Vie privée et publique des animaux
CAUSES CÉLÈBRES
e suis, comme vous ne le savez pas, un vieux Corbeau, avocat près les cours et tribunaux de l’espèce Animale, et, trouvant inexacts ou incomplets les comptes rendus qui circulent, je crois devoir vous transmettre celui de la dernière session des assises.
Elle a été brillante, et il n’en pouvait guère être autrement, puisque l’on avait eu le bon esprit de choisir dans la famille à laquelle j’appartiens la plupart des juges et des jurés qui, par leurs habits noirs, par leur gravité, en imposaient à la foule, et quand on les contemplait, l’idée venait naturellement qu’habitués à fouiller des cadavres ils seraient plus aptes à signaler l’état de décomposition morale des accusés.
Une Cigogne avait été appelée à la présidence, dont la rendaient digne sa patience et son sang-froid. A moitié assoupie dans son fauteuil, les yeux entr’ouverts, la poitrine renflée, la tête en arrière, guettant au passage les contradictions des accusés, elle avait encore l’air d’être en embuscade au bord d’un marais.
Les fonctions de procureur général étaient échues à un Vautour au col tors. Ce personnage, s’il avait jamais eu la moindre sensibilité, s’en était défait depuis longtemps. Ardent, impitoyable, il ne songeait qu’à obtenir des succès, c’est-à-dire des condamnations. Il avait bec et ongles pour attaquer, jamais pour défendre. La cour d’assises était pour lui un champ de bataille, et le prévenu un adversaire qu’il fallait vaincre à tout prix. Il allait à un procès criminel comme un soldat à l’assaut: il s’y jetait à corps perdu, comme un gladiateur au milieu du cirque. Le Vautour est, en somme, un excellent procureur général.
Une Cigogne avait été appelée à la présidence, dont la rendaient digne sa patience et son sang-froid.
Les habitants des terriers, nids, taillis, trous, taupinières et marécages voisins, accoururent en foule pour assister à ces solennités judiciaires. Les Oies, les Butors, les Buses et les Pies étaient en majorité.
Il en est toujours ainsi.
Une tribune était réservée aux journalistes, Canards et Perroquets pour la plupart. Avec quel empressement ils étaient venus là! C’est comme sur une proie qu’ils se jettent sur un procès bien noir et bien affreux! Voilà leurs rédacteurs habituels dispensés de se mettre en frais d’imagination; la copie arrive toute faite, suffisamment épicée, bourrée d’incidents dramatiques qu’ils n’auraient pas trouvés, et le directeur peut crier fièrement aux typographes: «Vous tirerez dix mille de plus!»
N’entrons pas dans le détail de toutes les affaires qui ont occupé la session. Laissons de côté les poursuites dirigées contre une Grive, pour dispute de cabaret; un Paon, pour usurpation de titres; une Pie, pour vol domestique; un Chat, pour infanticide; un Pierrot, pour vagabondage; un Renard, pour banqueroute frauduleuse; un Bouc, pour danse illicite; un Chat-huant, pour tapage nocturne; un Merle, pour délit de presse; un Coq gaulois, pour excitation à la haine et au mépris du gouvernement. Parlons seulement de deux causes majeures, comme dit un Rat de mes amis, nourri des bouquins d’un savant: Musa, mihi causas memora!
Il y a quelques mois, on lisait dans le Microcosme, journal des canards:
«Un crime affreux vient d’épouvanter nos contrées si longtemps paisibles.
«Au moment où les Animaux confédérés venaient de se jurer une fraternité éternelle, on a trouvé au coin d’un bois un Crapaud affreusement empoisonné!
«La justice informe.»
Elle informa si bien, qu’elle incarcéra deux Moutons, trois Escargots et quatre Lézards, tous également innocents; aussi furent-ils relâchés immédiatement, après avoir subi quatre-vingt-quinze jours d’arrestation préventive.
Dieu nous garde, messieurs, d’être accusés de n’importe quoi!
On commence par vous mettre en cage.
On vous y garde pour vous interroger, pour exiger un compte minutieux de vos occupations, pour demander quel a été l’emploi de votre journée tel ou tel jour il y a plusieurs mois; et après qu’il est bien et dûment établi que vous êtes étranger au crime, on vous prie poliment de rentrer chez vous.
Pendant ce temps vos affaires ont langui;
Vos créanciers sont devenus furieux;
Vos débiteurs ont disparu;
Votre famille a pâti.
Des calomnies de toute espèce ont été propagées sur votre compte, et on trouve toujours des Animaux qui disent: «Il n’y a pas de feu sans fumée.»
Ceux qui subirent l’arrestation préventive, dans le procès que je narre, ne purent fournir aucun indice. L’instruction se poursuivit avec la plus grande activité, sous la direction de deux Tortues; mais plus on avançait, moins on pénétrait l’horrible mystère et drame dans lequel avait succombé l’infortuné Crapaud.
Enfin une Taupe, sortant à tâtons de son terrier, vint raconter qu’elle avait vu une énorme Vipère (monstrum horrendum, comme dirait mon ami le Rat) s’élancer sur le Crapaud. Confronté avec le cadavre qu’on avait soigneusement embaumé, le témoin déclara positivement que ça devait être lui.
Des Bouledogues furent dépêchés à la poursuite de la Vipère, l’attaquèrent vaillamment pendant son sommeil, lui mirent les menottes et la menèrent devant la Cour.
L’audience est ouverte. Le greffier donne lecture de l’acte d’accusation. La parole est à la Fourmi, expert chargé d’analyser les restes de la victime. (Mouvement d’attention.)
«Messieurs,
«Notre but était de rechercher si le corps de ce malheureux Crapaud contenait le principe vénéneux récemment découvert dans la Vipère, et nommé par les savants viperium.
«Cette substance se combine avec divers oxydes, acides et corps simples, pour former différents vipérates, vipérites ou vipérures.
«Nous avons donc analysé avec le plus grand soin l’estomac, le foie, le poumon, les entrailles, et la masse encéphalique de la victime, en nous servant de réactifs dérobés à un médecin homœopathe qui a l’habitude de porter sa pharmacie dans sa poche. Après avoir fait chauffer et évaporer jusqu’à siccité le suc pancréatique et les matières contenues dans l’estomac, nous avons obtenu une substance liquoreuse, mais assez solide, que nous avons traitée par deux milligrammes d’eau distillée; en la plaçant dans un matras de verre et la soumettant à l’ébullition pendant deux heures vingt-cinq minutes, nous n’avons rien obtenu du tout; mais cette même substance, traitée successivement par des acétates, des sulfates, des nitrates, des prussiates et des chlorates, nous a donné un précipité d’un bleu vert-pomme que nous avons retraité par plusieurs réactifs énergiques; nous avons alors obtenu un précipité d’une couleur indécise, mais bien caractérisée, et qui ne saurait être que du viperium à l’état pur.»
Ce rapport, clair et concluant, impressionne vivement l’auditoire. La Fourmi met sous les yeux des jurés une petite fiole contenant le résidu recueilli. (Agitation en sens divers.)
L’issue de ce procès, qui se termina par la condamnation de la Vipère, eût excité, sans aucun doute, la curiosité publique, si des débats plus importants ne l’avaient détournée.
On lisait dans le Microcosme:
«Un crime affreux vient de jeter la terreur dans ce pays.
«Donnant aux animaux domestiques l’exemple d’une noble indépendance, une Brebis et son Agneau avaient fui leur bergerie. Tous deux étaient placés sous la sauvegarde de la Confédération Animale, et pourtant ils ont été lâchement égorgés!
«Un Loup, désigné par la voix publique comme coupable de ce crime, a été arrêté, grâce au zèle et à la fermeté du brigadier des Bouledogues.»
Il importait de savoir quel avait été le genre de mort de la Brebis. On choisit à cet effet un Dindon, savant docteur décoré, qui s’était acquis une juste célébrité par ses recherches, malheureusement sans résultat, sur cette grave question: Quare opium facit dormire? Ce docteur illustre constate que la Brebis était loin d’avoir succombé à une attaque de choléra, comme on aurait pu faussement l’avancer; mais qu’une plaie de six centimètres de long lui ayant été faite au gosier, la mort avait été le résultat de la division de la veine jugulaire interne.
Impatiemment attendue, l’affaire vint enfin au rôle.
Dès le matin, une multitude immense assiége les portes du prétoire; l’autorité a pris des mesures pour prévenir le désordre. L’accusé est introduit. Il est pâle; ses yeux sont noirs, mais sans éclat. Sa mise, quoique décente, n’a rien de recherché. On distingue à peine ses traits, qu’il semble vouloir dérober à la curiosité publique. Un vieux Corbeau, qui, entre vingt concurrents, a obtenu l’honneur de défendre le grand criminel, s’assied au banc de la défense en robe d’avocat.
L’interrogatoire commence:
D. Accusé, levez-vous! vos nom et prénoms?
R. Canis Lupus.
D. Votre âge?
R. Douze ans.
D. Votre profession?
R. Botaniste.
D. Votre domicile?
R. Les grands bois, la nature!
D. Vous allez entendre lecture des charges dirigées contre vous.
L’acte d’accusation est lu au milieu du plus profond silence; puis le président interroge de nouveau le prévenu:
D. Canis Lupus, qu’avez-vous à alléguer pour votre justification?
R. Je suis innocent, mon président. Longtemps, j’en conviens, j’ai eu l’habitude de détruire des Moutons; mais en agissant ainsi, je consultais moins mon inclination que ma haine pour les Hommes: si j’éprouvais du plaisir à donner la mort à une Brebis, c’est que c’était enlever à nos oppresseurs une portion de leurs richesses. Depuis longtemps, je suis revenu à des sentiments plus doux, mais sans cesser de détester les Hommes. Jugez donc de mon indignation, quand, l’autre jour, je vis les malheureux dont on m’impute la mort poursuivis par un boucher qui les frappa sans pitié. Je volai à leur secours: l’infâme bourreau prit la fuite; et c’est au moment où je me préparais à panser les plaies des victimes que les agents de l’autorité m’ont fait prisonnier. Je me propose de les attaquer plus tard en dommages et intérêts.
L’accusé se rassied, et porte la patte à ses yeux. Son discours éveille les sympathies de l’auditoire, et notamment du beau sexe.
«Comme il parle bien! dit une Grue.
—Qu’il a de grâce! s’écrie une Pie-Grièche.
—Quel dommage, si un aussi beau criminel était condamné! dit une Bécasse en respirant, oh! oh!»
Il est bon, à ce qu’il paraît, d’être scélérat pour plaire à ces dames, mais il importe de joindre l’hypocrisie à la méchanceté, si l’on veut toucher leur cœur... retournons à nos Moutons.
Le président répond:
D. Accusé, votre version est inadmissible. Elle est en contradiction formelle avec les déclarations des témoins que nous allons entendre; d’ailleurs vous ne persuaderez à personne que vous êtes capable d’un élan de générosité. Vos antécédents sont déplorables.
R. J’ai toujours été calomnié.
D. A deux ans, précocité funeste, ayant été grondé par votre nourrice, vous l’avez mordue.
R. C’est elle qui a commencé.
D. Plus tard, vous avez eu une violente altercation avec un de vos voisins, et vous l’avez traité de Crapaud.
R. Il m’avait appelé Caïman.
D. Il y a trois ans, on vous a vu rôder autour de la garenne royale, dont l’accès est interdit aux animaux de votre espèce.
R. Je n’y suis pas entré.
D. Mais vous aviez l’intention de vous y introduire, pour y porter le désordre; messieurs les jurés apprécieront.
L’audition des témoins commence. Le Loup discute leurs dépositions avec une remarquable habileté, calme avec les uns, ardent et sarcastique avec les autres, trouvant toujours réponse à tout. Peu à peu cependant, ses forces s’épuisent; à son état de surexcitation succède une prostration soudaine, et il s’évanouit.
L’audience est renvoyée au lendemain.
Les jours suivants, le Loup se trouva trop faible pour soutenir les débats. Jamais animal illustre, jamais vénérable père de famille, jamais prince adoré (dans les feuilles officieuses), n’excitèrent autant d’intérêt pendant le cours de leurs maladies. Les habitués de la Cour d’assises craignaient de perdre une source d’émotions; les juges appréhendaient qu’une proie fût ravie à la justice animale; le Vautour général redoutait d’avoir à rengaîner le superbe réquisitoire qu’il improvisait depuis trois semaines. Les journaux donnaient chaque matin un bulletin de la santé du Loup:
«L’accusé est fort souffrant et presque constamment couché. Il a sans cesse auprès de lui plusieurs Sangsues; il semble, du reste, calme et résigné à son sort.»
«L’accusé a passé une mauvaise nuit. Plusieurs Oies de la plus haute volée sont venues demander de ses nouvelles au geôlier.»
«L’accusé est mieux. Il consacre ses loisirs à lire et à écrire. L’objet favori de ses études est le recueil des Idylles de Mme Deshoulières; il a consommé, depuis sa captivité, deux mille neuf cents feuilles de papier. Il rédige un drame en dix-sept tableaux, intitulé: le Triomphe de la Vertu, et un mémoire philosophique sur la Nécessité d’abolir la peine de mort.» Voici quelques vers de sa composition, que nous sommes parvenus à nous procurer:
S’embellit de soleil, de fleurs et de verdure,
Les jours les plus riants sont les plus désolés.
Il entend des troupeaux les clochettes qui sonnent,
Les concerts des oiseaux, les zéphyrs qui frissonnent
En s’éparpillant dans les blés.
Murmure cadencé des ondes fugitives,
Voix des bois et des vents, arrive jusqu’à lui.
Mais en vain sur les prés la lumière ruisselle;
Malheureux paria, la joie universelle
Semble insulter à ton ennui!
Avec tout ce qui passe et tout ce qui s’envole;
Cesse de secouer le fer de tes barreaux.
Pour toi le sort n’a plus que terreurs et menaces;
Ta vie est condamnée, et les geôliers tenaces
Ne te céderont qu’aux bourreaux.
Je l’avoue, Messieurs les Rédacteurs, l’espèce d’enthousiasme dont ce misérable Loup a été l’objet m’inspire de tristes réflexions. J’ai entendu de malheureux Rossignols fredonner, pendant des années entières, les chants les plus sublimes, sans triompher de l’obscurité; et parce qu’il avait commis un crime, ce Loup voyait ses premiers essais applaudis avec transport. Je connais des Animaux de bien, des héros de vertu, auxquels on ne consacrerait pas deux lignes, et l’on entretenait pompeusement le public des faits et gestes d’un scélérat; et des mamans qui y auraient regardé à deux fois avant de mettre les Fables de Florian entre les mains de leurs enfants, des mamans, sévères sur le choix de leurs propres lectures, se repaissaient sans scrupule, en famille, de détails qui les initiaient à tous les raffinements du crime et de la dépravation. Sans dissimuler le mal, ne pourrait-on éviter de lui donner un tel relief? A la vérité, si l’on s’attachait à reproduire exclusivement les bonnes actions, on n’aurait parfois à expédier à ses abonnés que du papier blanc.
Repris aussitôt que le Loup put les supporter, les débats se poursuivirent pendant huit jours. On entendit vingt-cinq témoins, tant à charge qu’à décharge; jurés, défendeurs, président, avocat général, n’épargnant ni interrogations, ni interruptions, ni observations. Il en résulta que l’affaire, excessivement claire dans le principe, s’embrouilla au point de devenir incompréhensible. La plupart des procès ressemblent à l’eau d’une fontaine: plus on les agite, plus ils deviennent troubles.
L’accusé avait usé de tant de subterfuges pour captiver l’attention, il s’était si heureusement posé, que ce fut au milieu d’une émotion universelle que le Vautour général prit son essor oratoire:
«Messieurs les jurés,
«Avant d’entrer dans les détails des faits soumis à votre judicieuse appréciation, j’éprouve l’impérieux besoin de vous adresser une question grave, une question importante. Je vous le demande avec un sentiment de vive douleur, je vous le demande avec un sentiment de pénible amertume... je dirai plus, messieurs!... je vous le demande avec un sentiment d’ardente indignation: où va la société?... Et en effet, messieurs, de quelque côté que nous portions nos yeux, nous ne voyons que désordre: désordre chez les Quadrupèdes, désordre chez les Bipèdes, désordre chez les Hannetons, désordre partout; nous n’éprouvons que des symptômes de désorganisation profonde, intime, radicale. Oui, messieurs, le corps social se mine; le corps social se décompose; le corps social s’écroulerait, si vous n’étiez là, messieurs, pour imposer une barrière aux progrès si effrayants de la dissolution morale!»
L’orateur soutient l’accusation sur tous les points, et conclut à la peine capitale. Le défenseur réplique par de vigoureux croassements, après avoir déclaré dans son exorde que le plus beau spectacle qu’on puisse avoir sur la terre est celui de l’innocence aux prises avec le malheur.
A midi et demi, le jury entre dans le taillis des délibérations. Quatre questions lui sont posées: une pour chaque meurtre, une pour la préméditation de chaque meurtre.
Des conversations animées s’engagent entre les assistants; on y distingue les voix glapissantes d’individus du sexe féminin.
A trois heures, les jurés rentrent à l’audience.
Le verdict est affirmatif sur toutes les questions; il se tait sur l’admission de circonstances atténuantes.
Le président: «Je recommande à l’auditoire le plus profond silence, le plus complet recueillement. Bouledogues, introduisez l’accusé.»
Le Loup est ramené dans la salle; sa démarche est assurée. Il entend la lecture de la déclaration du jury sans émotion apparente.
Le Vautour général requiert, d’une voix émue, l’application de la peine.
La Cour condamne le Loup à la peine de mort.
La foule immense qui s’est entassée dans le prétoire reste morne et silencieuse; pas un mot, pas un bêlement, pas un geste ne se manifestent. On dirait, à voir tous ces regards fixés sur un même point, tous ces becs muets et silencieux, qu’une même commotion électrique les a frappés tous d’une éternelle immobilité.
Le Loup a été pendu ce matin, messieurs, et les zoophiles n’ont pas manqué cette occasion de renouveler leurs protestations contre la peine de mort. Elles me touchent médiocrement, je vous le confesse, et je ne conçois guère pourquoi ils tenaient tant à conserver un scélérat qui a coupé son frère par morceaux. C’est par respect pour la vie animale? Mais, alors, par quel illogisme ils trouvent tout naturel que vingt ou trente mille pauvres diables se fassent tuer en quelques heures pour une querelle qui leur est ordinairement indifférente! Que le criminel, se dérobant à l’action de la justice, se glisse subitement dans les rangs d’une armée et reste sur le champ de bataille, les philosophes admettent le droit qu’a exercé la société de l’envoyer à la boucherie en compagnie de plusieurs autres, mais elle n’a pas, suivant eux, le droit de purger la terre de la présence d’un monstre!
C’est pour le mieux punir, disent-ils parfois, qu’ils le laissent vivre. Comme ils s’abusent! le forçat entretient toujours l’espoir consolateur de s’évader, il est en plein air, sous un ciel bleu, soustrait aux hasards et aux vicissitudes de l’existence. «Je n’avais ni sou ni maille, peut-il se dire, je ne savais où coucher, si bien que, tuant pour vivre, j’étais exposé à mourir de faim dans un fossé. Maintenant je suis vêtu, nourri, abrité, sans souci du lendemain. On a cru me châtier, on m’a fait une position.»
Il y a pourtant, j’en conviens, un argument sérieux en faveur de l’abolition du dernier supplice. Un Animal qui n’est pas bête a dit: «Que messieurs les assassins commencent!» N’est-ce pas plutôt à la société de commencer? Qu’elle épure les mœurs, qu’elle manifeste une profonde horreur du sang versé; qu’elle donne l’exemple; qu’elle soit la première à mettre en pratique ce commandement: «Tu ne tueras point.» En un mot, qu’elle supprime la guerre.
Notre Loup était, au reste, de ces natures énergiques qui n’aiment pas les moyens termes; il a refusé de se pourvoir en cassation, et il est mort avec courage.
On a trafiqué avantageusement des objets mobiliers qui avaient appartenu au condamné. Un Bœuf anglais, venu tout exprès des pâturages du Middlesex, a payé deux livres sterling une mèche de ses cheveux; un libraire, connu pour chercher les succès de scandale, offre six mille francs du Triomphe de la Vertu.
Il existait du Loup vingt-deux portraits en photographies, qui n’ont aucun rapport les unes avec les autres, quoique la ressemblance de toutes soit garantie. Le compte rendu de son procès, rédigé par le plus habile des sténographes, s’est vendu par milliers. Le Loup a eu aussi les honneurs de la complainte, et voici celle que les Canards ambulants nasillent à son intention:
Geais, Dindons, Corbeaux et Freux,
Le récit d’un crime affreux,
Et bien digne des Harpies.
L’auteur de cet attentat
Fut un Loup peu délicat.
Se promenait dans un champ.
Il l’accoste, et le méchant,
D’une voix cadavéreuse,
Lui dit: «Madame, bonsoir,
Je suis charmé de vous voir.»
Elle répond poliment;
Mais le traître, en ce moment,
Tire un poignard brebicide,
Et comme un vil assassin,
Le lui plonge dans le sein.
Les jours de tout citoyen!
On arrête le vaurien;
Dans sa rage sacrilége,
Il veut se faire périr:
Il n’en a pas le loisir.
Mais on ne l’écoute pas.
Après d’orageux débats,
On le mène à la potence.
Cet infâme condamné
Fut ainsi guillotiné.
Vous, dans le sentier du crime
Qui pourriez être entraînés,
Par cet exemple apprenez
Cette vérité sublime:
Que celui qui fait le mal
Est un méchant Animal.
Les restes du supplicié ont été inhumés sans cérémonie. Son crâne a été remis à un Hibou, très-versé dans la science phrénologique. Ce physiologiste perspicace lui a trouvé, extraordinairement développée, la bosse de la bienveillance.
Veuillez m’accorder la vôtre.
Émile de La Bédollière.