Vie privée et publique des animaux
LETTRES
D’UNE HIRONDELLE
A UNE SERINE
ÉLEVÉE AU COUVENT DES OISEAUX
PREMIÈRE LETTRE DE L’HIRONDELLE.
Enfin, me voilà libre, chère amie, et je vole de mes propres ailes. J’ai laissé bien loin derrière moi, avec cette horrible barrière du Mont-Parnasse, la barrière non moins difficile à franchir des convenances et des idées sociales. Il y a dans cet air que je respire, dans ce vol sans entraves auquel je me livre pour la première fois, quelque chose d’enivrant dont je suis toute charmée. Je n’ai pu m’empêcher de jeter en partant un regard de mépris sur les Hirondelles, mes compagnes, qui préfèrent au bonheur dont je vais jouir une existence obscure et vraiment déplorable. Je crois, sans vanité, n’avoir pas été créée et mise au monde pour faire le métier de maçon, pour lequel toutes les malheureuses femelles de notre espèce abâtardie semblent décidément avoir une vocation marquée. Qu’elles usent leur jeunesse et leur intelligence à bâtir, à polir des ailes et du bec, à cimenter, comme s’il devait durer toujours, le frêle édifice où reposera une postérité vouée d’avance aux mêmes fatigues, à la même ignorance; je renonce à éclairer leur entêtement, et je les quitte, ne comptant plus que sur l’effet produit au milieu d’elles par la relation de mon voyage, pour décider les Hirondelles de quelque espérance à suivre mon exemple.
En attendant, je me félicite de ne m’être attaché aucun compagnon de route; la société la plus aimable ne vaut pas l’indépendance. Et puis, d’ailleurs, je le sais, et votre sévère amitié me l’a souvent répété, mon caractère se plierait malaisément à subir la supériorité d’une autre volonté, et je sens cependant que je suis beaucoup trop jeune pour imposer la mienne. Il faut donc vivre seule, et je m’applaudis tous les jours d’avoir bravement embrassé ce parti, quoiqu’il n’ait pas reçu votre approbation.
Vous n’avez pu vous empêcher de blâmer hautement ce désir extrême de voir et de connaître le monde, qui m’entraîne loin de vous, ma tendre amie, loin de vos conseils, que je ne suis pas souvent, il est vrai, mais que je respecte toujours, loin de votre secourable attachement, qui est venu bien des fois alléger les peines de mon cœur.
J’ai compris votre effroi, mais il ne pouvait pas me convaincre. Nos vies et nos caractères, qui se sont accidentellement rapprochés, n’ont d’autre sympathie que la sympathie de l’amitié; du reste, nos pensées ne sont pas en harmonie, nos espérances ne tendent pas au même but.
Vous avez vu le jour dans la cage où tout annonce que vous devez mourir, et l’idée qu’au delà de ses barreaux s’ouvraient un horizon et une liberté sans bornes ne vous est jamais venue. Sans doute, vous l’eussiez repoussée comme une mauvaise pensée.
Moi, je suis née sous le toit d’une vieille masure inhabitée, au coin d’un bois: le premier bruit qui ait frappé mon oreille, c’est celui du vent dans les arbres; il faut que j’entende encore ce bruit. Le premier souvenir de mes yeux est d’avoir vu mes frères, après s’être longtemps balancés sur le bord du nid, aux cris de notre mère inquiète qui les encourageait pourtant, prendre enfin hardiment leur vol pour ne plus revenir. Il faut que je m’envole comme eux.
Tandis que je faisais ainsi une rude connaissance avec la vie, vous avez grandi et chanté. Ceux qui vous emprisonnaient vous nourrissaient en même temps, vous les bénissiez; moi, je les aurais maudits. Puis, quand le jour était beau, on mettait votre cage à la fenêtre, sans se soucier et sans craindre que ce rayon de soleil, qui y entrait péniblement, n’exaltât votre tête et ne vous fît rêver. Tout était pour le mieux, car l’âme n’était pas moins prisonnière que le corps. Le froid venu, vous ne voyiez plus rien que les jeux de votre petite geôlière, qui grandissait près de vous, esclave comme vous.
Et moi, je vivais de la même vie que ce peuple nomade, qui est le mien; je partageais ses dangers et ses fatigues, je subissais avec courage les privations de tout genre qui accompagnaient souvent nos voyages, je devenais forte à tout souffrir, et, pourvu que l’air ne me manquât pas, j’oubliais volontiers que je manquais de toute autre chose.
Enfin, vous avez accepté avec soumission et même avec reconnaissance l’époux qu’on vous a choisi, vous vous prêtez à ses moindres volontés, et vous vous trouvez heureuse de lui obéir, car il faut nécessairement que vous obéissiez à quelqu’un.
Vous êtes entourée d’enfants que vous aimez jusqu’à l’adoration; en un mot, vous êtes le modèle des épouses et des mères; mon ambition ne va pas si loin. S’il me fallait avoir autour de moi ces insupportables petits criards qui demandent toujours quelque chose, et ordinairement tous la même chose, je sens que je mourrais à la peine. Ce mari, qui vous charme, m’ennuierait profondément aussi. Hélas! l’amour a trop déchiré mon pauvre cœur, pendant le court séjour qu’il y a fait, pour que je n’aie pas pris la résolution de ne l’y laisser entrer jamais. Je sais bien que vous avez toujours opposé au récit de mes douleurs la légèreté avec laquelle s’était conclu notre engagement; vous avez attribué l’indigne abandon de mon séducteur au peu d’importance que j’avais semblé attacher moi-même à la durée d’une liaison qui, dans vos idées, doit être éternelle. Mais vous avez beau dire, ce n’est pas là qu’il faut chercher la source des malheurs dont nous sommes victimes. La société tout entière repose sur de mauvais fondements, et tant qu’on n’aura pas démoli, depuis le sommet jusqu’à la base, il n’y aura ni paix ni bonheur durables pour les intelligences supérieures et pour les âmes aimantes.
Je confie ma lettre à un Oiseau de passage, que son itinéraire conduit à travers vos parages. Il est si impatient de continuer sa course, que je suis obligée de remettre à une autre occasion les détails que je vous ai promis sur mon voyage. Aujourd’hui je ne puis que vous adresser les vœux et les compliments les plus tendres.
DEUXIÈME LETTRE DE L’HIRONDELLE.
Je cherche à rendre les jours de l’absence moins longs pour vous, moins isolés pour moi, en vous racontant, à mesure qu’elles m’arrivent, les sensations de la route. Deux cœurs qui s’aiment trouvent du charme dans la circonstance la plus indifférente aux indifférents.
Je suis favorisée par le temps; tout resplendit autour de moi, et il me semble que le soleil prend plaisir à voir mon bonheur.
J’ai fait une multitude de connaissances, mais que votre tendresse n’en soit ni jalouse ni inquiète: je n’ai pas le temps, et encore moins la volonté, de faire des amis. Je suis quelquefois forcée de m’arrêter pour répondre à une politesse, car ma qualité d’étrangère est une recommandation suffisante auprès des tribus hospitalières que je visite; mais, en général, je ne séjourne nulle part. Je préfère ma vie errante, avec tout ce qu’elle a d’inattendu et de capricieux, aux somptueux banquets qui me sont offerts. Vous m’aviez prédit l’ennui et le désenchantement, je suis heureusement encore à les attendre. Il est vrai de dire que je prends les distractions quand et comme elles se présentent, et que jusqu’à présent elles viennent sans que je les appelle.
Ce matin, j’ai déjeuné en tête-à-tête avec le plus aimable chanteur que j’aie jamais entendu. C’est un Rossignol.
Il a bien voulu céder à mes sollicitations, et à la fin du repas il m’a dit quelques-uns de ses morceaux de prédilection. Ce n’est pas sans un vif sentiment d’orgueil que je songeais intérieurement au grand nombre de gens qui auraient voulu se trouver à ma place. Toutes les distinctions sont flatteuses, et celle qui me rendait alors le seul auditeur d’une harmonie si divine me rehaussait à mes propres yeux.
Au reste, cet artiste est fort simple, et l’on ne croirait jamais, en le voyant si négligé dans sa mise, si abandonné dans ses poses et dans toutes ses manières, que c’est une personne d’un rare mérite. Au moins, j’ai encore cette illusion, et je m’obstine à ne chercher le talent que sous une enveloppe de dignité et de gravité. Vous voyez cependant que j’ai déjà fait un grand pas; je sais que c’est une illusion. Après cette admirable musique, mon hôte et moi nous nous sommes livrés aux épanchements de la confiance la plus intime. On lui a proposé d’immenses avantages pour venir se fixer à Paris; mais sa liberté serait enchaînée, et, comme il la préfère à tout, il a refusé.
Ce ténor si remarquable dit qu’il vit pour son plaisir, et que c’est la meilleure manière de vivre qu’on puisse adopter. Quoique ce système présente certainement beaucoup de chances de succès, et qu’il puisse séduire au premier abord, j’étais sûre de ne pas m’y laisser entraîner.
Une existence heureuse et inutile n’est pas celle que je rêve depuis que j’ai la faculté de sentir et de comprendre; je veux apporter une pierre à cette vaste construction qui s’élève dans l’ombre, sur les débris d’une civilisation mourante.
Depuis longtemps je songe à la carrière littéraire. Tous mes goûts m’y portent, et je dois peut-être à la grande pensée de régénération de l’espèce femelle qui m’a absorbée dès ma plus tendre jeunesse, de me livrer entièrement à des études graves et consciencieuses, à des travaux qui m’aideront à accomplir l’œuvre que je me suis imposée.
Je vous vois d’ici sourire de ce que vous nommez ma folie. Mais c’est que, je vous le répète, vous ne pouvez pas plus concevoir le bonheur auquel j’aspire, que je ne puis accepter la vie comme vous l’entendez. Mais qu’importe, puisque, malgré ses dissonances, notre intimité est devenue parfaite, et durera, je l’espère, autant que nous? Car la charmante douceur de votre caractère vous fait excuser l’extrême vivacité du mien, et je veux penser que cette tendre amitié que je vous ai vouée a peut-être contribué à rendre votre retraite moins triste et moins monotone.
Je viens de quitter mon aimable chanteur, et je l’ai quitté sans regret. Ma curiosité et mon désir de m’instruire s’accroissent depuis que j’ai commencé à voir et à apprendre. Un Geai, avec lequel je me suis trouvée dans les environs, me précède et m’a promis de me recommander chaudement. En somme, je n’ai qu’à me louer des personnes avec lesquelles mon voyage me met en relation, et j’ai rencontré partout des cœurs dévoués et un accueil fraternel.
Si j’en avais cru les avis de votre craintive prudence, je me serais constamment tenue en garde contre les témoignages d’affection que je reçois, et je vous demande un peu à quoi cela m’eût servi? Tenez, je pense, et je n’en suis pas étonnée quand je songe au genre de vie que vous menez, que le monde vous est apparu sous un mauvais jour, et que vous ne jugez pas toujours sainement des choses pour ne les avoir vues que de trop loin, et d’une manière confuse. Quand on n’est jamais sorti de sa retraite, et qu’on a vécu uniquement pour cinq ou six êtres qu’on aime, et qui tiennent lieu de tout, il est difficile de se rendre un compte exact de ce qu’on ne connaît pas, et d’apprécier sans erreur ce qu’on n’a pas vu.
Il est vrai que votre jeunesse s’est écoulée dans une spacieuse volière, où vous avez recueilli avec respect les leçons et les conseils de plusieurs vieillards réputés pour leur haute sagesse; mais ces vieillards eux-mêmes n’avaient jamais respiré l’air de la liberté, et cette espèce d’expérience dont ils étaient si fiers, ils la devaient à leur grand âge, et non aux recherches et aux découvertes de la science. Cette expérience, que je crois pouvoir refuser sans injustice à la vieillesse de vos premiers amis, j’espère que mon voyage seul suffira à me la donner. Avant tout, j’ai besoin, pour travailler avec fruit à la réforme que toutes les têtes bien organisées de notre espèce réclament avec moi, de beaucoup savoir, de beaucoup étudier. La situation intolérable dans laquelle sont tombées les femelles de tant de pays prétendus civilisés sera le sujet principal de ma sollicitude et de ma sympathie. Mais c’est là une grande tâche que je ne puis pas entreprendre sans secours. Je cherche donc à réveiller le zèle de quelques créatures qui souffrent, en leur révélant les motifs de leur souffrance, et j’espère réussir à me faire mieux écouter ici qu’à Paris, où la nonchalance est telle, que les Animaux aiment mieux languir dans leur mauvaise organisation que de prendre la peine d’en changer.
Enfin, j’ai d’immenses projets, et je ne me dissimule pas que je vous ai peut-être dit adieu pour bien longtemps. Cette douloureuse séparation est la plus pénible partie de mon entreprise; la difficulté presque invincible de recevoir de vos nouvelles augmente mes regrets. Mais que voulez-vous? j’obéis à une voix impérieuse devant laquelle toutes les affections doivent se taire.
Adieu pour aujourd’hui; l’heure s’avance, je continue ma route. Toujours au midi, vous le savez.
LA SERINE A L’HIRONDELLE.
Cette lettre vous parviendra-t-elle jamais, mon enfant? Je n’en sais rien. Dans l’ignorance où je suis de la direction que vous suivez, je ne puis guère espérer que vous lirez un jour ces mots de tendresse maternelle que mon cœur vous envoie. Cependant, si je suis assez favorisée pour qu’ils vous arrivent, vous y retrouverez ce que vous avez laissé, l’affection profonde qui vous accompagne dès longtemps, et la sollicitude un peu grondeuse qui contrarie parfois votre témérité.
Ce n’est pas sans un sentiment de chagrin bien réel que je vous ai vue entreprendre ce dangereux voyage, et je n’ai pas cherché à vous dissimuler mon appréhension et ma peine. Mais, malheureusement, l’union de nos cœurs ne s’étend pas jusqu’à nos idées, et je n’ai pu réussir à changer votre détermination. Je suis loin de me regarder comme infaillible, mais convenez que si je me trompe, mon erreur, qui ne demande que ce qu’on lui donne, est moins périlleuse que la vôtre, qui veut tout ce qu’on ne lui donne pas.
Vous avez puisé dans des livres remplis d’une fausse exaltation une exaltation vraie, et vous courez de très-bonne foi dans un chemin perdu, où ceux qui vous ont entraînée ne vous suivront pas, croyez-le bien.
Alors, plus l’illusion aura été complète, plus le désenchantement sera terrible; et c’est cette heure inévitable que mon cœur redoute pour vous, presque autant que ma raison la désire.
Je sais que je suis une radoteuse, et que vous êtes en droit de vous plaindre de ma persistance à vous accabler des mêmes sermons; plaignez-vous donc, si vous voulez, mais laissez-moi sermonner.
On m’assure que bien des personnes de notre sexe se servent de leurs plumes pour écrire, et je m’aperçois que vous vous laissez gagner par la manie dont elles sont possédées. Je ne demande pas mieux que de m’instruire, quoi que vous en disiez, et je voudrais savoir de quel charme ou de quelle utilité il peut être de barbouiller du blanc, qui est si joli, avec du noir, qui est si laid. Causons.
Ou vous avez un grand talent, ou vous en avez un petit, ou vous n’en avez pas du tout. Il me semble difficile qu’il en soit autrement.
Si, par fatalité, vous êtes favorisée de ce grand talent, comme ce sont les mâles qui font la loi et les réputations, ils ne laisseront pas l’opinion vous élever au degré de supériorité que leur sexe peut seul atteindre; mais vous serez placée un peu au-dessus du vôtre, dans un milieu sans nom, qui, n’admettant ni les sentiments, ni les occupations, ni les délassements auxquels vous étiez appelée par votre nature, se refusera ainsi à vous donner les goûts, les travaux, les préoccupations, les plaisirs de cette nature supérieure à laquelle vous tendez; ou bien encore, vous mélangerez tout cela ensemble, et ce sera un affreux chaos.
Puis, à côté de cette vie publique dont la renommée va s’emparer, l’envie vous viendra peut-être de vous en faire une autre un peu couverte, un peu paisible, dans laquelle vous puissiez vous reposer quelquefois de vos triomphes. Mais où trouverez-vous un être assez vain ou assez humble pour partager cette vie que vous vous serez faite? pour endosser de gaieté de cœur cette livrée ridicule que lui infligeront vos succès, votre réputation, vos détracteurs, vos admirateurs? le malheur, enfin, d’être soutenu par ce qu’on devait défendre, et de passer le second quand on a le droit de faire le chemin? Nulle part, je l’espère, car, avec la meilleure volonté et le meilleur cœur du monde, vous parviendriez à rendre celui auquel se serait attachée votre redoutable tendresse souverainement malheureux. Vous resteriez donc puissante et solitaire? C’est beau, mais c’est triste, et j’aimerais mieux appliquer cette haute intelligence en question à augmenter mon bonheur et à en donner à ceux qui m’entourent que de la faire servir à m’isoler de toutes les joies de ce monde. Et plusieurs petites choses dont je ne parle pas: la haine, l’envie, la calomnie! Tout cela n’est guère à redouter dans un nid; mais sur une colonne, à la vue de tous, il y a fort à réfléchir.
Descendons de cette colonne, et passons à ce joli petit esprit, qui serait si agréable s’il voulait se tenir tranquille. Mais voilà précisément la maladie. On fait très-bien son effet dans un cercle d’amis indulgents, il ne faut pas frustrer le public, qui ne s’en plaignait pourtant pas, de tant de grâce et de charmantes inspirations.
On commence par marcher d’un pas timide dans cette route où les épines sont infiniment plus communes que les roses, puis, le pied s’enhardit, on s’accoutume aux compliments, les compliments s’accoutument à vous, et voilà une créature qui a perdu le charme réel qu’elle possédait pour courir après une gloire qu’elle n’atteindra jamais. La critique, patiente d’abord, finit par se lasser et mordre; elle signifie rudement aux amis stupéfaits que le Colibri n’est point un Aigle, après quoi elle se retire dans sa niche d’un air menaçant. Ce commencement d’opposition irrite l’amour-propre exigeant de la jeune célébrité; on se pose en victime, les consolations pleuvent, et cette tête fort spirituelle, qui aurait pu être une tête fort raisonnable, est tournée pour toujours. Et de deux. Si vous voulez bien, nous passerons rapidement sur le troisième point de mon discours, et nous ne nous arrêterons même pas, malgré l’abondance de la matière, à la variété de l’écrivain, fille, épouse et mère, qui pratique la littérature en même temps que les vertus les plus intérieures; aimable auteur qui berce d’une main et qui écrit de l’autre, dont les enfants déchirent le manuscrit pendant qu’elle tricote, et ajoutent à sa broderie un point sur lequel elle ne comptait pas pendant l’inspiration; je vous fais grâce de la description de cet être fantasque, moitié encre et moitié bouillie.
Ce n’est pas là d’ailleurs le genre de ridicule dans lequel je crains de vous voir tomber. Je sais trop combien vos goûts vous éloignent d’un tel genre de vie pour le redouter et vous mettre en garde contre sa séduction.
Ce qui me fait peur, c’est cette disposition qui vous entraîne à adopter d’autant plus vite et d’autant plus fermement une idée qu’elle est plus généralement blâmée et repoussée; c’est cette vanité incommensurable que vous voudriez prendre pour de la générosité, et qui vous arme toujours pour le parti le plus faible, même quand vous soupçonnez que le parti le plus faible n’a pas le sens commun. C’est enfin cette étourderie réfléchie et préméditée qui donne gain de cause à vos rêves les plus absurdes, en sa qualité d’étourderie, et dont vous ne vous défiez pas le moins du monde, en sa qualité de réflexion.
Je voulais vous écrire une lettre courte, tendre et amicale, et voilà que je vous adresse des duretés interminables. Pourrai-je vous persuader, chère enfant? Ce qui est cependant bien vrai, c’est que ces paroles si sévères me sont dictées par une tendresse sans bornes, et que si je vous aimais moins, je ne prendrais pas la peine de vous gronder si fort.
Au reste, j’aurais tort de m’inquiéter; je sais par expérience que vous ne vous offensez pas de mes conseils. Hélas! c’est peut-être parce qu’ils glissent sur votre cœur sans y pénétrer? Oh! que je serais malheureuse et effrayée, s’il en était ainsi!
TROISIÈME LETTRE DE L’HIRONDELLE.
HISTOIRE D’UN NID DE ROUGES-GORGES.
Le hasard le plus heureux vient de me faire rencontrer, ma bonne amie, un Pigeon rempli de complaisance, qui a bien voulu retarder un moment son départ, afin de se charger de ma lettre. Il est porteur de dépêches importantes, et me semble mériter la confiance qu’on lui accorde. Tandis qu’il explore les environs charmants du gîte où je me suis arrêtée cette nuit, et où je reste ce matin pour vous écrire, je m’empresse de vous mettre un peu au courant de ma vie, de mes sensations et des événements, heureusement fort rares, de mon voyage. Je garde cependant en moi, pour un autre temps, la poésie qui voudrait déborder, et qui s’inspire de cette belle nature qui m’entoure, de cette indépendance dont je jouis; si je me laissais entraîner par le charme de ce que j’éprouve, je sens que je n’en finirais pas. Je préfère ne vous donner cela qu’avec le volume que je prépare, et que je puis composer, à tête reposée, pendant mes longues heures de solitude et de méditation.
Si je n’y avais pas été forcée par la circonstance, j’aurais certainement attendu un autre jour pour me rappeler à votre souvenir. J’ai commencé ma journée sous de tristes auspices, et je crains que ma lettre ne se ressente de cette pénible disposition. J’avais fait connaissance, en arrivant hier au soir, avec une aimable famille du voisinage. Le père, la mère, cinq petits enfants encore sous l’aile maternelle. Comme ils avaient accueilli mon arrivée avec beaucoup de grâce et de bonhomie obligeante, j’ai cru devoir aller, ce matin en me réveillant, m’informer de leurs nouvelles. J’ai été reçue de la manière la plus cordiale, et cette seconde entrevue n’avait fait qu’ajouter à mon estime et à ma reconnaissance, lorsqu’au moment où je venais de les quitter pour rentrer chez moi je fus rappelée sur le seuil par des cris de douleur et d’effroi, partis du nid de mes bons voisins. Effectivement, la situation était affreuse: un des petits était tombé par terre en essayant imprudemment ses ailes, et quoique la chute par elle-même n’eût rien de grave, le danger n’en était pas moins imminent. Un énorme Oiseau de proie descendait en tournoyant, et c’était son approche qui causait la détresse des pauvres parents. La résolution de la mère fut bientôt prise. Elle adressa quelques mots à son mari, quelques recommandations sans doute pour les quatre petites créatures qu’elle lui abandonnait, puis, après un dernier baiser, tristement mêlé à un dernier adieu, elle s’élança sur le petit, qui gisait encore à l’endroit où il était tombé, et le recouvrit tout entier de son corps et de ses ailes. L’horrible Animal, auquel elle venait se livrer, continuait à s’approcher, et en s’approchant redoublait de vitesse; depuis longtemps déjà il avait deviné une victime, et l’immobilité dans laquelle il la voyait lui assurait une victoire facile.
La chose se passa comme elle avait été prévue: la mère fut emportée, l’enfant resta; après un instant de silence, que la prudence commandait, le père vint chercher à cette triste place ce que la serre cruelle du vainqueur lui avait laissé. Il recoucha son Oisillon au fond du nid, reprit la tâche vacante de la mère absente, et tout fut dit.
Je n’avais pas encore osé me mêler à cette triste scène, et je contemplais, sans la distraire, la douleur muette de mon pauvre solitaire, naguère si heureux et chantant de si bon cœur, lorsqu’un bruit retentissant, effroyable, se fit entendre à peu de distance de nous. Nos regards se portèrent en même temps dans la direction d’où semblait nous venir un nouveau danger, et nous découvrîmes, avec un bonheur que je n’essayerai pas de vous peindre, mais que vous êtes bien faite pour comprendre, le ravisseur de notre pauvre amie tombé mort sous le coup qui venait de le frapper, et elle-même revenant à tire-d’aile vers son nid, qu’elle n’espérait certainement plus revoir. L’ivresse de ce moment, mon cœur la partagea profondément; leur bonheur était si complet, qu’il avait besoin de s’épancher: on m’appela, on me caressa; nos douleurs et nos joies communes avaient fait de nous une même fortune.
Cependant, je craignais d’être indiscrète en demeurant plus longtemps auprès d’eux; je me retirais, lorsqu’un Animal fort grand, de l’espèce de ceux qui habitent les villes, un braconnier s’approcha en sifflant de l’arbuste touffu qui dérobait à la vue le nid des Rouges-Gorges; il portait sur son dos une espèce de sac, duquel on voyait sortir la tête de leur ennemi, et sur son épaule l’instrument qui les en avait délivrés. La pauvre mère ne put retenir un cri de joie en le reconnaissant, un de ces cris du cœur qui devraient attendrir les cœurs les plus farouches. Mais je crois que les êtres dont je parle n’en ont point.
«Oui-da! dit celui-là d’une voix terrible, vous chantez, la belle! Votre chanson est agréable, mais vous serez encore plus à votre avantage à la brochette. Les petits ne vaudront pas encore grand’chose, mais il ne faut pas séparer ce que Dieu a réuni.»
Ayant achevé ces paroles, il saisit les Oiseaux stupéfaits, les emprisonna dans son sac, et repartit en sifflant. Voilà pourquoi je suis triste aujourd’hui.
QUATRIÈME LETTRE DE L’HIRONDELLE.
Je suis fort souffrante depuis quelques jours, ma très-chère amie. Il m’est arrivé un petit accident qui m’a obligée de m’arrêter en chemin, et qui me retiendra probablement longtemps encore, malgré mes regrets et mon impatience, dans le séjour étroit et incommode où je dois cependant m’estimer heureuse d’avoir trouvé un refuge.
J’ai été surprise, à quelque distance d’ici, par un affreux orage, et le vent m’a poussée avec une telle violence contre le toit qui m’abrite aujourd’hui, que j’ai fait une terrible chute, et que je me suis démis la patte en tombant. Fort étonnée d’en être quitte à si bon marché.
Plusieurs Moineaux francs et empressés, qui avaient eu l’heureuse précaution de s’établir là avant le mauvais temps, m’ont prodigué les secours les plus tendres; mais, malheureusement pour moi, le soleil n’a pas tardé à reparaître, et son premier rayon m’a enlevé mes charitables hôtes. Ma pénible situation n’a pas eu le pouvoir de les retenir, et je souffre d’autant plus de leur abandon, qu’il ne m’est pas encore possible d’aller chercher au dehors la nourriture, qui va cependant bientôt me manquer au dedans, les provisions de mes prédécesseurs étant fort réduites par mon long séjour ici.
Le souvenir de mes pauvres voisins, les Rouges-Gorges, à la vie si patriarcale, à la table si hospitalière, celui de votre amitié, de votre calme intérieur, dont si souvent je suis venue partager les douceurs, me reviennent naturellement, parés de couleurs plus riantes, depuis que j’éprouve les ennuis de la maladie et de la pauvreté.
La solitude, qui a tant de charmes, a bien aussi quelques inconvénients, et je ne veux pas vous faire tort de cet aveu, car je suis sûre qu’il vous fera plaisir. Ainsi, je reconnais que j’aurais grand besoin dans ce moment de ce que je redoutais si fort naguère, et qu’un ami qui me donnerait ses soins et son affection ne me nuirait pas du tout aujourd’hui. Mais demain?
Quoique j’eusse pesé d’avance les chances fâcheuses d’un aussi long voyage, et que cette première et légère contrariété ne soit de nature ni à me décourager ni à m’étonner, je ne puis pas me dissimuler que vous, la personne paisible, et ennemie de tout ce qui menace l’uniformité de votre existence, vous supporteriez avec moins d’impatience que moi ma toute petite blessure. Cela vient, je crois, de ce que vous avez contracté l’habitude de vous occuper sur place, et que ce repos obligé ne troublerait en rien le calme accoutumé de votre tête et de votre cœur. Pour moi, c’est tout différent.
Cette agitation, ordinairement si nécessaire au bonheur de ma vie, a passé dans mon esprit, et je sens que je deviendrais folle s’il me fallait rester longtemps dans cette inaction physique.
J’entends beaucoup et très-mal chanter autour de moi; je suis, pour mon malheur, assez proche voisine d’une méchante Pie-Grièche qui est devenue, on ne sait comment, la belle-mère de deux pauvres petites Fauvettes qu’elle tient dans un esclavage complet et dont il semble qu’elle prenne plaisir à gâter le goût naturel en leur faisant chanter, tant que dure le jour, des airs de contralto qui n’ont certainement pas été écrits pour ces jeunes voix; bien entendu, je ne trouve là aucune ressource de société. Cette Pie-Grièche est veuve, ne reçoit personne, et passe la plus grande partie du temps à gronder ces malheureux enfants et à épier leurs démarches les plus innocentes. C’est un tyran femelle, et ses principes sont si loin d’être d’accord avec les miens que j’ai refusé net la proposition qu’elle m’avait fait faire par un vieux Geai, son unique ami et mon ancienne connaissance, de lui servir de remplaçante, quand, par grand miracle, elle est obligée de s’éloigner un instant de chez elle. Je sais bien que les conditions étaient avantageuses, et que, dans la situation incertaine où me voilà, il n’est peut-être pas très-prudent de dédaigner un emploi qui me mettrait au-dessus du besoin; mais je n’ai pu vaincre ma répugnance, le métier de guichetière me semble odieux, et pour moi, comme pour les tristes victimes que je serais chargée d’empêcher de respirer, de vivre et d’aimer en liberté, je sens que je suis incapable de m’y soumettre.
Mais j’ai offensé cette vieille Pie-Grièche acariâtre, et je ne dois pas compter sur son aide. Il faut donc que je m’arme de courage, et que, si ma guérison se fait trop attendre, j’essaye de vaincre le mal et d’aller, clopin-clopant, chercher des âmes plus compatissantes, et surtout des esprits plus éclairés.
Vous, dont la touchante bonté m’a recueillie dans une circonstance analogue à celle dans laquelle je me trouve, vous prendrez part à mes peines, et vous gémirez sur moi, plus que je ne le mérite, sans doute. Mais la pensée de votre affectueux intérêt me donnera presque autant de forces que votre intelligente pitié m’en rendit autrefois; étendez-le donc sur moi tout entier, qu’il plane sur ma tête, qu’il me conduise où le bonheur m’attend, et que je sente de loin, comme tant de fois je l’ai éprouvée de près, votre salutaire influence.
Ma tête est si troublée par les tristes idées qui m’assiégent, qu’il m’a été impossible de profiter de ce temps de loisir forcé pour rassembler les premiers matériaux de l’ouvrage que je médite; je suis triste, je suis malade, et mon cœur seul est en état de se faire entendre. Ne vous étonnez donc pas de recevoir des lettres si longues, et pourtant si peu remplies. Je vous adresse tout mon cœur, et mon cœur est vide loin de vous.
CINQUIÈME LETTRE DE L’HIRONDELLE.
Depuis un mois déjà, je suis sortie du gîte d’où je vous ai écrit pour la dernière fois. Une Linotte, qui s’en allait un peu sans savoir où, m’a promis de me servir d’appui, et j’ai saisi avec empressement cette occasion de quitter mon ennuyeuse voisine, et le trou plus maussade encore au fond duquel j’enrageais depuis si longtemps. Ma patte est pourtant loin d’être revenue à son état naturel, et, malgré l’espoir dont ma compagne voudrait me bercer, je crains bien d’être boiteuse pour le reste de mes jours. Ceci est un bon moment, n’est-ce pas? pour se souvenir de cette fable des Deux Pigeons, qui est une de vos citations favorites, et que vous avez bien souvent opposée à mon humeur vagabonde.
C’est là une grande peine à ajouter à mes autres inquiétudes, et j’ai souvent besoin que la gaieté de ma jeune conductrice vienne faire diversion à mes tristes pensées.
Au milieu de ces étrangers, l’avenir, sur lequel je comptais si fermement, s’assombrit chaque jour davantage; mes idées, mes plans, ne peuvent réussir à se faire jour; ici comme ailleurs, l’espèce mâle a envahi toute autorité; ici comme ailleurs, ils sont nos maîtres; il faut se l’avouer et essayer d’en prendre son parti. Jusqu’à ce qu’on ait trouvé un quinquina ou une vaccine pour guérir la maladie dont notre sexe est possédé, cette maladie épidémique et contagieuse à la fois, qu’on se transmet de mère en fille depuis le commencement des siècles, et qui exige impérieusement que nous soyons gouvernées et battues, il faut que l’intelligence cède à la force, et que nous portions nos chaînes sans murmure.
Pour moi, qui n’ai pas voulu m’assujettir à ce honteux esclavage, et qui consacrerais volontiers ma vie à l’affranchissement de mes malheureuses compagnes, je sens que cette persévérance que vous avez toutes à suivre les routes battues doit nous retarder peut-être indéfiniment dans la nôtre; que cette force d’inertie à laquelle la force agissante ne peut rien opposer demeurera sans doute victorieuse de tous nos efforts: je sens cela, et j’en gémis, mais que faire? persister, travailler, souffrir, pour que mon nom seul recueille un jour les bénédictions des races futures? Cette ambition est noble et belle, mais j’avoue qu’elle ne suffit pas à me donner le courage nécessaire pour lutter contre les déceptions qui m’attendent, contre les chagrins dont la vie que je mène depuis près de deux mois m’a donné déjà de si pénibles échantillons.
Je suis donc plongée dans l’incertitude, et vivant au jour le jour, en attendant que ma bonne étoile m’inspire une décision quelconque qui me fasse sortir de l’état d’angoisse où je suis.
Ma Linotte, qui n’a pas l’habitude des réflexions, se lassera bientôt, je le crains, de la lourde tâche que son bon cœur lui a fait accepter; je ne compose pas une société fort agréable, et je vois qu’elle cherche, autant que faire se peut, à rompre le tête-à-tête.
Quoique je ne fusse guère en humeur de voir du monde, elle m’a entraînée hier au milieu d’une nombreuse réunion, qui, en tout autre temps, m’eût remis le cœur en joie et en espérance. Notre sexe seul y était admis, et le but vers lequel tendent tous mes vœux était aussi celui que ces jeunes cœurs appellent avec une noble impatience. Plusieurs points de notre législation future y ont été discutés avec tout le charme de la plus haute éloquence. Je ne sais pas ce que les opposants craignent de perdre au changement que nous demandons, car nos parlementeurs d’aujourd’hui seraient immédiatement remplacés par d’autres aussi abondants, aussi longs, aussi larges qu’eux-mêmes. C’est à notre tour de parler, il y a assez longtemps que nous n’écoutons pas.
On a passé après cela à des exercices purement littéraires. La maîtresse du lieu, Tourterelle, qui est un peu sur le retour, nous a beaucoup entretenues de sa jeunesse dont elle paraît se souvenir très-bien, et de ses amours sur lesquels elle a composé une grande quantité de pièces de vers. Après elle, une jeune Bécasse fort timide a chanté sur un air de sa composition des paroles dont je n’ai pas bien saisi le sens, car l’excessif embarras de cette aimable artiste la privait d’une partie de ses moyens. Sa mère, au reste, s’empressait de communiquer à l’assemblée, à mesure qu’ils étaient chantés, les vers que le trouble empêchait de sortir du gosier de cette chère enfant, ce qui fait que nous avons joui doublement.
Plusieurs autres personnes, prises dans les différentes classes de la société, et que le seul désir d’entendre les talents dont je viens de vous parler avait amenées à cette réunion, après s’être longtemps fait prier, par modestie, ont fini par céder aux demandes réitérées qui leur étaient adressées de toutes parts, et leur mémoire leur a fourni tant de vers, de prose et de musique, qu’on n’a pu les décider à se taire que fort avant dans la soirée. En sortant, chacun félicitait l’aimable hôtesse, et la remerciait du plaisir qu’elle avait procuré à chacun par sa grâce et par son talent fécond et varié, qui sait se prêter aux combinaisons les plus hardies, comme aux sujets les plus tendres et les plus touchants.
Et moi, qui m’étais laissé distraire à ce tourbillon qui enveloppait ma pensée, je n’ai pas tardé à retrouver au fond de mon âme la tristesse que j’avais oubliée un instant, et je me suis couchée fatiguée, inquiète, en songeant qu’il faudrait recommencer aujourd’hui à attendre je ne sais quoi, à aller je ne sais où.
SIXIÈME LETTRE DE L’HIRONDELLE.
Il ne me manquait plus, n’est-il pas vrai, mon amie, après tant d’espoirs déçus, après tant de démarches vaines, que de terminer enfin mon long pèlerinage en compagnie d’une Linotte? Si vous n’étiez pas si bonne, vous ririez bien; mais vous n’êtes pas Serine à abuser de vos avantages. D’ailleurs, le côté ridicule que votre douce malice trouvera sans le chercher n’est pas celui qui domine dans mon équipée. Je reviens vers vous, affligée, découragée, mais non convertie. Seulement, j’en suis venue à regretter que mon organisation me défende le bonheur que la vôtre vous donne; je voudrais pouvoir me changer, puisqu’il me faut renoncer à changer les autres.
Je ne crois pas avoir tort, mais je me crois impuissante à avoir raison; ce qui, pour le résultat, revient absolument au même. J’ai vu, j’ai sollicité, j’ai prêché; je n’ai eu affaire qu’à des sourds: les mâles écoutent et haussent les épaules, les femelles n’écoutent pas et haussent les épaules aussi. Il faudrait, pour continuer la lutte, une patience que je ne me connais pas, ni vous non plus, j’en suis sûre.
Et puis, me voilà estropiée; et pour entreprendre quelque chose que ce soit dans ce monde, même de faire le bien, il faut d’abord être belle. Une Hirondelle qui boite n’a pas de grandes chances de popularité dans un siècle qui marche si vite et au milieu de gens qui se heurtent sans cesse. C’est à dater de ce moment-là que le découragement m’est venu, et j’ai toujours cru aux pressentiments.
Je m’arrête donc, et même je retourne sur mes pas; le printemps va nous arriver à Paris, et comme, sous ce beau ciel dont on parle tant, il n’a pas de beaucoup meilleures jambes que moi, j’espère revenir en même temps que lui.
Je vous présenterai ma petite compagne qui vous plaira, malgré sa folie. C’est un charmant cœur de Linotte; quant à la tête, il n’y faut pas penser.
Les étourdis sont bons en général, et je viens d’éprouver que ma prédilection pour eux ne m’avait point abusée. Je ne pourrai jamais reconnaître les soins dont j’ai été l’objet de la part de cet aimable Oiseau, et je crois qu’il ne s’en soucie guère. C’est encore vous qui vous chargerez de m’acquitter envers lui, en lui donnant quelques règles de conduite dont on a vraiment besoin; vous ne sauriez croire combien cette petite tête-là est en continuelle disposition de faire des sottises.
Elle s’était prise de passion pour un jeune godelureau que nous avons rencontré en chemin, et j’ai vu le moment où elle me quittait pour le suivre. Il m’a fallu lui représenter sous les couleurs les plus lugubres l’abandon où son absence allait me plonger, pour la décider à se séparer de ce fat, qui n’avait vraiment pour lui qu’un joli extérieur et un grand aplomb. Il l’aurait rendue malheureuse, j’en suis persuadée; une triste expérience m’a appris à ne pas juger les gens sur la mine, car si vous vous en souvenez, rien n’était beau comme le volage qui m’a coûté tant de larmes. La confidence de mes chagrins, que j’ai jugé à propos de faire dans cette circonstance à notre jeune écervelée, a produit sur elle une vive impression. Avec des paroles raisonnables et sévères, et une surveillance active, on la sauvera des chagrins dont la légèreté de son caractère la menace.
Mais voilà que, sans y songer, je parle de surveillance et de sévérité, comme si ce système n’était pas en opposition directe avec mes principes. Qu’est-ce que cela veut dire? La maladie commune me gagnerait-elle, et dois-je renoncer aussi à la satisfaction intérieure que j’emportais avec moi de n’avoir pas bronché, malgré les vicissitudes, dans ma première et unique voie? Je ne sais. Ce voyage, sur lequel je comptais pour m’instruire, m’a effectivement montré la vie sous un aspect que je ne connaissais pas. Je n’avais voulu voir jusque-là que les inconvénients de ce qui est, et les avantages de ce qui n’est pas. Je les vois encore, mais de plus je calcule maintenant les dangers de tout changement, même quand il doit amener une amélioration certaine. Il vaut mieux garder un mauvais régime que d’en changer; ce n’est pas moi qui ai dit cela la première.
Vous me reverrez donc, chère et tendre amie, triste, mais soumise, trouvant le monde fort mauvais, mais ne voulant plus le forcer à être meilleur, raisonnable selon vous, désenchantée selon moi; et qui sait si ce n’est pas la même chose? ayant bien couru pour savoir ce que j’aurais appris avec le temps sans me déranger, c’est que se contenter du bonheur qu’on a, sans le risquer pour avoir mieux, c’est la vraie sagesse, et que cette sagesse, si je n’ai pu parvenir encore à la conquérir, je vais vivre auprès de vous, et que vous l’avez. A bientôt, et à toujours.
Mme Ménessier-Nodier.