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Vie privée et publique des animaux

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LES CONTRADICTIONS
D’UNE LEVRETTE

J’ai toujours aimé le théâtre à la folie, et cependant il y a peu de personnes qui aient plus de raisons que moi de l’avoir en horreur, car ce fut là, vers les neuf heures du soir, que je vis pour la première fois mon mari. Comme vous pouvez bien le penser, tous les détails de cet accident me sont restés présents à l’esprit. J’ai des raisons sérieuses pour ne les point avoir oubliés.

En toute franchise,—je ne veux accuser personne,—je n’étais point faite pour le mariage. Élégante, belle, je puis le dire, faite pour les enivrements du monde et les joies rapides de la grande vie, il me fallait de l’espace, de l’éclat, du luxe; j’étais née duchesse... j’épousai une première clarinette du théâtre des Chiens. C’était à mourir de rire, et, entre nous, j’en ai furieusement ri! Vous voyez du reste que je n’en suis pas morte.

Oui, vraiment, il jouait de la clarinette, le soir de huit à onze; on lui confiait même les rôles pas trop difficiles; il me le dit du moins, mais sans doute il me mentait indignement, car j’ai toujours trouvé qu’il jouait faux comme un jeton, quoique j’aie moi-même l’oreille peu musicale. Dans la journée, il était second trombone chantant à la paroisse... des Chiens, et postulait en outre pour obtenir un chapeau chinois dans la garde nationale. Tous ces détails sont grotesques, qu’on me les pardonne, j’ai juré de décharger mon cœur.

Un soir donc que je m’étais laissé entraîner au théâtre, j’aperçus pendant un entr’acte, dans l’orchestre des musiciens, un gros Bouledogue à lunettes, coiffé d’une calotte, qui, non loin de la grosse caisse, se mouchait dans un mouchoir à carreaux. Il s’ensuivit un tel vacarme, que toutes les têtes se retournèrent vers lui. On m’aurait dit à ce moment-là: «Cette clarinette qui se mouche sera bientôt ton mari,» que j’aurais répondu:... ou plutôt je n’aurais rien répondu à une telle absurdité.

Cependant sous le feu de tous ces regards, au milieu de l’hilarité générale, mon futur époux replia son mouchoir lentement, avec soin, promena sur l’assemblée un regard indifférent par-dessus ses lunettes, et, s’étant essuyé le nez, changea l’embouchure de son instrument avec beaucoup de calme. Il avait fait preuve de tant de sang-froid, que machinalement je dirigeai mon lorgnon de son côté. Il remarqua mon mouvement sans doute, car immédiatement il ôta sa calotte et caressa sa grosse tête ronde dont les cheveux étaient coupés en brosse, rajusta ses lunettes, vérifia sa cravate et tira son gilet. Il n’est monstre si laid qui ne fasse toutes ces petites choses-là sous le regard de la première venue. Toutefois, son œil qui rencontra le mien me parut singulièrement brillant. Il était laid, mais il était ému; j’étais fort jeune, un brin coquette, en sorte que cela m’amusait assez d’être regardée ainsi. Le chef d’orchestre monta sur son trône, et la ritournelle commença. Le gros musicien m’adressa un dernier regard qui ressemblait à un aveu et, précipitamment, souffla dans son appareil. Il était parti trop tard et, voulant rattraper le temps perdu, se précipita dans sa partition comme un cheval échappé, tournant deux pages pour une, tricotant de ses gros doigts avec une rapidité folle sur son malheureux tuyau d’où s’échappaient des bruits impossibles à décrire, mais effrayants. Le chef d’orchestre, rouge comme une pivoine, en nage, les cheveux en désordre, criait au milieu du vacarme et le menaçait de son archet; ses voisins le poussaient, le frappaient, le huaient; les cahiers de musique et les instruments de cuivre commençaient à pleuvoir sur sa tête; mais lui, toujours calme en apparence et la rage dans le cœur probablement, soufflait, soufflait comme un soufflet de forge qui a pris le mors aux dents.

Il me sembla que cette clarinette devait être une clarinette passionnée, et ne doutant pas que le délire qu’elle ressentait en ce moment n’eût pour cause que ma présence même, je fus... touchée, flattée... Enfin, je l’aimai dans ce moment-là; c’est clair: je l’aimais.

Au bout d’un quart d’heure il s’arrêta tout court, déposa sa clarinette entre ses jambes et, ayant enlevé sa calotte, s’essuya la tête avec son grand mouchoir rouge. Il était calme, mais il n’avait pas un poil de sec. Le lustre s’était éteint.

C’est au sortir de cette représentation remarquable—il était onze heures trente-cinq et il pleuvait un peu,—qu’en passant devant l’entrée des artistes du théâtre des Chiens je fus presque renversée par un individu coiffé d’un grand chapeau gris à longs poils. Je le vois encore sortant de cette porte et se précipitant sur nous. Je dis nous, car j’étais, ce soir-là, accompagnée de ma mère; je n’allais point encore seule au théâtre.

«Mesdames..., mademoiselle, s’écria le Bouledogue,—vous l’avez deviné: sous ce chapeau gris se cachait l’impétueuse clarinette,—mesdames, arrêtez, au nom du ciel!

—Et que voulez-vous, à cette heure..., en ces lieux?... dit ma mère avec son grand air. Écartez-vous, clarinette, écartez-vous!»

Devant tant de noblesse et tant de dignité le musicien resta comme anéanti, balbutia, et ôtant son chapeau:

«Il pleut, mesdames, il pleut, et vous êtes sans parapluie..., daignez, oh! daignez accepter le mien.»

Ma mère, qui a toujours été assez petite-maîtresse et craignait l’eau comme le feu, fut assez folle pour accepter, ne se doutant pas, la chère âme, que ce parapluie devait ouvrir pour moi les portes de l’hymen!... Je passe. Tous ces souvenirs m’irritent, et d’ailleurs leur banalité leur enlève tout intérêt. Il était écrit que je ferais une sottise absurde; je la fis.

Après quelques visites de mon étrange prétendu, ma mère me dit un jour:

«Élisa, comment le trouves-tu, mon enfant, là, franchement?

—Qui cela, maman, fis-je ingénument, le musicien?

—Oui, petite espiègle, la clarinette, le jeune Bouledogue qui recherche ta main; tu sais bien que je parle de lui.

—Mais, maman, je le trouve laid.

—Moi aussi, mon ange, mais il ne s’agit pas de cela.

—Eh! eh! fis-je malgré moi, je trouvais que cette question n’était pas sans importance;—de plus, petite mère, je lui trouve l’air commun, un peu grotesque, et tu conviendras qu’il est ennuyeux comme la pluie.

—Je suis de ton avis, ma belle, mais encore une fois il ne s’agit pas de tout cela, te convient-il? Moi, il me convient à tous égards.

—Oh! maman! te quitter!»—Je fondis en larmes, et cependant je n’étais pas triste. J’en suis encore à me demander pourquoi je fondis en larmes.

«Ne fais donc pas de singeries, mon petit ange, poursuivit ma mère, tu grilles d’envie de te marier, et tu as raison; or, ce jeune Bouledogue offre des garanties sérieuses. Sa double position de première clarinette chantante et de trombone à la paroisse lui assure une fort jolie indépendance. Que peut-on demander de plus à un mari? Songe, mon enfant, que la beauté physique, la grâce, sont des avantages passagers; et d’ailleurs n’es-tu pas gracieuse et belle pour deux? C’est dans l’intelligent croisement des natures et des caractères opposés que gît le bonheur conjugal, ma petite Chienne chérie. Tu es jolie, espiègle, légère, paresseuse, insouciante, prodigue, peu affectueuse. Eh bien, il n’est pas sans avantage pour l’équilibre des choses, que ton époux soit laid, taciturne, lourd, travailleur, sérieux, économe et affectueux.»

Je compris immédiatement que maman était dans le vrai et je donnai mon consentement. Eh! mon Dieu! si c’était à refaire, je crois que j’agirais de même. Un mari solide, c’est énorme dans la vie. Quand on a le pain sur la planche, il faut être bien sotte pour ne point se procurer le superflu. Je n’osais point m’avouer toutes ces choses, mais instinctivement j’en avais conscience et je dis: «Épousons-le.» Ne dit-on pas dans l’espèce humaine: «Passons notre baccalauréat, c’est un titre qui mène à tout.»

Vous dire que ma lune de miel fut un long enivrement serait exagérer. Malgré ma bonne volonté et mon courage, je ne fus pas longue à m’apercevoir que la nature singulièrement grossière et banale de mon mari était peu faite pour sympathiser avec les instincts élégants et aristocratiques de la mienne. Il se levait au petit jour et me réveillait chaque matin pour m’embrasser au front. Il approchait de mon visage son petit nez ridicule, ses grosses joues boursouflées... Il était hideux! S’il eût eu seulement la discrétion de sa laideur!... Une fois levé, il mettait sa calotte et étudiait sa clarinette avec l’emportement et l’obstination qui caractérisent la médiocrité.

«Piano, mon ami, plus piano, lui disais-je; je vous jure que cela sera mieux!» Il faisait mille efforts pour souffler moins violemment, mais ses notes les plus discrètes faisaient tout trembler autour de nous et les soupirs qui s’échappaient de son infernal tuyau ressemblaient à une tempête. Ce qui m’irritait surtout, c’est qu’il était en nage, c’est qu’il concentrait toute son attention, se mordait les lèvres et soufflait comme un Phoque pour jouer la chose la plus simple du monde.

«Vous ne prenez pas un peu l’air, mon bon ami, lui disais-je bientôt, vous allez vous fatiguer.» Je l’aurais battu.

Souvent alors il s’essuyait le front et allait se promener, s’arrêtant à tous les coins, cancanant avec tous les voisins, fouillant sans scrupule parmi ces débris de toutes sortes, amoncelés le matin sur la voie publique en tas régulièrement espacés; il fouillait là dedans... Ah! qu’il m’a fait souffrir, ce musicien né pour être Chien de boucher! Que de fois, me promenant côte à côte avec lui, ne m’a-t-il pas laissée seule tout à coup pour courir vers un os qu’il avait aperçu! Et les querelles! et les batailles! et son gros rire bruyant! et sa démarche lourde! et ses observations vulgaires! et...

Je commençai à le prendre sérieusement en grippe. Il m’agaçait, il m’irritait. Je veux bien qu’il se mît en quatre pour augmenter l’aisance du ménage et en toute vérité travaillât comme un Chien, mais l’argent ne saurait compenser les douleurs d’une union mal assortie. Sous différents prétextes j’évitai peu à peu ces promenades conjugales qui m’étaient devenues odieuses, et je flânai seule avec délices.

J’avais pris en affection un jardin public fort à la mode, où le beau monde se donnait rendez-vous. Les enfants y venaient jouer en foule, on s’y promenait, on s’y faisait voir, on y voyait les autres. C’était adorable, et je ne tardai pas à m’apercevoir qu’on m’y remarquait beaucoup. J’avais trouvé mon milieu.

Un jour, il m’en souvient, j’errais dans une contre-allée sous les arbres touffus, lorsque j’entendis une voix qui me disait tout bas: «Ah! qu’il serait heureux, madame, celui qui, au milieu de la foule, fixerait votre attention!»

Ces paroles me plurent; elles avaient je ne sais quoi de contenu, de respectueux, d’ému, qui me charma immédiatement. Je me retournai et j’aperçus un ravissant Insecte qui voltigeait autour de moi. Il était fort bien mis; ses manières recherchées, ses allures discrètes me prouvèrent tout de suite qu’il était du monde. Il me parut, du reste, avoir conscience de sa valeur, et j’ai peine à croire qu’en se regardant dans la glace il ne se trouvât pas joli garçon.

«Ah! que vous êtes belle, Levrette! murmurait-il avec obstination; que votre tête est fine, vos pattes élégantes et votre robe soyeuse! Que de distinction dans votre démarche, de grâce dans vos allures!»

Je hâtai le pas, toute tremblante de tant d’audace; mais, au fond de mon cœur, les paroles de l’inconnu vibraient comme une délicieuse musique. Ce garçon avait du goût et de la finesse.

Se regardant dans la glace, il se trouve joli garçon.

«Vous êtes mariée, adorable créature?» ajouta-t-il.

Je ne résistai pas au plaisir de me figurer un instant que mes chaînes s’étaient brisées et je répondis très-sèchement: «Je suis veuve, monsieur.»

Oh! je vous jure, je ne voyais en tout cela aucun mal. Quel danger y avait-il, après tout, à ce qu’un Insecte me trouvât jolie et m’exprimât son admiration? On ne comprend pas assez que la beauté a besoin d’être entourée, appréciée; le regard du public est le soleil qui la réchauffe et la fait vivre; l’indifférence la tue et la flétrit. Notre coquetterie à nous autres, belles créatures, exprime tout simplement le besoin naturel, et par conséquent respectable, d’être vues et admirées. Il n’y a là ni intention coupable ni orgueil exagéré; il y a conscience d’un... eh! mon Dieu oui, d’un tribut qu’on doit nous payer; il y a, je le répète, besoin de soleil. Et la preuve que je dis vrai, c’est que, tout en étant la Levrette la plus vertueuse du monde, je fus comme enivrée par les paroles de l’Insecte inconnu.

«Tu as les yeux terriblement brillants et la voix bien sonore,» me dit au retour mon mari. Il rongeait, dans un coin, un os qu’il avait trouvé je ne sais où.

«Faut-il donc, pour vous plaire, avoir les yeux éteints et la voix enrouée?» lui répondis-je.

Rien au monde n’est irritant comme ces questions banales et sottes dont vous soufflettent certaines gens, et ils demandent ensuite pourquoi on les déteste!

Je sentais mon mari de plus en plus indigne, sa personne me choquait plus que je ne saurais dire. Je ne lui en voulais pas seulement de sa trivialité et de sa laideur, mais encore de la peine qu’il se donnait pour moi; je rougissais de profiter de son labeur ridicule, et je ne pouvais manger une gimblette sans songer que je la devais à l’infernale clarinette dont il jouait si mal. Ce qui m’agaçait aussi, c’était son flegme irritant, son calme inaltérable, et aussi sa bonté niaise, inattaquable, sans réplique; de sorte que j’étais obligée de renfermer en moi-même toutes mes irritabilités, mes mauvaises humeurs, mes indignations, mes révoltes...

Vous ne savez pas combien cela est atroce quand on est nerveuse. La vie me devint extrêmement pénible.

Le bel Insecte s’en aperçut bientôt, car il me poursuivait chaque jour de ses prévenances et de son bourdonnement délicieux.

«Vous êtes malheureuse, Levrette idéale; vous souffrez, je le vois, je le sens. Le chagrin devrait-il effleurer une tête si belle? me dit-il avec des larmes dans la voix. Ne craignez-vous pas que les soucis ne rident votre front et ne ternissent votre beauté?» Je tressaillis. Ce qu’il disait là n’était malheureusement que trop vrai, l’inquiétude pouvait me rendre laide, alourdir ma démarche, voiler mes yeux; et, réfléchissant que mon mari serait encore la cause de cette nouvelle infortune, je fus indignée.

«Eh bien! poursuivit l’Insecte aimé, que ne tâchez-vous de vous distraire? Venez avec moi errer dans les bois, prenez votre vol et je serai derrière vous pour vous admirer et vous égayer par mes chansons. Chassez les soucis, franchissez les espaces, emplissez votre chère poitrine de l’air pur qu’on ne trouve qu’aux champs; les grands ombrages et l’herbe tendre ne vous tentent-ils pas? Votre belle robe blanche serait si étincelante sur le gazon. Ne voulez-vous pas faire une promenade?

—Oui, vraiment, je le veux.» lui répondis-je avec feu. J’avais pris enfin un parti, j’en avais assez de mon rôle de victime, j’étais étouffée, il me fallait de l’air, de l’air à tout prix. «Demain, à pareille heure, soyez en cet endroit, mon cher, et nous irons ensemble errer à l’aventure. Vous avez raison, il me faut du mouvement.»

Il ne faudrait pas croire qu’en accordant un rendez-vous à cet Insecte je cédais à un mouvement de tendresse et de folie. Je peux le dire à la face du ciel, j’étais pure et ma conscience n’était pas troublée. Je savais gré à ce garçon de rendre justice à mes charmes, sa conversation m’amusait parce qu’il parlait sans cesse de moi, mais rien de plus.

Quand je fus de retour au logis, ce soir-là, il est probable que mon visage exprima un plus profond dégoût qu’à l’ordinaire, car mon musicien me regarda en silence pendant quelques instants et deux grosses larmes coulèrent de ses petits yeux. Il était grotesque. Rien n’est affreux comme un être laid qui ajoute encore à sa laideur naturelle la laideur du chagrin.

Je m’attendais à une scène, à des reproches; je sentais l’émotion gonfler mon cœur et je me disais: «Enfin, qu’il parle donc, qu’il s’irrite, qu’il se fâche, je pourrai m’irriter et me fâcher aussi, opposer ma colère à la sienne!»—En certains cas l’emportement est comme une pluie d’orage qui rafraîchit la terre et fait crever les nuages.—Je me souviens que je me mis à chantonner, espérant amener ainsi plus promptement la crise.

Mais il n’en fut rien, il ne dit mot. Deux ou trois fois il renifla avec bruit, puis il mit soigneusement sa clarinette dans son étui crasseux, enfonça sa calotte et, sans lever les yeux sur moi, il dit:

«Bonsoir, ma chère, je vais au théâtre.»

Que signifiaient ces larmes? Se doutait-il qu’il m’était odieux? Je ne pouvais pas supposer qu’il fût jaloux, et d’ailleurs jaloux de qui? N’étais-je pas l’épouse la plus malheureuse, mais en même temps la plus irréprochable du monde? J’aurais voulu, ce soir-là, avoir quelque chose à briser, quelqu’un à mordre... Dieu! que ce musicien m’a fait souffrir!

Le lendemain, à l’heure indiquée, je fus au rendez-vous. Mon bel Insecte doré, frais, pimpant, gracieux, joueur, m’attendait avec impatience.

«Que vous êtes belle, chère! me dit-il avec émotion. Partons-nous?

«Partons, lui dis-je, grand flatteur.» Et nous nous élançâmes.

J’avais au fond quelque inquiétude et j’en étais indignée. Le souvenir de ce Bouledogue devait donc me poursuivre partout? Je m’imaginai, tout en cheminant, que ce rendez-vous qui, après tout, était une espièglerie condamnable, pouvait avoir des conséquences fort graves, et mon imagination se monta si follement en dépit des efforts que faisait mon compagnon pour chasser mes préoccupations, qu’arrivée au détour d’une rue je m’arrêtai tout court.

«Qu’avez-vous, adorable Levrette? dit l’Insecte.

—Ne voyez-vous pas, là-bas, ces musiciens ambulants, arrêtés devant une fenêtre?

—Oui, certainement, ils montrent des Hannetons au public, à ce qu’il me semble, et se donnent beaucoup de mal pour gagner leur pauvre vie.

—Sans doute, mais j’ai peur; ils ont un regard étrange ces musiciens! Ne sont-ce point là des gens de la police, des espions payés pour nous observer? De grâce, aimable Insecte, faisons un grand détour, je suis tremblante.»

Nous prîmes à gauche et nous continuâmes notre course, mais j’étais toujours inquiète. Il est des émotions que la Providence devrait épargner aux personnes délicates et nerveuses. J’étais agitée, fiévreuse. C’était sans doute un pressentiment, car il m’arriva, ce jour-là, une des rencontres les plus désagréables que l’on puisse faire.

Ils montrent des Hannetons au public.

Nous allions sortir des faubourgs, lorsque j’aperçus dans un coin obscur une masse de forme bizarre. C’était un de ces Ours bateleurs comme on en rencontre souvent dans les fêtes ou les jours de marché. Pour le moment, il faisait travailler une Tortue équilibriste qui l’accompagnait. Rien au monde n’était plus naturel que de rencontrer cet Ours et cette Tortue, et cependant je me sentis frissonner. Toutefois, me doutant bien qu’encore une fois mes craintes étaient chimériques, je continuai ma course, et bientôt je fus tout près du saltimbanque et de la Tortue. Il me sembla que le petit œil de l’effrayant animal lançait des éclairs. J’allais m’enfuir au plus vite, mais l’Ours, s’avançant tout à coup, me barra le passage.

«Que faites-vous ici, madame? me dit-il en se croisant les bras.

—Et que vous importe ce que fait madame? bourdonna l’Insecte aimé de sa petite voix flûtée. Sur l’honneur, vous m’avez l’air d’un manant osé! Qui êtes-vous, je vous prie? parlez, qui êtes-vous?

—Qui je suis?» Il soupira fortement et, avec un effort douloureux: «Je suis lui-même le propre époux de madame.» Ce disant, il se dépouilla de la peau d’Ours dont il était revêtu, et j’aperçus la clarinette, le musicien, le Bouledogue, mon mari enfin, pâle comme la mort, en proie à des frémissements nerveux horribles. Il était effrayant, d’autant plus effrayant qu’il avait malgré tout conservé son allure grotesque. Je l’aimais mieux cependant irrité, furieux, grimaçant de rage, que résigné, silencieux et la larme à l’œil. Il était vraiment moins laid qu’à l’ordinaire. Malheureusement il avait conservé sa calotte sur la tête. C’était une faute impardonnable. Les gens de l’autre sexe ne veulent point comprendre que pas un détail ne nous échappe, à nous autres êtres fins, nerveux, et délicats.

«Madame,» dit mon mari en se posant. Encore une faute; il se posait! il était manifeste qu’il avait préparé un discours et qu’il en avait médité les effets. Le bel Insecte s’était caché derrière mon oreille et me disait tout bas: «Quoi, reine de beauté, vous êtes mariée à ce monstre, à ce Dogue grossier?» Je me sentais rougir.

«Madame, continua mon mari, ma... da...» et il éternua de la façon la plus comique; sans doute un poil de la peau d’Ours dont il s’était revêtu lui était resté dans le nez.

Je partis d’un grand éclat de rire, aussi excusable, aussi involontaire que son éternument.

Cette scène de jalousie était quelque peu comique, vous en conviendrez.

«Madame, suivez-moi, s’écria alors mon mari, perdant tout à coup la tête, c’en est trop, suivez-moi.

—Je ne lui conseille pas de porter la patte sur vous, murmura le bel Insecte en se réfugiant derrière mon oreille, car je crois vraiment que je ne répondrais pas de moi. Je sens la col...»

Il ne put achever sa phrase, hélas! Mon mari, plus prompt que l’éclair, s’était élancé, et, le saisissant au vol, l’avait horriblement mutilé d’un coup de dent. Je ne sais alors ce qui se passa, je devins folle. Je me dégageai par un effort héroïque des pattes de mon époux furieux, et, sautant par-dessus sa tête, je pris ma course.

Quand je fus à une centaine de pas, je me retournai, et j’aperçus de loin le Bouledogue aux prises avec les agents de l’autorité. Il se débattait avec énergie, mais la peau d’Ours dont ses pieds étaient entourés paralysait ses efforts, de sorte qu’en un instant il fut pris et emmené par les agents au milieu des huées de la foule.

Enfin, j’étais libre! je poursuivis ma promenade. Jamais l’air ne m’avait semblé plus pur, l’herbe plus verdoyante et le ciel plus bleu. Une indignation sourde me restait pourtant au cœur. Je me sentais humiliée pour ainsi dire par cette jalousie, se manifestant tout à coup par un scandale absurde, public et comique tout à la fois. C’était surtout le côté comique que je trouvais intolérable. Cette réalité prosaïque, cette clarinette en colère apparaissant tout à coup devant l’Insecte aimé, devant le rêve, l’idéal!... Je crus bien que je ne pardonnerais de ma vie à la clarinette. Après avoir erré dans les champs, m’être enivrée d’air pur, m’être étourdie, je rentrai sous le toit conjugal. Chose étrange! la demeure me parut vide. Pendant un instant je crus avoir oublié quelque chose. En effet, quelque chose, ou, pour mieux dire, quelqu’un me manquait, et ce quelqu’un c’était mon pauvre mari. On prend l’habitude même de choses laides et gênantes, et je suis sûre que certains bossus, les Chameaux et les Dromadaires par exemple, se trouveraient fort mal à l’aise si, tout à coup, on les privait de leur bosse.

Je réfléchissais à ces sensations étranges, lorsque je reçus une lettre ornée d’un grand cachet. L’autorité m’invitait à me présenter à la fourrière où mon mari avait été déposé momentanément, pour être confrontée avec lui. Le malheureux était doublement accusé et de vagabondage et de tentative de meurtre avec préméditation. Le déguisement sous lequel on l’avait trouvé et aussi, paraît-il, une arme cachée dans ses bottes, étaient des preuves accablantes.

Le lendemain matin après déjeuner,—je m’étais levée fort tard car j’étais horriblement fatiguée,—je fis ma toilette et je me rendis à la fourrière. Un spectacle navrant pour une personne nerveuse et impressionnable m’y attendait.

On me fit passer par des corridors sombres et humides, on fit grincer d’énormes clefs dans d’horribles serrures, de lourdes portes bardées de fer s’ouvrirent, et j’entrai enfin dans un endroit sans nom où une foule de misérables, mal peignés, repoussants, étaient réunis. Je marchais avec prudence dans ce milieu souillé, et ne respirais qu’avec circonspection, car l’air était infect. Enfin, mon mari, qui était couché dans un coin, m’aperçut. Je m’attendais à des reproches terribles, à une scène violente, et je me tins sur mes gardes; mais, contre mon attente, le pauvre musicien s’avança vers moi en baissant les yeux, puis, s’étant couché devant moi, il me lécha les pattes et fondit en larmes sur les dalles humides. C’était un peu plus que je n’aurais demandé; quelques-uns de ces vauriens commençaient à sourire.

«Ma Levrette chérie, me disait mon mari au milieu des sanglots, pardonne-moi!... N’est-ce pas que tu me pardonneras? J’ai été jaloux, j’ai été absurde... Mais tu es si belle, je t’aimais tant et j’étais si laid!... Je craignais... j’étais fou... pardonne-moi!»

Un spectacle navrant m’y attendait.

Il était vraiment ému. Je lui promis de lui procurer quelques consolations et de faire mon possible pour obtenir sa grâce. Au fond je suis extrêmement sensible... peut-être trop! Ses paroles avaient été très-convenables, il avait avoué ses torts, reconnu sa laideur, rendu hommage à ma beauté.

Je courus chez le juge d’instruction qui me regarda sous ses lunettes et fut comme étourdi en me voyant si séduisante. Ce juge était un Renard de la plus belle apparence, spirituel, aimable, fin, causeur et légèrement entreprenant..., ce qui fait que le procès de mon malheureux époux dura prodigieusement longtemps.

Mais voici le moment d’avouer une bien étrange chose et de mettre au grand jour un mystérieux repli de mon cœur.

A peine mon infortuné Bouledogue fut-il incarcéré que mes sentiments pour lui changèrent complétement. Il n’était plus là, je ne savais plus à qui adresser mes plaintes, et toutes les fois que j’apercevais dans un coin sa clarinette abandonnée, silencieuse, les larmes me venaient aux yeux. Je fus comme effrayée de la place énorme que cet être, malgré son infériorité physique et morale, occupait dans ma vie. Sa face grotesque, son silence, sa calotte, me manquaient. Je ne savais où déposer ma mauvaise humeur, de sorte qu’elle restait en moi et j’éprouvais des pesanteurs pénibles. Je cherchai à me distraire, craignant vraiment pour ma santé, mais je n’obtins aucun résultat. J’ose à peine le dire: j’aimais ce Bouledogue, cette clarinette jalouse... je l’aimais. Je ne pus me résoudre à aller le visiter en prison à cause de cette odeur dont je vous ai parlé et qui m’avait causé une névralgie épouvantable, mais, grâce à l’éloignement, mon mari m’apparaissait en imagination, paré de tous les charmes de mon propre esprit. Il devint un prétexte pour mon cœur de poétiser le passé et de donner une forme réelle aux rêves de l’avenir; mon cerveau eut la fièvre, si bien que je faillis me trouver mal de joie lorsque j’appris son élargissement.

Bonheur! il était libre! comme j’allais l’aimer, l’entourer!

Il m’arriva un matin. Qu’il était laid, grand Dieu! exténué, malpropre! et quelle odeur! Un manteau de glace retomba sur mon cœur.

«Ma Levrette, mon ange, ma femme! s’écria-t-il en se précipitant dans mes bras.

—Bonjour, mon ami,» lui répondis-je en détournant la tête. Je n’eus pas le courage d’en dire plus; le rêve s’était envolé.

«J’ai manqué ma vie, me dis-je alors; ce qu’il fallait à ma nature, c’étaient les enivrements du théâtre, c’était le feu de la rampe, les rivalités, la lutte... Je suis artiste!»

Il y a longtemps de tout cela, et je ne peux m’empêcher de sourire en songeant à ma dernière indignation de Levrette incomprise. Depuis, tout s’est calmé. J’ai réfléchi qu’étant donnés deux êtres rivés à la même chaîne, à tort ou à raison, le seul moyen pour eux de rendre la chaîne moins lourde était de s’en partager volontairement le fardeau. Se tromper de mari, épouser une clarinette de second ordre au lieu d’un ténor de choix, c’est une faute absurde; mais ce qui est plus absurde encore, c’est d’en mourir de chagrin.

Je fis toutes ces réflexions et je finis par me dire: «Sois aussi courageuse que tu es belle, ma mignonne, poétise ton Bouledogue.»

C’est ce que j’ai fait, et je ne m’en suis pas mal trouvée. Il a renoncé à sa calotte et joue positivement moins faux, sa démarche est meilleure; de profil et à contre-jour, son visage a acquis un certain caractère.

«Que tu es belle, petite sans cœur!» me dit-il quelquefois en souriant. Et je lui réponds sur le même ton:

«Que tu es laid, mon gros jaloux!»

Gustave Droz.


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