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Vie privée et publique des animaux

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DERNIER CHAPITRE


Où l’on voit que chez les Bêtes comme chez les Hommes les révolutions se suivent et se ressemblent.

Les Animaux s’étaient une fois encore rassemblés, et le bruit était tel, qu’on aurait voulu être sourd.

«Mais enfin de quoi vous plaignez-vous? disait le Renard à la foule.

—Si je le savais, répondait la foule, me plaindrais-je?

—Nous n’en savons rien, dit une voix; mais si nous cherchions bien, nous trouverions.

—Cherchez, dit le Renard.

—Pourquoi diable avoir fait un livre? reprit alors la voix. Et quel livre! trop, et trop peu. Ne valait-il pas mieux faire tout de suite une révolution?

—Cela est bon à dire, repartit l’orateur; mais un livre se fait plus facilement qu’une révolution. D’ailleurs, en voulant faire une révolution, on ne fait souvent rien du tout, et quelquefois même au lieu d’avancer on recule. Cela s’est vu.

—Messieurs, dit la Fouine, venant au secours du Renard son compère, c’est à force de se tromper qu’on devient habile. Recommençons.

—Je l’aurais parié! s’écria l’Oiseau moqueur. De l’encre, toujours de l’encre! Un troisième volume, sans doute; et après un troisième, un quatrième, et ainsi de suite, jusqu’à huit, jusqu’à cent, jusqu’à ce que chacun en ait par-dessus la tête. Des paroles toujours et des actions jamais! Mais, ma chère, on se lasse de tout dans les temps où nous sommes, et surtout des bonnes choses. Une ligne de plus, et vous n’aurez d’abonnés que ceux auxquels vous enverrez votre livre gratis; encore ceux-là en viendront-ils à vous le refuser, peut-être.

—Bravo! s’écria-t-on de tous les côtés. Plus d’écritures! plus de paroles! A bas les bavards!»

Il n’y avait qu’un encrier dans la salle, cet encrier fut brisé.

«Il fait ici mauvais pour nous, dit la Fouine au Renard. Les peuples ont toujours lapidé leurs prophètes; prenons garde à nous, mon compère.»

Et d’un autre côté:

«Tout a été de mal en pis, disait le Bœuf.

—J’ai arrosé la terre de mes larmes, bramait le Cerf.

—Et la terre ne s’en est pas émue, répondait la Biche.

—Les larmes lui sont dues, ajoutait l’Oiseau triste.

—Les aveugles eux-mêmes ont des yeux pour pleurer,» s’écriait la Taupe en sanglotant.

Et un peu plus loin, le Rossignol chantait:

«Ce qui manque à notre monde, c’est l’harmonie.

—C’est le courage, dit le Lion.

—C’est la colère, dit le Tigre.

—C’est la haine, dit le Loup.

—C’est l’appétit, dit le Goinfre.

—C’est la résignation, bêla le Mouton.

—Ce n’est rien de tout cela, dit la Colombe: c’est l’amour. Si l’on s’aimait!

—Vous avez peut-être raison, répondit le Rossignol à la Colombe; mais on ne vous donnera pas raison, car on ne s’aime pas.

—Ce qui nous manque à tous, dit le Butor, c’est le sens commun.

—Laissez parler le Renard,» dit-on à la fin.

—Messieurs, dit celui-ci d’une voix émue, pourquoi récriminer? Si nous n’avons rien fait qui vaille, est-ce notre faute? N’est-ce donc rien d’ailleurs que d’avoir appris à lire au peuple?

—C’est du foin et non des livres qu’il nous faut, dit l’Ane en serrant sa ceinture.

—Eh quoi! vous aussi, ô Ane! vous renoncez à la science! dit le Renard découragé.

—Fi donc! dit à l’Ane, que l’exclamation du Renard avait fait rougir jusqu’aux oreilles, un Étourneau qui avait eu le malheur d’être considéré et encagé comme un Oiseau rare; fi donc! du foin, c’est bon pour vous! Quant à moi, quant à nous, nous ne demandons rien, que la clef des champs!

—Liberté! liberté! s’écria l’assemblée tout entière.

—La liberté consiste à n’avoir jamais ni faim ni soif, dit le Porc.

—Taisez-vous, dit l’Aigle de Varsovie, en laissant tomber un regard de mépris sur celui qui venait de parler. Il n’y a que ceux qui sont prêts à mourir pour elle qui savent ce que c’est que la liberté.

—Mais, de grâce, attendez! dit le Renard. Tout progrès est lent; on l’a dit, un fétu est le gain d’un siècle... L’arbre de la liberté est peut-être semé...

—Mais il n’est pas encore en fleur, repartit l’Ours, qui apparut tout à coup à l’extrémité de son bâton. Et encore bien moins en fruits, ajouta-t-il en montrant sa face et ses flancs décharnés. J’ai faim, et je n’ai rien mangé d’aujourd’hui. Mon gardien me vole!

—Horreur! s’écria-t-on.

—Ah! je te vole! dit alors une voix que chacun reconnut aussitôt avec effroi pour une voix humaine, celle-là même du gardien de l’Ours; ah! je te vole, tu t’en vantes!»

Mais il est bon de suspendre pour un instant ce récit, et d’entrer dans quelques explications. Depuis quelque temps déjà (il y a des traîtres partout, et, nous le disons avec douleur, il s’en était trouvé sans doute parmi les rédacteurs et même parmi les abonnés des Animaux); depuis quelque temps, disons-nous, l’autorité supérieure avait été avertie de ce qui se passait et savait jour par jour où en était la conspiration.

Tant qu’on se borna à écrire, à dessiner et à bavarder, on laissa faire aux Animaux, non pourtant sans mettre de temps en temps dans leurs roues quelques-uns des bâtons de la censure; mais quand on sut qu’une nouvelle assemblée allait se constituer, comme on pensait bien qu’elle pourrait donner lieu à des discussions vives, et peut-être même à des résolutions violentes, on avait aposté autour du lieu où devait se tenir l’assemblée une force armée redoutable, plus de la moitié de la garnison de Paris, dit-on!

Ceci explique, sans doute, suffisamment l’interruption que nous venons de signaler.

«Parbleu! dit le gardien en entrant soudainement dans la salle, comme jadis les rois entraient au parlement, le fouet à la main; parbleu! mes amis, je vous trouve plaisants. Quoi! vous êtes, pendant votre vie, logés, chauffés et nourris aux frais du gouvernement; et puis après, empaillés! conservés! étiquetés! numérotés! toujours sans bourse délier; et vous vous plaignez! et vous complotez!... Mais, brutes que vous êtes, vous ne savez donc pas que je donnerais ce que l’on me donne, en y ajoutant même ce que je prends, pour être à la place du moindre d’entre vous.»

Et tout en parlant, lui et sa troupe usant, ceux-ci de leurs fouets, ceux-là de leurs armes, ils vinrent à bout de s’emparer des conjurés pris au dépourvu. L’affaire, hélas! fut bientôt faite; la plupart des Animaux ayant eu l’imprudence de se rogner les ongles, afin de pouvoir écrire, étaient hors d’état d’opposer la moindre résistance. Au bout d’une heure, de tous les futurs libérateurs de la nation animale, il ne resta pas un seul qui ne fût prisonnier; et quand le dernier verrou fut poussé sur le dernier d’entre eux, le gardien prenant une fois encore la parole:

«Vous vous êtes agités, dit-il, vous avez parlé, vous avez écrit, vous avez été imprimés, vous avez été lus... et cela n’a servi à rien. Tout s’est donc passé dans les règles. Vous devez être satisfaits, ou je ne m’y connais pas.»

Et c’est ainsi que fut enterrée cette fameuse révolution, qui n’eut pas d’autre oraison funèbre que le mot brutal que nous venons de citer.

Il se présenta bien encore, dit-on, pendant quelques jours, à la porte de l’ex-cabinet de rédaction, quelques Bêtes étranges, de l’espèce des Chimères, de celles qui arrivent toujours ou trop tôt ou trop tard, jamais à point; mais elles en furent pour leurs frais de route, qui pouvaient être considérables; car, à en juger sur leur mine, elles arrivaient tout au moins des antipodes... où on les renvoya.

«Si nous avions été là, disaient ces Bêtes modestes, si ceux qui viennent de se laisser surprendre nous avaient laissé faire leur besogne, on n’aurait pas eu raison de nous aussi facilement!»

Et on les laissait dire. Les héros du pays d’Utopie ne sont guère à craindre que pour leurs amis.


SUITE ET FIN DU DERNIER CHAPITRE.

Mais ce n’est pas tout!

M. le préfet de police, ayant appris que quelques Hommes n’avaient pas eu honte de tremper dans cette sotte affaire et de mettre leur plume au service des Animaux, envoya chez chacun d’eux une demi-douzaine au moins des honnêtes gens dont il dispose.

Les infortunés furent tous pris au saut du lit, aucun d’eux n’étant matinal, puis conduits à la préfecture de police!

Là, ayant tiré de sa poche une simple feuille de papier timbré, et s’étant armé de son écharpe, l’officier public qui les avait arrêtés leur lut ce qui suit:

«Nous, préfet de police, etc., etc.;

«Attendu qu’il a été démontré que les sieurs... (suivent les noms au nombre de onze) n’ont pas rougi de faire cause commune avec les Bêtes, d’emprunter leurs idées, leur langage et parfois leur esprit;

«Attendu qu’il n’a pas tenu à eux, par conséquent, que la société humaine ne fût bouleversée jusque dans ses fondements;

«Ordonnons que les susnommés seront, dès demain, punis par où ils ont péché, c’est-à-dire traités en Bêtes (tant pis pour eux!), transportés au Jardin des Plantes, et incarcérés, chacun dans une des cages de la ménagerie, au lieu et place des Animaux dont ils se sont faits les interprètes et les avocats.

«N. B.—Les susdits ayant, de l’aveu de tous, abusé du droit d’écrire, il est spécialement défendu, et ce, sous les peines les plus sévères, de leur faire passer des plumes, de l’encre et du papier.

«De plus, le gouvernement devant pourvoir abondamment à leur subsistance» (ici quelques-uns des prisonniers essuient leurs larmes), «il sera défendu également de leur rien donner; les morceaux de sucre, les brioches, et même les pains de seigle, sont donc totalement interdits.

«Pourtant, et par faveur spéciale, il sera permis à leurs anciens amis, qui n’auront pas peur d’être mordus, de leur offrir de temps en temps un cigare de la régie.

«AVIS.

«Les cages seront ouvertes de midi à deux heures, et les nouveaux Animaux visibles, quand la température le permettra.

«On recommande aussi aux curieux de ne point trop agacer les nouveaux hôtes du Jardin des Plantes, ceci pouvant, malgré les précautions qu’on a prises, n’être pas sans danger.»

Grâce à la stupeur universelle, cet arrêt barbare fut exécuté sans provoquer de résistance. La foule a ses jours d’inertie.

Dès le lendemain, on lisait dans le journal officiel de la capitale la note suivante:

«Onze nouveaux Animaux, dont l’espèce n’a encore été décrite par aucun naturaliste, mais auxquels on s’accorde assez généralement à donner le nom de Littérateurs, ont été substitués, dans les cages et cabanes du Jardin des Plantes, aux Lions, aux Ours, aux Tigres, aux Panthères et aux Anes, lesquels, ayant cessé d’exciter la curiosité publique, ont été admis à faire valoir leurs droits à la retraite. Le Jardin des Plantes présente un aspect inaccoutumé. Les vétérans ont peine à contenir la foule. Parmi les curieux, on a remarqué les anciens pensionnaires du Jardin, et ceux des Animaux de la province et de l’étranger qui ont pu se soustraire à leurs travaux quotidiens. La vue des hôtes du Jardin qui les remplacent semble piquer au plus haut point leur curiosité. Puisque ce sont eux qui sont en cage, c’est donc que nous sommes libres, se disent entre elles ces bonnes âmes.»

Un mois ne s’était pas écoulé que les Tourterelles, à bout de soupirs, s’étaient décidées à remonter sur leurs nuages. L’amour leur restait, qui console de tout—les Tourterelles.

L’Ours avait regagné en grondant sa tanière; mais bientôt, bourgeois résigné, il s’était fait bonne d’enfants dans sa propre maison, bien décidé à ne jamais laisser dire un mot de politique à ses fils.

Les Tortues, les Manchots, les Chauves-Souris, les Écrevisses, et bon nombre de Scarabées: ceux-ci par besoin de faire montre de leurs cuirasses, ceux-là et celles-là par amour pour le progrès, sous quelque forme qu’il se déguise, firent un feu de joie de tous les manuscrits, projets de réforme, rappels de leurs droits qu’ils s’étaient proposé de mettre au jour, sous le régime précédent. Ce qui leur prouva bien le danger de ces papiers incendiaires, c’est que l’instant de lumière qu’ils produisirent en brûlant leur causa une sorte d’éblouissement.

Le Chien reprit sagement son métier d’aveugle et sa serinette, jugeant que ce métier avait du bon quand quelques sous tombaient dans sa sébile.

Celui qui sembla s’accommoder le moins du sort nouveau qu’on lui faisait, ce fut un petit Animal hargneux et étrange, tel qu’on en pourrait rêver seulement dans les visions d’une nouvelle apocalypse, lequel prétendait opiniâtrément que son devoir était de protester.

Moitié Hérisson, moitié Bouledogue, cet être bizarre, qui a emprunté à l’Homme quelque chose de son visage, avait pour poils un buisson de dards qui affectaient la forme de lames de canif, de porte-crayons, de grattoirs et de plumes de fer. De là le nom de Porte-plume ou de Journaliste qu’il prétendait se donner. Il s’accroupit en frémissant devant le gardien vigilant à qui incomba la tâche ingrate de le surveiller. La verge incessamment levée sur cette tête rageuse finira-t-elle par le dompter? Les honnêtes gens qui aiment avoir l’esprit en repos osent l’espérer.

Que dire encore? Le monde des Bêtes est rentré dans le silence. On assure que malgré son immobilité apparente la terre a continué de tourner, et que le mot de Galilée «E pur si muove» est resté vrai. Mais le mouvement s’opère-t-il en avant ou en arrière? La question est plus facile à poser qu’à résoudre. Ceci est le secret des dieux, non des Bêtes, dont nous n’avons été ici que l’humble rapporteur.

P. J. Stahl.


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