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Vie privée et publique des animaux

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TOPAZE
PEINTRE DE PORTRAITS

J

e suis son héritier, je fus son confident; personne mieux que moi ne peut conter sa curieuse et instructive histoire.

Né dans une forêt vierge du Brésil, où sa mère le berçait à l’ombre sur des lianes entrelacées, il fut pris tout jeune par des Indiens chasseurs, qui le vendirent à Rio-Grande, avec une cargaison de Perroquets, de Perruches, de Colibris et de peaux de Buffles. Il vint au Havre en cette compagnie, gambadant sur les haubans et les vergues, chéri des matelots auxquels il jouait mille méchants tours, mordant l’un, griffant l’autre, et ne regrettant guère de sa sauvage patrie que ce bon soleil, si brillant et si chaud, sous lequel un Singe même, la plus frileuse des créatures après l’Homme, n’a jamais claqué des dents. Le capitaine du navire, qui savait son Voltaire, l’appela Topaze, comme le bon valet de Rustan, parce qu’il avait une face jaune et pelée. Bref, en arrivant au port, Topaze avait reçu, outre son nom, une éducation dans le goût de celle qui fut jadis donnée sur le coche d’eau à son compatriote Vert-Vert, quand il revint scandaliser les nonnes par ses propos; celle de Topaze était même un peu plus salée, comme faite en pleine mer.

Une fois en France, on pourrait aisément faire de lui un autre Lazarille de Tormes, un autre Gil Blas, si l’on voulait s’amuser à peindre les caractères ou à conter les histoires de tous les maîtres qu’il eut successivement jusqu’à l’âge de Singe fait. Mais il suffit de savoir qu’en son adolescence il était logé à Paris, dans un ravissant boudoir de la rue Neuve-Saint-Georges, et qu’il faisait la joie, les délices, la coqueluche d’une charmante personne, laquelle terminait, en le traitant comme un enfant gâté, l’éducation si bien commencée par les matelots du Havre. Il menait là une vraie vie de chanoine, bien plus heureuse qu’une vie de prince. Mais qu’y a-t-il de stable en ce monde? Un jour, jour néfaste! il s’avisa, dans un accès de maligne humeur, de mordre au visage un respectable barbon qu’on appelait M. le comte, et qui protégeait sa gentille maîtresse. La colère du protecteur fut si grande, qu’il déclara nettement à la dame qu’elle n’avait plus qu’à opter entre lui et cette méchante Bête, l’un des deux devant quitter immédiatement la maison. Le pauvre Topaze n’avait à donner ni cachemires, ni bijoux, ni carrosse. Son arrêt fut prononcé, avec un gros soupir pourtant; et même, afin d’adoucir cette séparation forcée, on l’envoya secrètement dans l’atelier d’un jeune peintre, où, depuis bientôt trois mois, la dame allait poser régulièrement chaque jour pour un portrait qui ressemblait à la tapisserie de Pénélope.

Voilà pourtant comme se font les vocations! Assis sur un banc de bois, au lieu d’un moelleux canapé, mangeant des bribes de pain sec au lieu de macarons, et buvant de l’eau claire au lieu de sirop à l’orange, Topaze fut ramené au bien par la misère, ce grand professeur de morale et de vertu, quand elle ne plonge pas plus profondément dans le vice et la débauche. N’ayant rien de mieux à faire, il réfléchit sur sa misérable condition, si précaire, si variable, si dépendante; il rêva la liberté, le travail et la gloire; il sentit enfin qu’il était venu à ce moment critique et solennel où il faut, comme on dit, faire choix d’un état. Or, quel état plus beau, plus libre, plus glorieux que celui d’artiste? Le ciel même l’avait conduit à cette école. Le voilà donc, comme Pareja, l’esclave de Velasquez, essayant de surprendre dans le travail de son maître les secrets du grand art de peindre, le voilà juché tout le jour sur le faîte du chevalet, guettant chaque mélange de la palette et chaque coup du pinceau; puis, dès que le peintre tournait les épaules, il prenait à son tour la palette et la brosse, et, d’une main légère, refaisant l’ouvrage déjà fait, il doublait par une seconde couche la dose des couleurs. Alors, fier et glorieux, il prenait sa reculée, s’admirait dans son œuvre, et marmottait tout bas entre ses dents le mot du Corrége, répété tant de fois par tous ces naissants génies dont Paris est inondé: Ed io anche son pittore.

Un jour que l’orgueil satisfait lui ôtait toute prudence, son maître le surprit dans cet exercice. Il rentrait lui-même plein de joie et de fierté, car la direction des beaux-arts venait de lui commander un tableau du Déluge pour l’église de Boulogne-sur-Mer, où il pleut toute l’année. Rien ne rend généreux comme le contentement de soi-même. Au lieu donc de prendre un appui-main et de rosser son Sosie: «Parbleu! s’écria-t-il comme un autre Velasquez, puisque tu veux être artiste, je te rends la liberté, et de mon valet je te fais mon élève.» Voilà Topaze devenu rapin.

Aussitôt il rejeta et roula sur ses épaules tous les crins de sa tête, comme la chevelure poudrée d’un curé de campagne; il ajusta ses poils du menton en barbe de bouc; il se coiffa d’un chapeau à larges bords et à forme pointue; il s’habilla d’une redingote en justaucorps, sur laquelle retombait en fraise son col de chemise; enfin il se donna autant que possible l’air d’un portrait de Van Dyck; puis, son carton sous le bras et sa boîte de couleurs à la main, il se mit à fréquenter les écoles.

Puis, son carton sous le bras et sa boîte de couleurs à la main, il se mit à fréquenter les écoles. Voilà Topaze devenu rapin.

Mais, hélas! comme tant d’apprentis artistes, qui sont pourtant bien Hommes, Hommes faits et parfaits, Hommes ayant leurs cinq sens du corps et leurs trois puissances de l’esprit, Topaze avait pris pour une vocation véritable ou les rêves creux de son ambition, ou son inaptitude à toute autre chose. Il fut bientôt tristement désabusé. Quand le tracé du maître lui manqua, et qu’il fallut tracer lui-même des lignes; quand, au lieu d’appliquer couleur sur couleur, il fallut couvrir une toile blanche; quand, enfin, d’imitateur il fallut se faire original, adieu tout le talent de notre Singe. Il eut beau travailler, s’obstiner, suer, pester, se cogner la tête, s’arracher la barbe, la muse ne souffla point, comme disent les Espagnols, et Pégase, toujours rétif, refusa de l’emporter sur cet Hélicon de fortune et de gloire qu’il avait rêvé. En bon français, il ne fit rien qui vaille, et, d’une commune voix, maîtres et condisciples lui donnèrent le charitable conseil de chercher un autre moyen de vivre:

Soyez plutôt maçon, si c’est votre talent.

Et vraiment c’était dommage; car il s’en fallait bien que Topaze, dans un étroit égoïsme, n’eût envisagé de sa position que les avantages personnels. Ses hauts pensers embrassaient un plus vaste horizon; il ne voulait rien moins qu’accomplir un rôle grand, noble, généreux, civilisateur, humanitaire. Je lui ai souvent ouï dire qu’à l’exemple des Juifs du moyen âge, qui allaient étudier la médecine chez les Arabes et revenaient l’exercer chez les chrétiens, il voulait transmettre des Hommes aux Animaux la connaissance de l’art, et, éclairant ses semblables de cette lumière nouvelle, en faire presque les égaux du roi de la création, qu’ils touchent déjà de si près et par tant de côtés. Son chagrin fut profond, comme l’avait été son projet, et, tout meurtri de la chute immense qu’il avait faite du haut de son orgueil, honteux, morose, mécontent du monde et de lui-même, perdant le sommeil, l’appétit, la vivacité, le pauvre Topaze tomba dans une maladie de langueur qui fit craindre pour sa vie. Heureusement qu’aucun médecin ne fut appelé et qu’on laissa la nature seule aux prises avec elle-même.

En ce temps-là, un peintre de décorations, un nommé Daguerre, fit ou compléta la découverte qui doit justement illustrer son nom; découverte importante, considérable, disent ses confrères, non-seulement pour les sciences physiques, mais aussi pour l’art, tant qu’elle se contentera d’en être un utile auxiliaire et n’aura point la prétention de le remplacer. On en fit, comme chacun sait, des applications diverses, et peu à peu, après avoir pris l’exacte empreinte des monuments, des vues perspectives, des objets inanimés, on en vint à tirer le portrait des vivants.

J’ai connu, parmi les Hommes, un musicien fanatique, auquel la nature avait refusé la voix et l’oreille, qui chantait faux, qui dansait à contre-mesure, qui avait enfin pour cette musique, de lui si chérie, ce qu’on appelle une passion malheureuse. Il prit des maîtres de solfége, de piano, de flûte, de cor de chasse, d’accordéon, même de grosse caisse et de triangle; il employa la méthode Wilhem, la méthode Pastou, la méthode Chevé, la méthode Jacotot. Rien ne fit; il ne put jamais ni poser un son, ni marquer un rhythme. De quoi s’avisa-t-il alors pour arranger son goût avec son impuissance? Il acheta un orgue de Barbarie, et, tournant la manivelle d’un bras infatigable, il s’en donna pour son argent, de jour, de nuit, et à cœur-joie. Le poignet lui suffit pour être musicien.

Ce fut un semblable expédient qui rendit la vie à Topaze, avec ses espérances de haute renommée, de vaste fortune et d’insigne apostolat. Comme il est reconnu, depuis les jésuites, que la fin justifie les moyens, Topaze vola, d’une main dextre, la bourse d’un gros financier qui dormait profondément dans l’atelier de son maître, tandis que celui-ci, guère mieux éveillé, essayait de le peindre. Muni de ce trésor, il acheta aussi son orgue de Barbarie, je veux dire un daguerréotype, et, se faisant bien enseigner la manière de s’en servir, qui n’était pas au-dessus de son intelligence, il devint tout à coup d’artiste peintre artiste physicien.

Le talent acquis, et à beaux deniers comptants, comme on vient de voir, il avait fait la moitié du chemin vers le but grandiose où tendaient ses désirs. Pour faire l’autre, il prit la route du Havre, puis passage sur un vaisseau qui traversait l’Atlantique, et, après un heureux voyage, il alla prendre terre à l’endroit même où, peu d’années auparavant, il s’était embarqué pour la France. Mais quel changement dans sa situation! De Singe enfant, il était devenu Singe homme; de prisonnier de guerre vendu comme esclave, affranchi et libre; enfin, de brute ignorante, telle que la nature jette au monde tous les êtres, une espèce d’Homme civilisé.

Le cœur lui battit en touchant le sol de la patrie, si douce à revoir après une longue absence; et, sans perdre un seul jour, il s’achemina, sa machine sur le dos, vers les lieux solitaires et sauvages où l’appelait, avec les souvenirs de ses premiers ans, la mission civilisatrice qu’il s’était donnée. Il y avait bien aussi dans son empressement (il m’en a fait l’aveu) certaine envie d’attirer l’attention, de faire du bruit, d’être regardé comme une Bête curieuse, de jouir enfin de la facile supériorité que lui donnaient sur les gens du pays son titre de voyageur, ses connaissances et sa machine; mais il aimait mieux se donner le change à lui-même, et se croire simplement piqué de cet irrésistible aiguillon qui pousse les prédestinés, les hommes providentiels, à jouer leur rôle en ce monde.

Arrivé dans la forêt qui l’avait vu naître, sans rechercher ni ses parents ni ses amis, auxquels il ne voulait se révéler qu’après d’éclatants succès, Topaze alla s’installer dans une vaste clairière, espèce de place publique ménagée par la nature au milieu des futaies et des fourrés. Là, aidé d’un Sapajou à face noire, qu’il appela Ébène comme l’autre serviteur de Rustan, et dont il fit son valet, son nègre, imitant jusqu’en cela l’Homme qui trouve dans la différence des peaux une raison suffisante pour qu’il y ait des maîtres et des esclaves, il se construisit une élégante cabane de branchages, bien abritée sous quelques larges feuilles de lotus. Il cloua pour enseigne, au-dessus de la porte, un écriteau qui portait: Topaze, peintre à l’instar de Paris; et, sur la porte même, un second écriteau plus petit où se lisait: Entrée de l’instar; puis, quand il eut expédié dans toutes les directions quelques couples de Pies chargées d’annoncer à la ronde son arrivée, sa demeure et son état, il ouvrit enfin boutique.

Pour mettre ses services à la portée de tout le monde, dans un pays où l’on n’a point encore battu monnaie, Topaze était revenu au système primitif des échanges. Il se faisait payer en denrées. Cent noisettes, cinquante figues, vingt patates, deux noix de coco, tel était le prix d’un portrait. Comme les habitants des forêts du Brésil, encore dans l’âge d’or, ne connaissent ni la propriété, ni l’héritage, ni tous les droits qui découlent des mots mien et tien, que la terre est en commun et ses fruits au premier occupant, il n’y avait en vérité qu’à se baisser et à prendre pour payer son image au peintre de Paris. Néanmoins, ses commencements furent difficiles; il apprit, par expérience, que nul n’est prophète en son pays, ni surtout parmi les siens.

Les premières visites qu’il reçut furent celles d’autres Singes, race curieuse et empressée, mais défiante, envieuse, maligne. A peine eurent-ils vu fonctionner une fois la machine, qu’au lieu d’en admirer simplement l’invention et l’effet, ils cherchèrent aussitôt à l’imiter, à la copier; et au lieu d’honorer, en le récompensant, celui de leurs frères qui rapportait ce trésor de lointaines régions, ils mirent tous leurs soins à lui dérober son secret et les bénéfices qu’il devait justement tirer de son industrie. Voilà tout d’abord Topaze aux prises avec les contrefacteurs. Heureusement pour lui qu’il ne s’agissait pas de réimprimer un livre en Belgique; le vol était un peu moins facile à commettre. Messieurs les Singes eurent beau ruminer, s’ingénier, travailler de leurs quatre mains, s’associer même, car chez eux comme ailleurs, je crois, on trouve aisément des complices pour une mauvaise action, tout ce qu’ils purent faire, ce fut une caisse en bois, une enveloppe très-semblable à l’autre, en vérité, mais à laquelle il ne manquait que le mécanisme intérieur: un corps sans âme enfin. A l’abri de la contrefaçon, Topaze ne le fut pas de l’envie. Au contraire, l’insuccès des Singes les rendit furieux, et détestant d’autant plus celui qu’ils n’avaient pu dépouiller, ils n’épargnèrent rien pour le desservir et le perdre. Tant il est vrai que, si l’on a des ennemis, il faut les chercher parmi ses semblables et ses proches, parmi les gens de la même profession, du même pays, presque de la même famille et de la même maison. Araña¿ quien te araño?—Otra araña como yo.

Mais n’importe, le mérite doit se faire jour en dépit des envieux et des méchants, et surnager à la fin comme l’huile sur l’eau. Il arriva qu’un personnage important, un Animal de poids, un Ours enfin, passant par la clairière et voyant cette enseigne, se mit à réfléchir qu’on n’est pas de toute nécessité un charlatan parce qu’on vient de loin ou qu’on promet du nouveau, et qu’un esprit sage, modéré, impartial, se donne la peine d’examiner les choses avant de les juger. D’ailleurs une autre raison le poussait à faire l’épreuve des talents de l’étranger; car, à côté des maximes générales et des lieux communs, par lesquels on explique tout haut chaque action de la vie, il y a toujours un petit motif personnel dont on ne parle point, et qui est la vraie cause. Nous sommes tous, Bêtes et gens, un peu doctrinaires. Or, notre Ours était le descendant direct de ce compagnon d’Ulysse, touché par la baguette de Circé, qui répondit à son capitaine, le plaignant de se voir ainsi fait, lui naguère si joli:

Comme me voilà fait! comme doit être un Ours.
Qui t’a dit qu’une forme est plus belle qu’une autre?
Est-ce à la tienne à juger de la nôtre?
Je m’en rapporte aux yeux d’une Ourse, mes amours.

Il était un peu fat et très-amoureux. C’était pour en faire présent à sa belle qu’il désirait avoir son portrait. Il entra donc dans la boutique, paya double, car il faisait grandement les choses, et s’assit sur la place marquée. Très-peu léger, très-peu remuant, plein d’ailleurs de son importance et de l’importance de sa tentative, il lui fut facile de garder l’immobilité nécessaire. Topaze, de son côté, mit à son ouvrage tous les soins qu’on apporte d’ordinaire à un début, et le portrait réussit au gré de leurs souhaits. Monseigneur fut ravi. L’opération, en le rapetissant, lui avait ôté l’épaisse lourdeur de sa taille, et le gris argenté de la plaque métallique remplaçait avec avantage la sombre monotonie de son manteau brun. Enfin, il se trouva mignon, svelte, gracieux. Essoufflé de joie et d’orgueil, il courut de ce pas, aussi vite que le permettaient la gravité de son caractère et la pesanteur de ses allures, présenter à son idole cette précieuse image. L’Oursine en raffola. Par instinct de coquetterie, inné, à ce qu’il paraît, chez les femelles, elle pendit, comme une parure, le portrait à son cou; puis, par un autre instinct, non moins naturel, à ce qu’il paraît encore, celui de communication, elle s’en alla chez ses parentes, amies, voisines et connaissances, montrer le cadeau du bien-aimé. Grâce à cet empressement, avant la fin de la journée toute la gent animale habitant à deux lieues à la ronde connaissait le talent de Topaze et les merveilleux produits de son industrie. Il était en vogue.

.... Précieuse image.....

Dès ce moment, sa cabane fut visitée à toute heure du jour; la place marquée pour le modèle ne désemplissait point, et le Sapajou noir avait assez à faire de préparer pour tout venant les plaques iodées. Hors les Singes, qui gardèrent rancune et se tinrent à l’écart, il n’est pas une espèce animale de la terre, de l’air et de l’eau, qui ne vînt bravement s’exposer à la reproduction de son effigie. Je me rappelle que l’un des plus empressés fut l’Oiseau-Royal, souverain d’une principauté étrangère toute peuplée de Volatiles. Il arriva entouré d’un brillant état-major et de ses aides de camp, le général Phénicoptère dit Flamant ou Bécharu, le colonel Aigrette, le major Toucan, flatteurs et fâcheux, qui, penchés sur le dos de Topaze, ne cessaient, pour louer le prince et lui jeter de l’encens au nez, de faire des critiques saugrenues et d’indiquer d’absurdes corrections. Le portrait s’acheva en dépit de leurs remontrances, et, tout fier de sa couronne ducale en forme de huppe panachée, l’Oiseau-Royal était ravi de se mirer et de s’admirer comme dans une glace. Aussi, bien différent de l’Ours amoureux, et quoiqu’il fût accompagné d’une charmante Paonne, sa femme par mariage morganatique, ce fut à lui-même qu’il fit présent de son image, et, comme Narcisse devant la fontaine, il passait le jour à se contempler. Par ma foi, bienheureux ceux qui s’aiment! ils n’ont à craindre ni dédain, ni froideur, ni changement; ils n’éprouvent ni les chagrins de l’absence, ni les tourments de la jalousie. S’il est vrai, à ce que disent les philosophes humains, que ce qu’on nomme amour ne soit qu’une déviation de l’amour-propre qui va momentanément se loger en autrui, et que cesser d’aimer, c’est tout simplement le retour de l’amour-propre en son logis habituel; encore une fois, bienheureux ceux qui s’aiment!

Bien que Topaze, pour revenir à lui, se donnât l’air de retoucher, au gré des modèles, les portraits sortis de sa machine, ce n’est pas à dire qu’il réussît toujours à satisfaire pleinement ses pratiques. Elles n’étaient pas toutes de si bonne composition, et, sans s’aimer comme l’Oiseau-Royal, au point de prendre leurs difformités pour autant d’attraits, ce qui est la vraie béatitude de l’égoïsme, elles s’aimaient assez cependant pour trouver mauvais qu’on leur laissât des défauts qui les affligeaient, ou qu’on leur ôtât des qualités dont elles étaient fières. Ainsi, le Kakatoès se trouvait le nez trop court, l’Autruche la tête trop petite, le Bouc la barbe trop longue, le Sanglier l’œil trop sanglant, l’Hyène le poil trop hérissé. L’Écureuil était très-mécontent de se voir immobile, lui si vif, si sémillant, si alerte, et le Caméléon, si changeant, d’être sans couleur. Quant à l’âne, il aurait voulu, nouveau Rossignol, que son portrait fît entendre la gracieuse musique de son chant; et le Hibou, qui avait fermé les yeux à la lumière du soleil pendant l’opération, se plaignait amèrement qu’on l’eût peint aveugle.

Le Toucan se trouvait le nez trop gros; L’Autruche, la tête trop petite, etc., etc.

Il y avait d’ailleurs, dans le laboratoire de Topaze, comme cela se voit quelquefois, dit-on, dans les ateliers des peintres, une troupe de jeunes Lions, fils de grandes familles, désœuvrés, moqueurs et narquois, qui venaient y passer tous leurs loisirs, c’est-à-dire vingt-quatre heures par jour, sauf le temps des repas et du sommeil. Ils se piquaient de connaissances en peinture, appelaient par leurs noms anatomiques tous les muscles du visage, parlaient galbe et morbidesse, raisonnaient plastique et esthétique; mais, sous prétexte de voir travailler l’artiste, ils ne s’occupaient en réalité qu’à plaisanter de ses clients. Le Corbeau montrait-il, à l’entrée de la cabane, sa noire figure, son œil terne, sa démarche de magistrat goutteux, aussitôt ils s’écriaient en chœur:

Hé! bonjour, monsieur du Corbeau,
Que vous êtes joli, que vous me semblez beau!

rappelant ainsi à la pauvre dupe son aventure du fromage escroqué par maître Renard. Si c’était au contraire le Renard qui entrât, ou son compère le Loup, ils se mettaient à marmotter la fameuse sentence du Singe qui les condamna l’un et l’autre:

... Je vous connais de longtemps, mes amis,
Et tous deux vous payerez l’amende;
Car toi, Loup, tu te plains quoiqu’on ne t’ait rien pris,
Et toi, Renard, as pris ce que l’on te demande.

Un jour, le bonhomme Canard, laissant les joncs et le marécage, s’en vint, cahin-caha, jusqu’à l’atelier de Topaze, désireux de voir aussi sa figure mieux que dans l’eau trouble de son étang. Dès qu’il parut, un des Lions s’approcha plein d’empressement, et, ôtant sa toque avec politesse: «Ah! monsieur, lui dit-il, vous qui allez de côté et d’autre, seriez-vous assez bon pour nous apprendre des nouvelles?»

Bref, personne n’échappait à leurs sarcasmes. Bien des gens se piquaient, et plusieurs auraient voulu se fâcher; mais messieurs les Lionceaux, habitués dès l’enfance à manier les armes des duellistes, se faisaient un jeu d’une querelle. Avec eux, le plus prudent était de se taire ou de bien prendre la plaisanterie. Topaze aussi souffrait de leur présence, qui le dérangeait dans son travail et pouvait nuire à ses intérêts en éloignant des pratiques. Mais comment se mettre mal avec tous ces fils de familles, puissants dans le canton, et généreux d’ailleurs dans leurs bons moments? Comme ses modèles, le peintre devait prendre ces importuns en patience, et, tout en les maudissant, leur faire bon visage. C’est une des charges du métier.

Malgré ces petites contrariétés et ces petits ennuis (qui peut en être exempt dans ce monde de Dieu?), le commerce allait bien. Topaze emplissait son grenier, et sa renommée grossissait comme ses épargnes. Il entrevoyait déjà l’instant si désiré où, riche et célèbre, il allait enfin se consacrer à la haute mission d’instruire et de moraliser ses semblables.

Le nom du prochain législateur, et le bruit des merveilles qu’il opérait, s’étaient répandus, de proche en proche, jusqu’à de grandes distances. Un Éléphant, souverain de je ne sais quel vaste territoire situé entre les grands fleuves de l’Amérique du Sud, mais qui n’est indiqué sur aucune mappemonde, parce que l’espèce humaine n’y a point encore pénétré, entendit parler du peintre de Paris. Il fut curieux d’employer ses talents, et, comme un autre François Ier appelant à sa cour un autre Léonard de Vinci, il envoya une députation à Topaze avec des offres si brillantes, qu’il n’y avait pas même lieu à délibérer. C’est ainsi que procèdent, dans leurs caprices, les rois absolus. On lui promettait, outre une somme considérable en valeurs du pays, le titre de cacique et le grand cordon de la Dent d’Ivoire. Topaze se mit en route, au milieu d’une escorte d’honneur, monté sur un beau Cheval et suivi d’un Mulet qui portait, outre son fidèle Sapajou noir, sa précieuse machine. On arriva sans encombre à la cour de sultan Poussah (c’était son nom), à qui Topaze fut aussitôt présenté par l’introducteur ordinaire des ambassadeurs. Il se jeta la face contre terre devant le monarque, et celui-ci, le relevant avec bonté du bout de sa trompe, lui donna à baiser l’un de ses pieds énormes, celui même qui plus tard... Mais n’anticipons point sur les événements.

Sa Majesté très-massive éprouvait une telle démangeaison de curiosité, que, sans prendre ni repos ni repas, Topaze dut aussitôt déballer sa caisse et se mettre à l’ouvrage. Il prépara ses instruments, fit chauffer ses drogues, et choisit la plus belle plaque de toute sa provision pour y empreindre la royale image. Il fallait que le modèle tînt tout entier sur cet étroit encadrement, car sultan Poussah se voulait voir représenté dans son majestueux ensemble et de la tête aux pieds. Topaze se réjouit fort de ce caprice. Il se rappelait l’aventure de l’Ours amoureux, première cause de sa vogue et de ses succès. «Bon! disait-il, puisque c’est une miniature que demande Sa Majesté, elle sera satisfaite de moi, car elle sera satisfaite d’elle-même.» Il plaça donc l’Éléphant fort loin de la lunette de sa chambre obscure, pour le rapetisser autant que possible, puis il procéda à l’opération avec le soin le plus minutieux et l’attention la plus profonde. Tout le monde attendait le résultat en silence et dans l’anxiété, comme s’il se fût agi de fondre une statue. Il faisait un ardent soleil. Au bout de deux minutes, l’opérateur enlève lestement la plaque argentée, et, triomphant, quoique agenouillé, la présente aux yeux du monarque.

A peine celui-ci eut-il jeté un regard oblique sur son image, qu’il partit d’un immense éclat de rire, et, sans trop savoir pourquoi, les courtisans rirent aussi à gorge déployée. C’était une scène de l’Olympe. «Qu’est ceci? s’écria l’Éléphant quand il eut recouvré la parole; c’est le portrait d’un Rat, et l’on veut que je m’y reconnaisse! Vous plaisantez, mon ami.» Les rires continuaient de plus belle. «Eh quoi! ajouta le monarque après un instant de silence et prenant une expression de plus en plus sévère, c’est parce qu’il n’y a nul Animal plus grand, plus gros et plus fort que moi dans cette contrée, que j’en suis le roi et seigneur, et j’irais me montrer à mes sujets, pour qu’ils perdent le respect qui m’est dû, sous les apparences d’une chétive et imperceptible créature, d’un avorton, d’un Insecte? Non, la raison d’État ne me permet point de faire cette sottise.» En disant cela, il lança dédaigneusement la plaque à l’artiste atterré, qui courba la tête jusque dans la poussière, moins encore par humilité que pour éviter un choc qui lui eût été funeste.

Il prépara ses instruments, fit chauffer ses drogues, et choisit la plus
belle plaque de sa composition...

«J’aurais dû me douter de l’équipée, reprit l’Éléphant qui passait peu à peu du rire à la fureur. Tous ces colporteurs de secrets et d’inventions, tous ces novateurs qui nous prêchent les merveilles du monde civilisé, sont autant d’émissaires de l’Homme, venus pour corrompre, à son profit, les Animaux, par le mépris des vertus antiques, par l’oubli des devoirs envers l’autorité naturelle et constituée. Il faut en préserver l’État, et couper le mal dans sa racine.—Bravo! s’écria la galerie; bien dit, bien fait, et vive le sultan!» Enjambant par-dessus le corps du peintre encore prosterné, l’Éléphant, en trois pas, s’approcha de l’innocente machine, grosse à ses yeux de révolutions; et, plein d’un courroux non moins légitime que celui de Don Quichotte frappant d’estoc et de taille sur les marionnettes de maître Pierre, il leva son formidable pied, le posa sur la fragile enveloppe, et, d’un seul effort, broya la caisse avec tout ce qu’elle contenait. Adieu Veau, Vache, Cochon, Couvée!

Ce fut comme le pot au lait de Perrette. Adieu fortune, honneurs, influence, civilisation! Adieu l’art, adieu l’artiste! Aux horribles craquements qui annonçaient sa ruine et lui broyaient le cœur, Topaze se releva soudain, et, prenant sa course en désespéré, il alla se jeter, la tête la première, dans la rivière des Amazones.


Celui qui fut son confident et qui resta son héritier, c’est moi, pauvre Ébène, pauvre Sapajou noir, qui, venu chez les Hommes d’Europe, où j’ai appris une de leurs langues, me suis fait, pour leur instruction, l’historien de mon maître.

Traduit de l’espagnol par Louis Viardot.


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