu’est-ce qu’un Pingouin?

Je m’endormis avant d’avoir résolu une seule de ces graves questions.

Qu’il est bon de dormir!

IV

La faim me réveilla.

Oubliant mes résolutions, je ne me demandai pas: Qu’est-ce que la faim? et je fis mon premier repas de quelques coquillages qui me semblaient bâiller sur la plage à mon intention, avant de m’être livré à aucune dissertation préliminaire sur les dangers possibles de cet ancien usage.

J’en fus puni: car, dans ma candeur, ayant mangé trop vite, je faillis m’étrangler.

Je ne vous dirai pas comment il se fit que je pus apprendre successivement à boire, à manger, à marcher, à remuer, à aller à droite ou à gauche, à mesurer de l’œil les distances, à savoir qu’on ne tient pas tout ce qu’on voit, à descendre, à monter, à nager, à pêcher, à dormir debout, à me contenter de peu et quelquefois de rien, etc., etc. Il suffira que je vous dise que chacune de ces études fut pour moi l’objet de peines sans nombre, de mésaventures fabuleuses, d’épreuves inouïes!

Et c’est ainsi qu’il m’arriva de passer les plus beaux jours de ma vie, faisant tout à la sueur de mon front, et petit à petit devenant gros et gras, et d’une belle force pour mon âge.

V

Que penses-tu des Pingouins, Dieu suprême? Que feras-tu d’eux au jour du jugement? A quoi as-tu songé quand tu as promis la résurrection des corps?

Importait-il donc à ta gloire de créer un oiseau sans plumes, un poisson sans nageoires, un bipède sans pieds?

«Si c’est là vivre, me suis-je écrié bien souvent, je demande à rentrer dans mon œuf.»

Un jour qu’à force de méditer j’avais fini par m’endormir, il me sembla que j’entendais pendant mon sommeil un bruit qui n’était ni celui des vagues, ni celui des vents, ni aucun autre bruit que je connusse.

«Réveille-toi donc, me disait intérieurement cette partie active de notre âme qui semble ne dormir jamais, et que je ne sais quelle puissance tient constamment éveillée en nous pour notre salut ou pour notre perte; réveille-toi donc, ce que tu verras en vaut bien la peine, et ta curiosité sera satisfaite.

—Assurément je ne me réveillerai pas, répondait tout en dormant cette autre excellente partie de nous-mêmes à laquelle nous devons de dormir en toute circonstance; je ne suis point curieuse, et ne veux rien voir. Je n’ai que trop vu déjà.»

Et comme l’autre insistait:

«J’aurais bien tort, en vérité, de secouer pour si peu ce bon sommeil, reprenait la dormeuse; d’ailleurs je n’entends rien; vous voulez me tromper, ce bruit n’est pas un bruit; je dors, je rêve, et voilà tout. Laissez-moi donc dormir. Y a-t-il rien au monde qui vaille mieux qu’un bon somme?»

Et comme, à vrai dire, je tenais à dormir, je m’y obstinais, fermant les yeux de mon mieux et me cramponnant au sommeil qui allait m’échapper, avec tous ces petits soins qu’ont de leur repos les vrais dormeurs, pendant même qu’ils s’y livrent.

Mais il était sans doute écrit que je devais me réveiller. Hélas! hélas! je me réveillai donc!

Que devins-je, moi qui m’étais cru la Bête la plus considérable, et même la seule Bête de la création (je m’étais bien trompé!), que devins-je en apercevant une demi-douzaine au moins de charmantes créatures vivant, parlant, volant, riant, chantant, caquetant, ayant des plumes, ayant des ailes, ayant des pieds, tout ce que j’avais enfin, mais tout cela dans un degré de perfection telle, que je ne doutai pas un instant que ce ne fussent des habitants d’un monde plus parfait, de la lune par exemple, ou même du soleil, qu’un caprice inconcevable avait poussés pour un instant sur mon rocher!

Comme elles avaient l’air fort occupé, et elles l’étaient en effet, car elles jouaient et mettaient à leur jeu beaucoup d’ardeur, faisant de leur corps tout ce qu’elles voulaient, rasant tour à tour la terre et l’eau de leurs ailes légères, avec une souplesse et une vivacité dont je ne songeai même pas à être jaloux, tant elles dépassaient tout ce que j’aurais osé imaginer, elles ne me virent pas d’abord, et je restai coi dans le creux de mon rocher, jusqu’à ce qu’enfin, entraîné tout à la fois et par l’ardeur de mon âge, et surtout par cet élan irrésistible qui pousse tout ce qui vit vers le beau, lequel, j’ai pu le voir plus tard, est le vrai roi de la terre, je m’élançai éperdu au milieu d’elles.

«Oiseaux célestes! m’écriai-je, fées de l’air! déesses! Et comme j’avais beaucoup couru pour arriver jusqu’à elles et fait de violents efforts, pour courir sans tomber, il me fut impossible de dire un mot de plus, et force me fut de rester court.

—Un Pingouin! s’écria une des joueuses.

—Un Pingouin!» répéta toute la bande.

Et comme elles se mirent toutes à rire en me regardant, j’en conclus qu’elles n’étaient pas fâchées de me voir.

«Les aimables personnes!» pensais-je; et, le courage m’étant revenu, je les saluai avec respect, et prononçai alors le plus long discours que j’eusse encore prononcé de ma vie:

«Mesdemoiselles, leur dis-je, je viens de naître, j’ai laissé là-haut ma coquille, et comme j’ai vécu seul jusqu’à présent, je me vois avec plaisir en aussi belle compagnie; vous jouez: voulez-vous que je joue avec vous?

—Pingouin, mon ami, me dit celle qui me parut être la reine de la bande, et que je sus plus tard être une Mouette Rieuse, tu ne sais pas ce que tu demandes, mais tu vas le savoir; il ne sera pas dit qu’un aussi éloquent petit Pingouin aura essuyé de nous un refus. Tu veux jouer, joue donc, me dit-elle; et, cela dit, elle me poussa de l’aile au milieu de ses amies, une autre en fit autant, et puis une autre, et chacune me poussant, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, je jouai alors!!!

—Je ne veux plus jouer, dis-je dès qu’il me fut possible de prononcer un mot.

—Fi! le mauvais joueur!» s’écrièrent-elles toutes à la fois.

Et le jeu recommença, jusqu’à ce qu’enfin, épuisé, humilié, désespéré, je roulai par terre.

«Vous que je respectais! leur dis-je, vous que j’aimais! vous que j’adorais! vous que je trouvais superbes!...»

Et ce que je souffrais, comment le dire?

Celle-là même qui m’avait appelé Pingouin mon ami, et qui néanmoins m’avait le plus maltraité, me voyant tout penaud, se reprocha sa conduite:

«Pardonne-nous, mon pauvre Pingouin, me dit-elle; nous sommes des Mouettes, des Mouettes Rieuses, et ce n’est pas notre faute si nous ne valons rien, car nous ne sommes peut-être pas faites pour être bonnes.»

Et en me parlant ainsi, elle vint à moi d’un air si bon, que, quoi qu’elle m’en eût dit, je crus voir en elle la beauté et la bonté parfaites, et j’oubliai ses torts.

Mais la pitié n’est souvent qu’un remords de la dureté, et ce que j’avais pris pour un commencement d’affection n’était que le regret d’avoir mal fait. Aussi, dès qu’elle me vit consolé, s’envola-t-elle avec ses compagnes.

Ce brusque départ me surprit à un tel point, qu’il me fut impossible de trouver un geste ou une parole pour l’empêcher, et je recommençai à être seul.

C’est-à-dire que chaque jour triste avait son plus triste lendemain, car dès lors la solitude me devint insupportable.

VI

Pour tout dire, j’étais fou, car j’étais amoureux, et c’est tout un; je ne me pardonnais pas de n’avoir rien fait, pour la retenir, que souffrir!

«Il s’agissait bien de souffrir, me disais-je; tu n’es qu’un sot, il fallait te faire aimer... Mais faites-vous donc aimer, vous tous et vous toutes qu’on n’aime pas!»

Et les reproches que je me faisais étaient si vifs, et je sentais si bien que je ne les méritais que trop, que je fus je ne sais combien de temps à me remettre en paix avec moi-même.

J’avais tant de chagrin que je ne pouvais plus ni boire ni manger; je restais des jours entiers et des nuits entières à la même place et dans la même position, n’osant bouger ni respirer, parce qu’il me semblait que, s’il ne se faisait aucun bruit, l’ingrate que j’aimais pourrait peut-être bien revenir.

Quelquefois je fermais les yeux et les tenais fermés le plus longtemps possible.

«Peut-être, quand je les rouvrirai, sera-t-elle là, me disais-je; n’est-ce pas ainsi qu’elle m’apparut une première fois?»

Où j’étais encore le moins mal, c’était sur le bord de la mer; je trouve que nulle part on n’est aussi bien que là pour être très-triste.

Cette eau sans fin, au bout de laquelle il semble qu’il n’y ait rien, ne ressemble-t-elle pas, en effet, à ces douleurs dont on n’aperçoit pas le terme?

Je ne me lassais pas de regarder au loin, demandant à l’horizon ce que l’horizon m’avait emporté, et fixant dans l’espace le point où je l’avais vue disparaître.

«Reviens, m’écriais-je, car je t’aime!»

Et j’étais si fort persuadé que, quelle que soit la distance, ce qu’on demande ainsi doit être exaucé, que quand je voyais qu’elle ne revenait pas, et qu’elle ne reviendrait pas, je tombais à la renverse, et ne me relevais que pour l’appeler encore.

VII

«Je n’y puis plus tenir!» me dis-je un jour, et je me jetai à la mer.

VIII

Malheureusement je savais nager, de façon que mon histoire ne finit pas là.

IX

Quand je revins sur l’eau, on revient toujours une ou deux fois sur l’eau avant de se noyer définitivement, cédant à ma passion pour les monologues, je me laissai aller à me demander si j’avais bien le droit de disposer de ma vie, si le monde n’en irait pas plus mal quand il y aurait un Pingouin de moins dans la nature, si je trouverais mon ingrate au fond des eaux (parmi les perles), ou si, ne l’y trouvant pas, j’y trouverais au moins quelques compensations, etc., etc., etc., etc.

De sorte que le monologue fut très-long, et que j’eus le temps de faire sept cents lieues en allant toujours tout droit avant d’avoir pris aucun parti.

De temps en temps, de centaine de lieues en centaine de lieues, par exemple, il m’était bien arrivé, un peu pour l’acquit de ma conscience, je l’avoue, de m’abîmer de quelques pieds sous les flots, dans la louable intention d’aller tout au fond pour y rester; mais, pour une raison ou pour une autre, je me retrouvais bientôt à la surface, et, je dois le dire, après chaque nouvelle tentative, l’air me paraissait toujours meilleur à respirer.

Je venais de manquer mon septième ou huitième suicide, et j’étais bien décidé à en rester là et à vivre, puisque enfin je paraissais y tenir, quand, en revoyant la lumière, je trouvai tout d’un coup à mes côtés un Oiseau dont l’air simple, naïf et sensé me gagna le cœur tout d’abord.

«Qu’avez-vous donc été faire là-dessous, monsieur le Pingouin?» me dit-il en me faisant un beau salut.

Comme la question ne laissait pas que d’être embarrassante, je lui fis signe que je n’en savais rien.

«Et où allez-vous? ajouta-t-il.

—Je ne le sais pas davantage, lui répondis-je.

—Eh bien, alors, allons ensemble.»

J’acceptai bien volontiers; car, à vrai dire, j’en avais par-dessus la tête d’être seul.

Chemin faisant, je lui racontai mes malheurs, qu’il écouta avec beaucoup d’attention et sans m’interrompre.

Quand j’eus fini, il me demanda ce que je comptais faire; je lui dis alors que j’avais une demi-envie de courir après celle que j’aimais.

«Tant que vous courrez, cela ira bien, me répondit-il, car en amour mieux vaut poursuivre que tenir; mais s’il vous arrive de trouver celle que vous cherchez, vos misères recommenceront.»

Et, comme j’avais l’air surpris de cette singulière assertion:

«Comment voulez-vous qu’une Mouette vous aime? reprit-il; les Mouettes s’aiment entre elles, comme les Pingouins doivent s’aimer entre eux. Quelle idée vous a pris, à vous qui êtes un Oiseau plein d’embonpoint, d’aimer une de ces vivantes bouffées de plumes qui ne peuvent pas rester en place, et que le diable et le vent emportent toujours?

—Ma foi! m’écriai-je, si je sais quelque chose, ce n’est pas comment vient l’amour. Quant au mien, il m’est venu, ou plutôt il m’est tombé du ciel, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire.

—Du ciel! s’écria à son tour mon compagnon de route. Voilà bien le langage des amoureux! A les en croire, le ciel serait toujours de moitié dans leurs affaires.

—Vous m’avez l’air bien revenu de tout, lui dis-je, monsieur; que vous est-il donc arrivé? Est-ce que vous êtes malheureux?»

Mon nouvel ami ne répondit à ma question que par un sourire assez triste; il se trouvait là un rocher que la marée basse avait laissé à découvert, il y grimpa après m’avoir témoigné qu’il serait bien aise de se reposer un peu, et je fis comme lui.

Et comme il se taisait, je me tus aussi, me contentant de l’examiner en silence. Il avait l’air extrêmement préoccupé, et, par discrétion, je me tins à l’écart.

Au bout de quelques minutes il fit un mouvement, et je crus pouvoir me rapprocher de lui.

«A quoi pensez-vous? lui demandai-je.

—A rien, me répondit-il.

—Mais enfin qui donc êtes-vous, lui dis-je, Oiseau qui parlez et qui vous taisez comme un sage?

—Je suis, me répondit-il, de la famille des Palmipèdes totipalmes; mais de mon nom particulier on m’appelle Fou.

—Vous, Fou? m’écriai-je; allons donc!

—Mais oui, Fou, reprit-il. On nous appelle ainsi parce qu’étant forts nous ne sommes pas méchants, et, à un certain point de vue qui n’est pas le bon, on a raison.»

O justice!

X

«Mais ce n’est pas de moi qu’il s’agit, me dit cet Oiseau véritablement sublime, parlons de vous. Il y a de par le monde, et pas bien loin d’ici, une île qu’on appelle l’île des Pingouins. Cette île est habitée par des Oiseaux de votre espèce, des Pingouins, des Manchots, des Macareux, tous Brachyptères comme vous; c’est là qu’il faut aller, mon ami. Dans cette île, vous ne serez pas plus laid qu’un autre, et il se peut même que relativement on vous y trouve très-beau.

—Mais je suis donc laid? lui dis-je.

—Oui, me répondit-il. Votre Mouette avec son élégant manteau bleu couleur du temps, son corps blanc comme neige et sa preste allure, vous paraissait-elle jolie?

—Une Fée! c’était une Fée! une perfection!

—Eh bien, me répondit-il, lui ressemblez-vous?

L’île des Pingouins.

—Partons! m’écriai-je. Avec vous, ô le plus sage des Fous, j’irais au bout du monde.»

XI

Comment il se fit que, tout en cinglant vers l’île des Pingouins, nous nous trouvâmes, après des fatigues de tout genre, en vue d’une île qui n’était pas celle que nous cherchions, voilà ce qui n’étonnera que ceux qui ne se sont jamais trompés de chemin.

Comment il se fit encore qu’après être partis avec des vents favorables et par un temps superbe nous rencontrâmes sur notre route une grosse tempête, voilà ce qui n’étonnera personne non plus, si ce n’est pourtant ceux qui ne sont jamais sortis de leur coquille.

Du reste, tant que dura la tempête, qui fut horrible, cela alla bien. Soit que nous fussions au fond ou au-dessus de l’abîme, le calme de mon mentor ne se démentit point.

«O maître, lui dis-je quand la colère des flots fut apaisée, qui donc vous a appris à vivre tranquillement au milieu des orages?

—Quand on n’a rien à perdre, on n’a rien à sauver, et partant rien à craindre, me répondit mon compagnon de voyage en souriant une fois encore de ce triste sourire que je lui avais déjà vu.

—Mais nous pouvions mille fois perdre la vie! m’écriai-je.

—Bah! reprit-il, il faut bien mourir; qu’importe donc comment on meurt... pourvu qu’on meure!» ajouta-t-il après un moment de silence, mais tout bas et comme quelqu’un qui se parlerait à lui-même et oublierait qu’on peut l’entendre.

«Assurément, pensai-je, mon bon ami a dans le fond du cœur un grand chagrin qu’il me cache;» et j’allais, au risque d’être indiscret, le supplier de me raconter ses peines comme je lui avais raconté les miennes, et de se plaindre un peu à son tour, quand, reprenant tout d’un coup la conversation où il l’avait laissée:

«Tiendriez-vous donc maintenant à la vie, me dit-il, vous qui tout à l’heure encore pensiez à vous l’ôter?

—Hélas! lui dis-je, monsieur, j’en conviens, depuis que vous m’avez fait espérer qu’il pouvait y avoir un coin de terre où l’on ne me rirait pas au nez en me regardant, le courage m’est revenu, et je crois bien que je ne serais pas fâché de vivre encore un peu, ne fût-ce que par curiosité. Ai-je tort?

—Mon Dieu non,» me répondit-il.

XII

L’île Heureuse.

«Parbleu! s’écria mon guide quand nous eûmes mis pied à terre et que nous nous fûmes un peu secoués pour nous sécher, c’est inouï comme on vient quelquefois à bout de reculer sans faire un seul pas en arrière! voilà un coin de terre qui devrait être à cinq cents lieues derrière nous.»

Et comme je lui demandais où nous étions:

«Cette île est l’île Heureuse, reprit-il; son nom ne se trouve, que je sache, sur aucune carte, et elle n’est guère connue; mais en somme elle mérite de l’être, et pour un Pingouin de votre âge, un séjour de quelques heures dans ce pays peut n’être pas sans profit. Si donc vous le voulez, nous irons plus avant dans les terres.

—Si je le veux!» m’écriai-je.

Et déjà je baisais avec transport l’île fortunée qui avait pu mériter un si beau nom.

«Là, là, calmez-vous, me dit mon guide; ceci n’est encore ni le Pérou, ni le paradis des Pingouins; vous laisserez-vous donc toujours prendre à l’étiquette du sac?

«L’île Heureuse n’a été ainsi nommée que parce que ses habitants apportent tous en naissant une si furieuse envie d’être heureux, que leur vie tout entière se passe à essayer de satisfaire cette envie; si bien qu’ils se donnent plus de mal pour atteindre leur chimère qu’il ne saurait leur en coûter jamais pour être tout bonnement malheureux comme doit l’être et comme consent à l’être toute créature qui a tant soit peu d’expérience et de sens commun.

«Ces dignes insulaires ne peuvent pas se persuader qu’il est bon que dans le monde il y ait toujours quelque chose qui aille de travers, que le bien de tous se compose du mal de chacun, que, quoi qu’on fasse, on n’est jamais heureux qu’à ses propres dépens, et qu’enfin, s’il y a des heures heureuses, il n’y a pas de jours heureux.

«Comment, diable, des Animaux bien constitués, au moins en apparence, peuvent-ils s’imaginer qu’il y a place pour ce qu’il leur plaît d’appeler le bonheur entre le commencement et la fin d’une chose aussi facile à troubler que la vie?

«En vérité, tous ces braves gens qui, avec les meilleures intentions du monde, suent sang et eau pour ne rien faire, ne feraient-ils pas mieux de demeurer tranquilles en leur peau, comme l’a dit un sage?

«J’ai entendu dire qu’après avoir essayé sans succès des différentes recettes pour être heureux, qui étaient depuis longtemps connues et éventées, ils viennent, avec les débris des plus anciennes, d’en fabriquer une toute nouvelle.

«Et d’abord il a été convenu entre eux qu’on ne fait rien et qu’on n’a jamais rien fait que dans un intérêt tout personnel, et qu’en cela on a eu et on a raison.

«Dès lors l’amitié, les bons offices, le dévouement, le sacrifice, la reconnaissance, la vertu, le devoir et tout ce qui s’ensuit, comme la volonté, la liberté et la responsabilité, sont devenus des mots et des choses parfaitement inutiles partout ailleurs que dans le dictionnaire, et même dans le dictionnaire qu’il faudra refaire comme tout le reste et remplir de mots nouveaux qui auront sur ceux qu’ils auront remplacés l’avantage d’exprimer les mêmes idées avec beaucoup moins de clarté, de précision et d’élégance.

«Tout doit se faire pour le plaisir qu’on y trouve, et rien ne se doit faire de ce qu’on ferait sans une joie très-vive.

«Le travail sans fruit, c’est-à-dire le sang et l’eau répandus en vain sur une terre ingrate et pour des ingrats, ce travail-là, au moyen d’un certain mécanisme social, deviendra attrayant, et au besoin on ne manquerait pas de bras qui seraient trop heureux d’avoir à remplir le tonneau des Danaïdes ou à vider passionnellement les écuries d’Augias et autres écuries.

«Mais que dis-je? il n’y aura point de travail sans fruit, point d’effort inutile; aussi chacun deviendra-t-il si riche que ce qui lui manquera, ce sera l’appétit, et encore trouvera-t-on infailliblement le moyen de manger cinq ou six fois plus qu’on ne mange aujourd’hui.

«On restera jusqu’à un certain point libre de se dévouer, mais personne ne vous en saura gré, et il sera dit, par exemple, qu’un tel, en se tuant pour sauver la vie de son ami ou même celle de son ennemi, a cédé à un goût particulier qu’il a satisfait et à un simple mouvement d’égoïsme qu’il ne serait peut-être pas trop bon d’encourager.

«Il avait été écrit quelque part: «Aimez-vous les uns les autres;» ils ont écrit: «Aimez-vous vous-même!»

«Et de cet amour égoïste, et de ce bonheur solitaire, et de cette note unique que vous jouerez, vous unité, et sans vous soucier de l’ensemble, dans le grand concert de la nature, résultera le bonheur commun, l’harmonie universelle.

«Leur recette guérit tout.

«Plus de maladies de l’âme; plus de passions mauvaises, contradictoires, ennemies, plus de guerres non plus (si ce n’est toutefois entre les petits pâtés et les vol-au-vent); adieu enfin le cortége des petites et des grandes misères de la vie.

«On viendra au monde en chantant: Amis, la matinée est belle, ou bien: Ah! quel plaisir d’être phalanstérien! et non en criant et en se lamentant comme cela s’est pratiqué à tort jusqu’à présent.

«On vivra sans souffrir, et après une vie heureuse on quittera le bonheur lui-même sans regrets; en un mot, on en viendra à mourir pour son plaisir.

«Sans quoi on ne mourrait plutôt pas.

«Nous allons voir quel peut être le résultat de ce nouveau spécifique.

«Voici là-bas une grande maison qui n’est pas trop belle, et dans laquelle ces nouveaux apôtres du bonheur sur la terre se livrent à leurs jeux innocents.

«Allons-y; peut-être en aurons-nous pour notre argent.»

Sur la porte on lisait:

PHALANSTÈRE

PREMIER CANTON D’ESSAI.—ASSOCIATION DE BAS DEGRÉ

(HARMONIE HONGRÉE.)

C’est-à-dire, en langage vulgaire: Nous sommes ici quatre cents tous heureux.

Un immense avantage en éducation harmonienne, c’est de neutraliser l’influence des parents, qui ne peut que retarder et pervertir l’enfant[4].

Dans une des salles d’entrée nous vîmes d’abord d’excellentes petites mères qui refusaient de couver leurs œufs.

«C’est déjà bien assez, s’écriaient-elles, qu’on soit obligé de les pondre soi-même!»

Après quoi elles s’en allaient modestement chercher et rejoindre dans les jardins, au beau milieu des groupes des choutistes, des ravistes et autres amis des légumes, leurs préférés amovibles ou amoureux.

Ou bien encore, si, tant bien que mal, les pauvres petits étaient éclos:

«Je vous ai pondus, et, qui plus est, je vous ai couvés, disaient-elles à leurs nouveau-nés; que d’autres vous nourrissent. Nous viendrons vous gâter plus tard si nous y pensons.»

Et vous croyez peut-être que les œufs et les petits restaient là?

Pas du tout.

Comme il a été reconnu que dans le système d’association composée les vrais pères et les vraies mères, ceux et celles que donnent la loi de la nature, la logique du cœur et le bon Dieu, ne valent pas le diable, l’association ne manque pas de leur substituer des individus qui, pour n’être que des pères adoptifs, n’en sont évidemment que meilleurs, puisqu’ils n’ont eu aucune raison pour le devenir.

De temps en temps arrivaient à quatre pattes de vieux patriarches et de bonnes mères nourrices qui s’emparaient des orphelins et s’en allaient leur donner gratis la becquée et les préparer à l’harmonie, chacun selon son degré d’âge ou de caractère, dans les salles destinées aux hauts poupons, mi-poupons, bas poupons et autres.

Un Nilgaud sibyllin nous apprit que les patriarches et les bonnes mères nourrices étaient d’excellents Renards et des Fouines compatissantes, voire même de vieilles Couleuvres, dont l’attraction pour les œufs éclos et à éclore était incontestable.

Un peu plus loin les Loups dévoraient des Agneaux, lesquels, pour que les pauvres Loups ne mourussent pas de faim, se laissaient croquer à belles dents.

Quelques-uns même, qui n’étaient pas mangés encore, semblaient attendre leur tour avec impatience.

«Quoi! leur dis-je, seriez-vous vraiment pressés d’être dévorés, et est-ce bien pour votre plaisir que vous attendez une pareille mort?

—Pourquoi non? me répondit un charmant petit Agneau, c’est une attraction comme une autre; s’il plaît à ceux-ci de vivre, il faut bien qu’il nous plaise de mourir.

—. . . . . Le ciel permit aux Loups
D’en croquer quelques-uns...»

me dit un Singe qui avait entendu ma question.

«Ils les croquèrent tous,»

ajouta en riant dans sa barbe, et en trempant sa mouillette dans un œuf auquel il était supposé servir de père, un des Renards nourriciers que j’avais vus dans la première salle.

Mais où je vis le plus distinctement tout le parti qu’on pouvait tirer de la nouvelle doctrine, ce fut dans un séristère ou étable principale qui se trouvait au centre.

Les bonnes mères nourrices étaient de vieilles Couleuvres.

Sur un des panneaux de la porte on lisait:

SALLE D’ÉTUDE.—TRAVAIL ATTRAYANT.

L’assemblée était nombreuse, les travailleurs étaient couchés les uns sur les autres, les plus gros sur les plus petits, comme de juste.

Il y avait là des Sangliers civilisés qui ne manquaient pas de se coucher sur le dos quand ils étaient fatigués d’être sur le ventre, des Bœufs qui avaient abandonné leur charrue, et des Chameaux qui essayaient de faire porter leurs bosses à leurs voisins, lesquels auraient désiré sans doute que les bosses fussent plates, si en pleine phalange un phalanstérien pouvait avoir quelque chose d’impossible à désirer.

Ceux qui ne dormaient pas bâillaient ou allaient bâiller, ou avaient bâillé, et tous semblaient s’ennuyer profondément.

Au centre était assis un Singe, qui, tenant un de ses genoux dans ses mains, la tête un peu penchée en arrière, semblait absorbé dans ses réflexions et penser pour les autres, bien qu’à vrai dire il s’en souciât fort peu.

«Monsieur, lui dis-je, ces gens si tristes sont-ils vraiment heureux?

—J’ai bien peur que non, me répondit-il, quoiqu’ils n’aient rien de mieux à faire. Quant à moi, continua-t-il, je suis bien mal sur ce tabouret; si je n’étais pas chef de phalange, je me coucherais comme les autres.»

En nous en allant, nous passâmes devant la boutique d’un maréchal ferrant qui, comme tous ses confrères, s’était fait cordonnier et vendait aux chevaux qui avaient les pieds sensibles des escarpins, des brodequins et des pantoufles en tapisserie.

«Ma foi, dis-je à mon compagnon de route, j’en ai assez de l’île Heureuse et de cette promenade en harmonie. Ce serait à dégoûter du bonheur, si c’était là le bonheur.

—Quand les partisans de ce nouveau système n’auront plus rien à manger et à faire manger à leur système, j’espère bien qu’à moins qu’ils ne se mangent les uns les autres ils en viendront à...»

Je ne pus achever tant ce que je vis m’étonna.

Mon guide, que j’avais pu croire au-dessus de toute émotion, comme l’Oiseau dont parle le poëte: Impavidum ferient ruinæ; mon guide, jusque-là impassible, s’étant arrêté pour se désaltérer sur le bord d’une petite rivière, s’était mis tout à coup à donner les signes du plus violent désespoir.

«Que je suis malheureux! s’écriait-il; que je suis malheureux!»

Et il poussait de si profonds soupirs, que je courus à lui les larmes aux yeux.

«Pour Dieu! qu’avez-vous, mon bien cher ami? lui dis-je.

—Ce que j’ai? me répondit-il; et il me montrait sur l’autre rive un groupe de Canards musqués qui barbotaient avec beaucoup de fatuité autour d’une des plus belles Oies frisées que j’aie vues de ma vie. Ce que j’ai?... Je n’ai rien, sinon que j’ai aimé comme un fou cette dame que tu aperçois là-bas, et elle m’aimait aussi!!! mais hélas! un jour elle disparut. Jusqu’à présent j’avais eu le bonheur de la croire morte, et n’avais cessé de la pleurer; aussi n’ai-je pas été maître de mon émotion en la retrouvant ici dans cette sotte île, et en la voyant prodiguer ses faveurs à ces petits imbéciles de Canards musqués qui l’entourent.

—Consolez-vous, lui dis-je, ou du moins cherchez à vous consoler.

—Chercher à se consoler, me répondit-il en relevant la tête, c’est n’avoir point la patience d’attendre l’indifférence. On ne se console pas, on oublie. J’oublierai.»

Et s’étant couvert de ses ailes comme d’un sombre nuage, il se dirigea vers la mer, où nous arrivâmes sans qu’il eût prononcé un seul mot ni jeté un regard en arrière.

«Amour redoutable, pensai-je, faut-il donc croire tout le mal qu’on dit de toi? Comment cette Oie frisée a-t-elle pu tromper ce bon Oiseau? Qui m’assure que celle que j’aime?...»

Mais à quoi bon vous dire cela, cher lecteur?

XIII

L’île des Pingouins.

Deux jours après nous étions enfin dans l’île des Pingouins.

«Que veut dire ceci? dis-je en apercevant deux ou trois cents individus de mon espèce qui étaient rangés sur la côte et comme en bataille; est-ce pour nous faire honneur ou pour nous mal recevoir que ces Oiseaux, mes frères, bordent ainsi le rivage?

Le roi des Pingouins.

—Sois tranquille, me répondit mon ami, ces Pingouins, tes semblables, sont là pour ne rien faire, et nous n’avons rien à craindre. Ils ont, comme tant d’autres, l’habitude de se rassembler sans but, et ne font guère autre chose, tant que dure le jour, que de rester plantés les uns à côté des autres comme des piquets. Cela ne fait de mal à personne, et cela leur suffit.»

On nous reçut avec beaucoup de bonhomie, et les premiers que nous rencontrâmes nous conduisirent, avec toutes sortes de prévenances, vers un vieux Manchot, qu’ils nous dirent être le roi de l’île, et qui l’était en effet; ce qui ne nous étonna pas quand nous le vîmes, car c’était le plus gros Manchot qu’on pût voir, et nous ne pûmes nous empêcher de l’admirer.

Ce bon roi était assis sur une pierre qui lui servait de trône, et entouré de ses sujets, qui avaient tous l’air d’être au mieux avec lui.

«Illustres étrangers, s’écria-t-il du plus loin qu’il nous aperçut, vous êtes les bienvenus, et je suis enchanté de faire votre connaissance!»

Et comme la foule qui l’entourait nous empêchait d’arriver jusqu’à sa personne:

«Çà, dit-il, mes enfants, rangez-vous donc un peu pour laisser passer ces messieurs.»

Aussitôt les Dames se mirent à sa gauche, et les Pingouins à sa droite.

Puis, s’étant excusé de ce qu’il ne se dérangeait point, sur l’extrême difficulté qu’il éprouvait à marcher, ce bon Monarque nous fit signe d’approcher.

«Messieurs les étrangers, nous dit-il, faites ici comme chez vous, et si vous vous y trouvez bien, restez-y. Dieu merci, il y a de la place pour tout le monde dans mon petit royaume.»

Nous lui répondîmes qu’il était bien bon et que son petit royaume nous paraissait très-grand, ce qui le mit tout à fait en bonne humeur.

Cet excellent roi nous demanda alors d’où nous venions, et dès qu’il sut que nous avions beaucoup voyagé, il nous fit raconter l’histoire de nos voyages, qu’il écouta avec tant de plaisir, que lorsqu’il croyait que nous allions nous arrêter, il nous criait: «Encore!» ce qui nous redonnait beaucoup de courage.

Lorsque ce fut pour de bon fini, n’y pouvant plus tenir, il jeta par-dessus sa tête l’antique bonnet phrygien qui, de temps immémorial, servait de couronne aux rois de ce pays; il jeta aussi la marotte, symbole de sagesse qui lui tenait lieu de sceptre, ainsi que l’œuf vide qui, dans sa main, figurait l’univers, et, s’étant ainsi débarrassé, il nous ouvrit ses bras en nous disant:

«Embrassez-moi; vous êtes d’honnêtes Oiseaux que j’aime; et, s’il vous plaît, nous ne nous quitterons plus.

—Ma foi, Sire, lui dis-je, je crois que nous aurions tort de vous refuser; si donc mon ami pense comme moi, nous resterons.

—Qu’en dites-vous, monsieur le Fou? c’est à vous de parler. Regardez cette île, et si, parmi ces rochers qui dominent la mer, il y en a un qui vous convienne, il est à vous.

—Sire, répondit mon ami, des rois comme vous et des royaumes comme le vôtre sont très-rares, et je ne demande pas mieux que de vivre et de mourir chez vous.

—Bien dit, s’écria le roi; d’ailleurs, cher monsieur, ajouta-t-il, vous ne serez pas le seul Fou dans cette île, et vous savez... plus on est de fous, plus...»

Et comme la plaisanterie fut très-goûtée:

«Mes enfants, dit le prince au comble du bonheur, ces messieurs sont des nôtres, traitez-les bien.»

Chacun se mit alors à crier:

«Vive le roi! vive le roi!»

Et, ma foi! nous criâmes comme les autres, et plus fort que les autres:

«Vive le roi!»

Après quoi:

«Quant à vous, ajouta ce grand monarque, en s’adressant plus particulièrement à moi, ce n’est pas tout. J’ai une idée! êtes-vous marié?

—Sire, lui répondis-je, je suis garçon.

—Il est garçon! dit Sa Majesté en se retournant du côté des Dames; garçon!!!

—Lui garçon! s’écrièrent-elles toutes aussitôt; c’est un péché, il faut le marier.

—Vous l’avez dit, s’écria le roi en riant de tout son cœur, et j’étais sûr que vous le diriez!

—Mais, Sire, m’écriai-je, voyant enfin, mais trop tard, où il voulait en venir, mon cœur est...

—Ta, ta, ta, chansons; taisez-vous, me dit-il; votre cœur est bon, et vous ne me refuserez pas d’être mon gendre; je n’ai point de fils, vous m’en servirez, vous me succéderez, et je mourrai content. Qu’on aille bien vite me chercher la princesse!» ajouta-t-il.

Je m’attendais si peu à cette proposition, que je restai muet d’étonnement.

«Qui ne dit mot consent!» s’écria le roi.

Et je n’avais pas encore eu le temps de prendre un parti, que déjà la princesse, à laquelle on avait dit de quoi il s’agissait, était arrivée, toujours courant, de façon que, quand je levai les yeux sur elle, je rencontrai les siens, qui, hélas! ne me parurent point cruels.

«Regardez-la donc, me disait celui qui voulait devenir mon beau-père, et regardez-la bien. N’êtes-vous pas ravi? n’êtes-vous pas trop heureux? ne la trouvez-vous pas jolie?

—Bonté divine! pensai-je, elle jolie! elle qui me ressemble comme deux gouttes d’eau se ressemblent!

—Et si vous saviez quelle bonne fille cela fait, et quelle bonne grosse femme vous aurez là! disait le pauvre père en jetant sur la jeune princesse des regards attendris. Sans compter, ajouta-t-il, que pas une de mes sujettes n’a les pieds plus larges, la taille plus épaisse, les yeux plus petits, le bec plus jaune. Et sa robe, disait-il encore, n’est-elle pas superbe? et ses petits bras ne sont-ils pas aussi courts qu’on peut le désirer? et cette espèce de palatine qui s’arrondit gracieusement sur son dos, en avez-vous vu de plus belle?

—Hélas! dis-je tout bas à mon ami, il y a des siècles que les palatines sont passées de mode!

—Tu auras le meilleur beau-père qu’on puisse voir, me répondit-il.

—Mais ce n’est pas lui qui sera ma femme! lui dis-je.

—Le mariage est le meilleur des maux, reprit-il; si ce n’est déjà fait, oublie ta Mouette.

—Hélas! pensais-je, le souvenir nous tue; mais qui de nous voudrait oublier?»

Pendant ce temps-là:

«A quand la noce? disaient les jeunes gens.

—Cela fera un beau couple, disaient les vieillards.

—Et ils auront beaucoup d’enfants, ajoutaient les commères.

—Il n’est pas malheureux! disaient les jaloux. Pour un Pingouin de rien, né on ne sait où et d’un œuf inconnu, une princesse! je crois bien qu’il accepte!

—Mariez-vous! mariez-vous! mariez-vous!» me disait-on de tous côtés.

Je me mariai donc.

Le beau-père fit tous les frais de la noce: car, en Pingouinie, les rois ont, comme les plus pauvres de leurs sujets, de quoi marier et doter convenablement leurs filles.

Et voilà comment je devins fils de roi, et voilà comment on fait de sots mariages; et c’est ainsi que tous mes tourments finirent par un malheur: car ma femme se trouva n’être pas trop bonne, et je ne fus guère heureux.

Aussi n’oubliai-je rien.

XIV

Je pourrais en rester là; mais, puisque j’en ai tant dit, j’irai jusqu’au bout: car, aussi bien, j’ai encore un aveu à faire.

Je rêvai un jour que je revoyais celle que j’avais tant aimée, et qu’elle m’appelait.

Dans mon rêve je la revis si bien, ainsi que la place où je croyais la voir, que, quand je me réveillai, je me persuadai que si cette place existait quelque part, en cherchant bien je la trouverais.

Je résolus donc de partir, et après avoir fait quelques préparatifs et prétexté une mission diplomatique, je m’en allai laissant là ma femme et mes enfants, ce qui était fort mal.

Pendant deux ans tout au moins je courus le monde sans rien rencontrer de ce que je cherchais, et ne retirai aucun fruit de mes voyages, sinon que j’appris que les vagues de la Méditerranée sont plus courtes que celles de l’Océan, et qu’il y a sur ce globe sept fois plus de surface d’eau que de surface de terre, ce qui me donna, entre autres idées, une grande idée des poissons.

Mais tout d’un coup, et au moment où je commençais à désespérer, je retrouvai sur un banc de sable... et accroupie sur les restes immondes d’une Baleine échouée... et en compagnie d’un ignoble Cormoran, le plus lâche des Oiseaux de mer, cette Mouette éthérée, cette beauté parfaite, cette Péri, cette sylphide, dont la séduisante image avait obsédé ma vie.

Et c’est ainsi que j’appris que tout ce qui brille n’est pas or, et qu’avant de donner son cœur on ne ferait pas mal d’y regarder à deux fois; que dis-je? à cent fois, dût-on finir par y voir toujours trop clair, et ne le donner jamais.

O mon premier amour! combien il m’en coûta de rougir de vous! Que devins-je quand je découvris que j’avais couru après un fantôme, que j’avais adoré un faux dieu, et que cette Mouette sans égale n’était qu’une Mouette de la pire espèce.

L’habitude du malheur finit par rendre ingénieux à s’en consoler.

«Tout est bien! m’écriai-je; mieux vaut la dure vérité que le plus doux mensonge.»

Et je mis à la voile pour l’île des Pingouins, bien résolu cette fois de n’en plus sortir et de devenir à la fois bon époux, bon père et bon prince.

XV

Dès mon arrivée, j’allai visiter notre peuple qui se portait fort bien, et mon beau-père, qui, Dieu merci! se portait encore mieux que notre peuple; et puis ensuite je me mis en quête de ma chère femme que je retrouvai avec mes deux enfants,—et... bénédiction céleste!... deux enfants de plus!

XVI

Ce que voyant, je m’en allai trouver mon ami le Fou.

Le roi, qui avait su l’apprécier, avait voulu faire de lui son premier ministre, mais mon ami s’en était excusé sur sa santé, qui était en effet fort délabrée.

Un médecin, qu’on avait consulté, avait même paru craindre que sa poitrine ne fût attaquée.

«Mon ami, lui dis-je, vous n’avez pas bonne mine, il faudrait vous soigner.

—Bah! dit-il, chaque heure nous blesse; heureusement, la dernière nous tue.»

Il demeurait sur un rocher qui surpassait tous les autres en hauteur; il y vivait très-retiré, ne voyant personne ou presque personne, «parce que, disait-il, quand on est seul, on est encore avec ceux qu’on aime.»

L’Oiseau Anonyme, le Silencieux et le Solitaire faisaient toute sa société.

«Décidément, lui dis-je après lui avoir conté ce qui venait de m’arriver, je ne suis pas heureux.

—Et pourquoi diable le seriez-vous? me dit-il; avez-vous mérité de l’être? Voyons, qu’avez-vous trouvé? que tirez-vous de votre sac? Montrez-moi votre trésor. Avez-vous assez couru? vous êtes-vous assez remué? Êtes-vous trop puni? Enfin, me disait-il, aucun but valait-il donc la peine de tant d’efforts?

—Vous aurez beau dire, m’écriai-je, je n’aurais pas été fâché d’être heureux, ne fût-ce qu’un peu, pour savoir ce que c’est que le bonheur.

—Mille diables! reprit-il avec une incroyable vivacité, quel maudit entêtement! Mais où avez-vous appris, Pingouin que vous êtes, qu’on pouvait être heureux? Est-ce qu’on est heureux?

«Pour l’être, il faudrait préférer les nuages au soleil,—la pluie au beau temps,—la douleur au plaisir,—avoir grande envie de rire ou mettre son bonheur à pleurer,—n’avoir rien et se trouver trop riche de moitié,—prendre que tout ce qui se fait est bien fait,—que tout ce qui se dit est bien dit,—croire aux balivernes et que les vessies sont des lanternes,—se persuader qu’on vit quand on rêve,—qu’on rêve quand on vit,—adorer des prestiges, des apparences, des ombres,—avoir un pont pour toutes les rivières,—se payer de belles paroles,—nier le diable au milieu des diableries,—tout savoir et ne rien apprendre,—bouleverser la mappemonde, et mettre enfin chaque chose à l’envers.

«D’ailleurs, ajouta-t-il après avoir toutefois repris haleine, si vous êtes malheureux, attendez, le temps détruit tout.»

J’attends donc!

Si vous êtes malheureux, lecteur, faites comme moi: tout prend fin, même cette histoire.

P. J. Stahl.

DERNIÈRES PAROLES D’UN ÉPHÉMÈRE.

C’était l’opinion des savants philosophes de notre race qui ont vécu et fleuri longtemps avant le présent âge, que ce vaste monde ne pourrait pas subsister plus de dix-huit heures; et je pense que cette opinion n’était pas sans fondement, puisque par le mouvement apparent du grand luminaire qui donne la vie à toute la nature, et qui de mon temps a considérablement décliné vers l’océan qui borne cette terre, il faut qu’il termine son cours à cette époque, s’éteigne dans les eaux qui nous environnent, et livre le monde à des glaces et à des ténèbres qui amèneront nécessairement une mort et une destruction universelles. J’ai vécu sept heures dans ces dix-huit; c’est un grand âge; ce n’est pas moins de quatre cent vingt minutes; combien peu entre nous parviennent aussi loin! J’ai vu des générations naître, fleurir et disparaître. Mes amis présents sont les enfants et les petits-enfants des amis de ma jeunesse, qui, hélas! ne sont plus, et je dois bientôt les suivre; car, pour le cours ordinaire de la nature, je ne puis m’attendre, quoique en bonne santé, à vivre encore plus de sept à huit minutes. Que me servent à présent tous mes travaux, toutes mes fatigues, pour faire sur cette feuille une provision de miellée que pendant tout le reste de ma vie je ne pourrai consommer? Que me servent les débats politiques dans lesquels je me suis engagé pour l’avantage de mes compatriotes, habitants de ce buisson? Que me servent mes recherches philosophiques consacrées au bien de notre espèce en général? En politique, que peuvent les lois sans les mœurs? Le cours des minutes rendra la génération présente des éphémères aussi corrompue que celle des buissons plus anciens, et par conséquent, aussi malheureuse. Et en philosophie, que nos progrès sont lents! Hélas! l’art est long et la vie est courte. Mes amis voudraient me consoler par l’idée d’un nom qu’ils disent que je laisserai après moi. Ils disent que j’ai assez vécu pour ma gloire et pour la nature; mais que sert la renommée pour un éphémère qui n’existe plus? Et l’histoire, que deviendra-t-elle, lorsqu’à la dix-huitième heure le monde tout entier sera arrivé à sa fin pour n’être plus qu’un amas de ruines?

Pour moi, après tant de recherches actives, il ne me reste de bien réel que la satisfaction d’avoir passé ma vie dans l’intention d’être utile, la conversation aimable de quelques bonnes dames éphémères, et l’espérance de vivre encore quelques secondes dans leur souvenir, lorsque je ne serai plus.

Benjamin Franklin.


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