Vie privée et publique des animaux
LE MARI
DE LA REINE
Le premier acte politique auquel je pris part en qualité d’Abeille m’impressionna si vivement, que je suis forcée d’attribuer à son influence l’étrangeté qui signala ma vie. Permettez-moi d’entrer en matière sans un plus long préambule et de vous raconter immédiatement ce petit incident.
Je sortais de l’enfance et je venais d’être nommée citoyenne de la ruche, lorsqu’un matin je fus réveillée tout à coup par des bruits inaccoutumés. On frappait à la cloison, on murmurait, on m’appelait par mon nom...
«Qu’est-ce qu’il y a, m’écriai-je, qu’est-ce qu’il y a?
—Viens vite, mignonne, me répondit-on du dehors, on va exécuter monsieur, et tu fais partie du peloton d’honneur.»
Ces mots, que je comprenais à peine,—j’étais si jeune encore!—m’effrayèrent horriblement. Je savais bien que monsieur devait être exécuté, mais l’idée que je pourrais jouer un rôle quelconque dans ce drame ne m’était jamais entrée dans l’esprit.
«Me voilà!» m’écriai-je.
Je fis en toute hâte un bout de toilette et je me précipitai dehors, en proie à la plus vive émotion. Je n’étais pas pâle, j’étais verte.
Monsieur était l’un des plus beaux Faux-Bourdons de la ruche, bien certainement. Un peu gros, mais bien pris, la physionomie douce et une grande distinction. Je l’avais vu bien souvent, accompagnant la Reine dans son inspection quotidienne, l’agaçant par ses reparties, la soutenant de sa patte, partageant avec elle le prestige de la souveraineté et offrant à tous le visage du plus heureux des princes et du plus aimé des époux.
Le peuple l’aimait peu, mais le craignait beaucoup, il avait l’oreille de la Reine; la Reine publiquement l’avait baisé au front, et l’on savait de source certaine, par l’une de ces demoiselles de la chambre, que monsieur allait devenir père. C’était une nouvelle importante, quoiqu’elle nous fût familière, et en un instant, répétée de bouche en bouche, elle remplit chaque alvéole de joie.
Chacune de nous se voyait déjà transformée en nourrice ou en bonne d’enfants et entourée de marmaille, donnant la becquée à ceux-ci, dorlotant ceux-là; déjà l’on préparait dans chaque chambrette un petit coin douillet pour y recevoir le poupon, c’est ainsi que cela se passe chez nous; et le soir, avant de s’endormir, on s’indiquait certaines fleurs du voisinage dont le suc plus délicat fournirait sûrement un miel plus savoureux à toute cette marmaille qui d’un jour à l’autre allait faire son apparition.
Notre attente ne fut pas trompée: notre bien-aimée souveraine mit au monde dix mille jumeaux, tous beaux comme le jour et si forts, si robustes, si pleins de vie, qu’il eût été impossible de faire un choix.
Jamais de ma vie je n’ai vu une Reine plus fière de sa maternité. Le Prince-époux était rayonnant; aussi il ne se contenait pas d’aise, il embrassait incessamment tous ses enfants les uns après les autres, ce qui lui demandait beaucoup de temps à cause du nombre, puis courait savoir des nouvelles de la Reine et revenait bien vite distribuer encore trois ou quatre mille baisers.
J’avais assisté à tout cela, j’avais vu monsieur dans toute sa gloire, et, tout à coup, on me réveille, j’accours et j’aperçois mon Prince qu’on traîne au dernier supplice... bien plus, je suis désignée moi-même pour exécuter la sentence; horreur!
Monsieur fit preuve dans cette circonstance d’une lâcheté excusable, à coup sûr, en un pareil moment. Songez que la nature l’ayant privé de toute arme défensive et offensive, il était complétement à notre discrétion.
«Qu’ai-je fait, ô ma Reine? s’écriait-il en se roulant aux pieds de la souveraine; encore une heure, accordez-moi une heure!... un quart d’heure... cinq minutes... j’ai des révélations à faire, Princesse, j’ai des aveux...
—Dépêchons, mesdemoiselles, répliquait la Reine en dissimulant mal la contrainte qu’elle imposait à son cœur. Il faut que la force reste à la loi: exécutez ce jeune homme désormais inutile; allons, mesdemoiselles, vous m’entendez, dépêchons!»
La Reine rentra dans son cabinet de travail, encore tout plein des souvenirs du Prince, et en un instant la malheureuse victime fut percée de mille coups. Je vivrais cent ans que je n’oublierais pas cette scène-là. Je fis semblant de faire comme toutes ces demoiselles, mais mon aiguillon ne se rougit pas ce jour-là du sang de l’innocent. Il me resta de tout cela une grande tristesse.
«Il y a chez les peuples les plus avancés des lois bien barbares, me disais-je à part moi; pauvres messieurs! pauvres messieurs!» Ces pauvres messieurs, vulgairement appelés Faux-Bourdons, étaient dans notre ruche au nombre de six cents environ, tous appelés à monter d’un jour à l’autre les marches du trône, mais tous appelés aussi à payer cet excès d’honneur par une mort violente et immédiate. Cette perspective donnait à la plupart d’entre eux une physionomie triste qui contrastait singulièrement avec la gaieté générale. Au milieu de l’animation universelle, parmi ces milliers de travailleuses, on les voyait passer lentement, désœuvrés, abattus, effrayés de leur gloire prochaine; au moindre bruit ils se retournaient en tressaillant.
«Ne serait-ce pas la Reine qui nous appelle?» semblaient-ils dire. Et bien vite ils se perdaient dans la foule et s’échappaient hors de la ruche.
Il y a bien des ennuis dans ces positions élevées. Tous ces gros fainéants qui se prélassent dans le velours de leur habit sont plus valets que les autres, vous le voyez bien, et ne méritent pas d’être admirés si fort. Cette admiration est pourtant une folie commune que je serais malvenue de blâmer trop amèrement, puisque moi-même j’en fus victime. Oui, j’aimai un Faux-Bourdon, je l’aimai d’un amour insensé. Il était beau, splendide; au soleil, son corps était resplendissant, et quand il entrait dans la corolle d’une fleur, je tremblais que le contact des pétales ne souillât sa personne. J’étais folle! Eh oui! amour platonique s’il en fut, la nature ne nous en permet pas d’autre, idéal, impossible, amour de poëte, rêverie d’artiste! J’aimais cette brute à cause de son enveloppe.
J’aurais voulu être l’une de ces Libellules aux ailes transparentes et azurées qu’on voit à la tombée du jour voltiger au sommet des herbes, ou promener parmi les fleurs leur beau corps allongé. Ma conscience me disait bien que tout se paye en ce monde, et que ces demoiselles-là, pour avoir la tête grosse, n’en sont pas plus industrieuses pour cela; mais que voulez-vous, j’étais folle, j’étais éprise, je blasphémais.
Je l’avais rencontré un jour, ivre de miel et dormant à poings fermés au beau milieu d’un lis. Il était d’un beau noir velouté au milieu de toutes ces blancheurs. Son visage, sous le pollen jaune dont il était barbouillé, avait conservé son noble aspect. Il ronflait d’une façon régulière et majestueuse, si j’ose dire. Je m’arrêtai éblouie.
«Voilà donc, murmurai-je, le futur mari de la Reine!»
Je m’approchai, et, follement curieuse d’examiner de près un si gros personnage, je lui soulevai légèrement la patte. Il tressaillit et murmura d’une voix somnolente:
«Que désire Sa Majesté?»
Puis, ayant regardé de mon côté, il s’aperçut de son erreur; il ajouta en souriant:
«Je ne te gêne pas, mon enfant? Eh bien, continue ta besogne et laisse-moi dormir en paix.»
Il y avait au fond de cette fleur une odeur pénétrante et délicieuse qui, sans doute, me monta au cerveau, car je perdis immédiatement la conscience de mes devoirs et je restai rêveuse en face de ce Faux-Bourdon. «Que sommes-nous, pensai-je, nous autres misérables travailleuses, fabriquant le miel, pétrissant la cire ou soignant les marmots, que sommes-nous en comparaison de ces admirables désœuvrés qui s’endorment au fond des fleurs et rêvent perpétuellement que la Reine leur sourit?»
Alors, oh! je l’avoue, j’eus honte de ma condition modeste et laborieuse. «Comment pourrait-il, en effet, aimer une bonne d’enfant? me disais-je. Si j’étais au moins l’une de ces belles guêpes à fine taille qui s’en vont par le monde, agaçant les passants, insouciantes, coquettes, méchantes, inutiles, toujours armées et toujours en toilette, peut-être m’aimerait-il!»
La crainte n’est-elle pas un commencement d’amour?
La menace n’est-elle pas un moyen de séduction?
Toutes ces pensées et mille autres plus folles encore bouillonnaient dans ma tête, mais mon admiration pour lui n’en devint que plus violente, et je m’écriai hors de moi:
«Ah, tenez, Prince, vous êtes véritablement bien beau!
—Je le sais, ma mignonne, je le sais; ma position m’y oblige, mais laisse-moi me rendormir.»
Cette réponse me fit beaucoup de peine. Le malheureux n’avait pas compris que je l’adorais. Et ce qui me séduisait en lui, j’ai peine à l’avouer, c’était le prestige de son oisiveté princière, c’était cette livrée de Prince-époux, cette obésité de fainéant, c’était la faiblesse de ce gros corps désarmé, c’était l’aplomb insolent du favori. Je le méprisais au fond, mais je l’aimais follement. Je savais qu’il avait l’habitude de venir presque chaque jour dormir dans le lis où je l’avais trouvé; j’y vins aussi. Je faisais mon ouvrage rapidement, j’habillais bien vite les petits confiés à ma garde, je leur distribuais à la hâte leur tartine, et je me rendais dans le calice parfumé. Là, je lui préparais une place, je balayais de mon aile la poudre jaune qui aurait pu s’attacher à lui. S’il se trouvait au fond de la corolle quelques gouttes de rosée, de mon aiguillon je perçais la cloison et l’eau s’échappait lentement, de sorte que mon Faux-Bourdon chéri pouvait se reposer tranquille, à sa place accoutumée, sans crainte des rhumatismes.
Il ne m’en était pas plus reconnaissant pour cela, car son indifférence et ses exigences augmentaient en raison de mes soins et de mes tendresses. «Tu me pousseras à bout,» lui disais-je de temps en temps.
Il souriait, s’étalait béatement et ajoutait: «Veille autour de cette fleur, de peur que quelque insecte n’y pénètre et ne trouble mon repos.» J’étais indignée, et cependant je veillais autour de la fleur. Un jour je le vis arriver; il était fort pâle, et cependant sa démarche avait je ne sais quoi de plus compassé qu’à l’ordinaire.
«Qu’avez-vous, Prince? lui dis-je avec intérêt.
—Retire-toi, petite, j’ai besoin d’air, et le soleil ne sera pas fâché de me voir aujourd’hui face à face.»
Je me sentis trembler, je prévoyais quelque malheur.
«Demain, demain, s’écria-t-il en faisant des gestes qui dénotaient le trouble de son âme, demain je serai... le mari de la Reine.»
Un voile obscurcit mes yeux, une sourde rage s’empara de moi, je sentis que je devenais folle de jalousie.
«D’ici à demain il peut se passer bien des choses, murmurai-je d’une voix étranglée.
—Tais-toi! oses-tu bien en ma présence prononcer de semblables paroles!
—Non, fis-je, non, tu ne monteras pas les marches du trône!»
Je m’élançai sur lui et, profitant d’un moment où il détournait la tête, je lui plongeai mon aiguillon dans le cœur.
A peine eut-il rendu le dernier soupir que je fondis en larmes, j’étais au désespoir.
Je rentrai dans la ruche. Tout y était en désordre, le peuple tout entier semblait en proie à la plus vive agitation; on se poussait, on se heurtait...
«Que se passe-t-il donc? dis-je à la première Abeille que je rencontrai.
—Il se passe, il se passe que l’un de ces messieurs a disparu.
—Et comment le sait-on?» J’étais tremblante.
«A l’appel de ce soir, il n’y avait que cinq cent quatre-vingt-dix-neuf Faux-Bourdons présents. La Reine a eu une attaque de nerfs, on se perd en conjectures.
—Ah! c’est une horrible aventure!» Et je me perdis dans la foule.
La Reine fut inconsolable, moi aussi, pendant deux jours environ, et ce fut tout. C’était du reste un bien sot animal que ce Faux-Bourdon. Ne me parlez pas des fainéants bien habillés.
Gustave Z.