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Vie privée et publique des animaux

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LES SOUFFRANCES
D’UN SCARABÉE

Violette, qui est la Colombe la plus aimable et la plus raisonnable du monde, portait l’autre jour une jolie épingle à sa collerette. Un Hibou philosophe et Oiseau de lettres lui en fit compliment.

«C’est, répondit Violette, un cadeau de ma marraine la Pie voleuse. Cela représente un Insecte sur une feuille de pivoine. Au moyen de ce talisman, on a toujours son bon sens; on voit les choses comme elles sont, et non pas à travers les besicles de la mode.»

Le Hibou s’approcha pour examiner ce beau joyau, et comme la Colombe vit bien que le cou blanc sur lequel il était posé empêchait le philosophe de regarder avec toute l’attention qu’il fallait, elle détacha l’épingle et la lui donna.

«Je vous la rendrai demain,» dit l’Oiseau nocturne. L’Insecte me racontera son histoire, et je saurai par lui pourquoi vous êtes si charmante et si sage.

En effet, lorsqu’il fut rentré chez lui, le Hibou mit l’épingle sur sa table, et aussitôt la petite Bête marcha sur la feuille de pivoine. C’était un Scarabée vert qui avait la mine d’un honnête garçon d’Insecte. Il passa une patte sur ses yeux, étendit une aile et puis l’autre; il tourna son nez pointu vers le philosophe d’un air intelligent et amical, et consentit à lui raconter son histoire en ces termes:

Je suis né sur les bords de la Seine, dans un grand jardin qui a reçu son nom d’un temple consacré à la déesse Isis. Il y avait longtemps que les Charançons fossoyeurs avaient mis en terre mes parents, lorsque le sentiment de l’existence me vint à l’ombre d’une Mimosa pigra, la sensitive paresseuse, dont le suc fut mon premier aliment. Une excellente Jardinière m’avait recueilli chez elle. Tandis qu’elle s’en allait aux champs sur ses longues pattes, j’ouvrais mes ailes, et je m’envolais bien loin dans les prés. Mes compagnons étaient des Bêtes simples. Je n’entrais que dans des fleurs sans culture. On me traitait en ami chez les coquelicots, où régnaient la franchise et le laisser aller. Comme j’étais déjà grand garçon, je cherchais les roses buissonnières, et je poursuivais les Abeilles laborieuses, qui abandonnaient un moment leurs ménages pour rire avec moi. Hélas! ce beau temps a passé comme un rêve! Le besoin de l’inconnu me dévora bientôt et me fit prendre en dégoût les mœurs paisibles de la campagne.

Un Hibou philosophe et Oiseau de Lettres.

L’envie me vint de faire tirer mon horoscope par un Animal savant. Il y avait dans le pays un Capricorne qui passait pour sorcier et qui habitait un endroit sauvage. Malgré les cris et l’effroi de la bonne Jardinière, je me fis conduire dans la retraite de ce magicien. Le Capricorne portait une robe rouge couverte de signes cabalistiques. Il me reçut poliment, et, après avoir décrit des courbes bizarres avec ses antennes, il s’écria en regardant le creux de ma patte:

«Oh! oh! voilà un Animal qui a de la race. Est-ce que nous serions échappé d’une ancienne collection? Que diable viens-tu faire dans ce jardin? Tu n’y seras pas à la noce, mon ami.

—Monsieur le Capricorne, répondis-je, si je suis une bête de génie, vous pouvez me l’apprendre; cela ne me fera pas de peine. Si je dois jouer un rôle considérable dans le monde, je suis prêt à m’y résigner.

—Voyez-vous cela! reprit le sorcier ironiquement. Tu serais volontiers un don Juan Papillon; tu consentirais à goûter de l’ambroisie des dieux, sauf à payer ce régal par les souffrances de Tantale; tu déroberais le feu céleste comme Prométhée, au risque d’être mangé par un Vautour! Tu n’es pas dégoûté! Mais rassure-toi; il n’est pas besoin de tout cela pour être mal à l’aise dans le printemps où nous vivons. Tu n’es qu’un bon Insecte qui porte en lui la simple flamme du sens commun. C’est bien suffisant. Ah! tu t’avises de vouloir distinguer le vrai du faux et l’or du clinquant! tu refuses absolument de croire que les vessies sont des lanternes! Eh bien, mon garçon, tu feras de la belle besogne dans ce pays-ci! Va, ton sort est inévitable: ta vie ne sera qu’une attaque de nerfs.»

Je me retirai un peu déconfit par le pronostic du Capricorne, mais toujours brûlant du désir de me lancer au milieu du vaste jardin d’Isis, où des milliers d’Insectes fourmillaient et se heurtaient dans un air empoisonné. Un jour que je cherchais à ramener le calme dans mon esprit, je me promenais dans les solitudes d’un potager, lorsque je fis la rencontre d’un vénérable Rhinocéros qui méditait sous l’ombre épaisse d’une laitue. Je le priai humblement de me donner de ces avis fleuris et précieux que Mentor prodiguait au jeune Télémaque du temps de madame de Maintenon.

Monsieur le Sorcier, si je suis une Bête de génie, vous pouvez me l’apprendre;
cela ne me fera pas de peine.

«Volontiers, me dit-il: vous avez des devoirs à remplir et des droits à exercer. Il faut devenir un Scarabée policé. Voyez-vous, là-bas, toutes ces fleurs de luxe? Demandez qu’on vous y introduise, et vous serez admis dans la bonne compagnie. Le jargon en est facile. Vous ferez quelques contorsions de politesse devant la maîtresse du logis. Quand vous aurez prêté une oreille attentive aux balivernes qu’on voudra bien vous dire, on vous régalera d’un peu d’eau chaude, et vous pourrez faire la cour aux Demoiselles. Ayez soin de vous tenir au courant des nouvelles et des méchants propos qu’on débite les uns contre les autres. Il ne s’agit pas de se divertir, mais de paraître content; ni d’être amoureux, mais d’en avoir quelquefois l’apparence. Il n’est pas question d’avoir des opinions, des sentiments, des goûts ou des passions, mais d’offrir à peu près le semblant d’un Insecte qui pourrait dans le fond penser ou sentir quelque chose. Ne vous laissez pas voler votre bien, et prenez garde à qui vous donnez votre cœur, car on vous trompera le plus civilement du monde. Voilà pour l’article de vos plaisirs. Vos devoirs sont aisés à comprendre. Cinq ou six fois dans l’année seulement, vous serez invité à vous déguiser militairement et à faire pendant vingt-quatre heures ce qu’il passera par la tête à des Frelons de vous commander.

—Cinq ou six fois l’an! m’écriai-je: mais c’est un énorme impôt!

—La patrie l’exige. Vous êtes averti: allez maintenant, et jouissez de vos priviléges.»

A cette peinture noire de ce qui m’attendait à mes débuts, un Scarabée moins vert et moins intrépide que moi aurait bien pu s’effrayer. La fougue de la jeunesse me réconforta. Je considérai le Rhinocéros comme un vieux Misentome cornu et désabusé dont il ne fallait pas prendre les avis chagrins au pied de la lettre. J’écartai de son discours tout ce qui me semblait menaçant, pour me souvenir de ce qui flattait mon imagination. Des amis me promirent de satisfaire mon désir d’être admis dans cette société délicieuse où l’on buvait de l’eau chaude en causant avec les Demoiselles. Je me liai intimement avec un Hanneton fort répandu dans le monde, et qui voulut bien me servir de guide.

«Venez avec moi, me dit-il un jour. Les arts et la bonne compagnie vous réclament. Je vous mènerai au théâtre et dans les réunions choisies. Venez, venez: je vous promets une soirée agréable.»

Après avoir compté nos écus, nous partîmes ensemble à tire-d’aile.

«Aimez-vous la musique? me demanda le Hanneton tout en voltigeant.

—Oui-da! il y avait dans le jardin où je suis né des Fauvettes d’une grande force.

—Nous avons à vous offrir mieux que cela; je vais vous conduire dans une Académie: ce sera bien le diable si nous n’y entendons pas de bonnes choses.»

Mon compagnon rajusta ses antennes et redressa son col noir pour se présenter à l’entrée d’une vaste fleur d’acanthe. Un Cloporte lui passa deux billets par un petit trou, et nous nous élançâmes dans la salle. La réunion était d’un aspect agréable. Des Paons du jour placés aux avant-scènes, les moustaches cirées, les manchettes retroussées, lorgnaient avec cet air nonchalant que donnent le raffinement de l’esprit et l’habitude des plaisirs recherchés. Des Guêpes élancées, des Demoiselles à pattes fines, formaient des groupes charmants. Quelques innocents Pucerons sortaient leurs têtes carrées par les lucarnes du paradis. Les Mouches noires, arbitres du bon goût, se tenaient en silence au parterre. Tout ce monde paraissait jeune, poli et connaisseur.

«Ce public, dis-je à mon guide, a une mine qui me revient. Il est beau de voir la jeunesse accourir avec cet empressement dans une Académie.

—Ne vous trompez pas sur le mot, répondit le Hanneton. Les Paons du jour viennent ici pour les Sauterelles du théâtre, qui cachent avec soin leurs fémurs sous une gaze transparente. Les Guêpes viennent pour chercher fortune et les Demoiselles pour se montrer; mais on fait tout cela en écoutant le meilleur chant du monde. Chut! voici la première Cigale qui commence son grand air.»

J’ouvris mes oreilles à deux battants. La première Cigale, vêtue avec luxe, poussait des cris dramatiques dans un beau jardin de papier peint. L’orchestre accompagnait comme s’il eût assisté aux débuts de Stentor, cette basse-taille vantée des anciens, et pourtant la prodigieuse Cigale trouvait encore moyen de le surpasser et de me perforer le tympan. Il eût été malhonnête de ne pas écouter lorsqu’on faisait tant de bruit pour me divertir. Le morceau charmant était d’ailleurs cette cavatine qui se trouve en tête de tous les opéras nouveaux et qui a la vogue depuis nombre d’années. Impossible de ne pas être satisfait. Pour nous reposer du vacarme aigu de cette cavatine, par un ingénieux contraste, on introduisit sur la scène trois cents Grillons qui entonnèrent un chœur à faire crouler la salle, et le rideau tomba en attendant de nouvelles merveilles.

Après le tour des Cigales vint celui des Sauterelles. Autant les premières s’étaient évertuées à crier de tous leurs poumons, autant les autres s’essoufflèrent à gigoter de toute la vigueur de leurs jarrets. Apparemment, elles savaient exprimer quantité de choses avec leurs pattes, car mon compagnon me traduisait ces signes dans le langage vulgaire; sans lui je n’y aurais pas su démêler autre chose que des gambades. Ce spectacle, d’ailleurs, était fort gracieux et j’y prenais un plaisir extrême; mais tout à coup les jolies Sauterelles s’envolèrent et le tapage recommença plus fort qu’auparavant. Je fus pris d’une telle migraine que je ne pus résister au désir de m’élancer dehors, dans la nuit orageuse.

«Ce n’est pas là ce que vous m’aviez promis, dis-je au Hanneton mondain, quand j’eus respiré quelques bouffées d’air. Je vous avais demandé des chansons et je n’ai encore entendu qu’un brillant vacarme. Menez-moi, je vous prie, dans un endroit où l’on ne fasse pas de la musique à grand renfort d’épées et de flambeaux.

—J’ai votre affaire, répondit mon compagnon; suivez-moi, je vais vous conduire en un lieu choisi où l’on ne cultive que le bel art de la musique, dépouillé de tous les accessoires qui pourraient vous en distraire. Vous y entendrez une Cigale étrangère, adorable et adorée des quatre parties du monde.»

En trois coups d’ailes, nous volâmes jusqu’aux abords d’une vaste tulipe rouge. Le Cloporte de l’entrée nous donna deux billets, et nous arrivâmes à nos places au moment même où la Cigale adorable entonnait le plus bel air de la pièce. Elle chantait dans une langue inconnue, la plus douce qu’il soit possible d’imaginer. Cette fois, je fus ravi et transporté d’aise; mais quand elle eut fini son morceau, de pauvres Cri-cris sans voix commencèrent à s’égosiller autour d’elle, en sorte que mon plaisir en fut gâté.

«D’où vient cela? demandai-je à mon compagnon. Pourquoi tous les autres rôles de la pièce sont-ils sacrifiés? Est-ce qu’il n’y a dans cet établissement qu’une seule voix et qu’un seul talent?

—Si fait, me répondit le Hanneton, il y a, au contraire, plusieurs gosiers incomparables; mais, pour les entendre, il faut revenir demain. Le jour où la Cigale adorée se montre, on met le premier Grillon dans l’armoire, et le jour où chante le premier Grillon, la Cigale adorée reste dans sa cachette.

—Et pourquoi cette parcimonie de chansons?

—Pour vous obliger à revenir. Si l’on servait à l’auditoire toutes les merveilles à la fois, cela coûterait trop cher à l’entrepreneur.

—Mais il en résulte que l’exécution est pleine de disparates et d’imperfections. Allons ailleurs, et cherchons un endroit où l’on fasse de la musique sans marchander.

—Je vous ai gardé la meilleure pour la dernière. Je vous avertis qu’il faut être connaisseur et avoir l’ouïe délicate et exercée pour goûter ce que vous allez entendre.

—A force de méditation, j’en comprendrai bien quelques petites beautés.

—Je n’en répondrais pas. Moi-même, qui suis initié, il y a des moments où je perds le fil de mes idées. Il faut savoir trouver le fin des choses, comme un gourmet découvre la langue de la Carpe, tandis que le vulgaire s’égare dans les arêtes. Où pensez-vous que soit le mérite d’un morceau de musique instrumentale?

—Pardieu! comme pour tous les morceaux de musique du monde, il est dans le choix d’une mélodie agréable, dans les développements heureux que le compositeur sait lui donner, et dans le travail d’harmonie dont il l’accompagne.

—J’en étais sûr! vous n’y êtes pas du tout, mon cher Scarabée. Ces idées-là sont arriérées de deux siècles au moins. Le charme de la musique consiste uniquement aujourd’hui dans la prestesse des pattes de l’exécutant, dans la végétation poilue de l’Insecte qui tape sur l’outil sonore. Le fin de l’harmonie, les délices de la mélodie sont dans le nez de l’Animal qui remue ses articulations sur l’instrument, dans la couleur de ses écailles, dans la manière dont il courbe les nodus de son épine dorsale à l’entour d’un violoncelle, dans le roulement de l’œil au fond de son orbite. Nous allons voir de ces artistes profonds qui donnent à la pensée une forme mystique, et néanmoins très-lucide pour celui qui est initié au langage chromatique des objets, à la vague harmonie des passions et aux rhythmes divers de la nature morte.

—Peste! dis-je en ouvrant de grands yeux, je vois, en effet, que ces belles affaires pourraient bien n’être pas à ma portée. N’importe: conduisez-moi toujours. Ma curiosité est extrême, et je grille du désir de connaître ces rhythmes que vous venez de me dire.»

Le Hanneton m’introduisit dans le vaste calice d’un Datura fastuosa richement décoré pour un concert instrumental, dans lequel on n’entrait pas sans payer fort cher. Le public en était plus élégant encore que celui de l’Académie.

Un cercle de Cantharides à couleurs changeantes murmuraient à demi-voix. Elles étaient rangées autour d’un ustensile à queue très-perfectionné, d’où les prodiges d’harmonie annoncés devaient s’élancer bientôt sous les doigts d’un Mille-Pattes fameux. Après s’être fait attendre pendant deux petites heures, les artistes arrivèrent enfin. Le Scolopendre s’assit devant son instrument. Il promena ses regards sur l’auditoire, et un silence profond s’établit aussitôt.

Le morceau débuta par trois accords foudroyants qui partaient de la note la plus basse du clavier jusqu’à la plus haute. Ayant ainsi commandé le sérieux et l’attention par cette entrée imposante, le virtuose se décida, quoique à regret, à poser ses doigts dans le médium de l’instrument. Alors commença un adagio lent et vague, d’une mesure insaisissable, et que les fioritures rendaient encore plus confus. Le motif en était pauvre; mais qu’importe la misère d’une étoffe, lorsqu’elle est si chargée de broderies qu’on ne peut plus la voir? Ce n’était d’ailleurs qu’une introduction pour donner un avant-goût du morceau, et comme il y avait force roulements de grosses notes, je pensai qu’il ne s’agissait pas d’un badinage. Cependant ce fut le contraire qui arriva. Le nuage sombre et mystérieux de l’introduction s’ouvrit bientôt, et de son sein jaillit un pont-neuf de ballet, un air de danse tout guilleret qui semblait relever gaiement sa robe des deux mains pour folâtrer sur l’herbe courte. Le petit coquin avait paru subitement comme ces bonshommes qu’on met dans les faux pâtés de carton, et qui sautent au nez de l’imprudent qui découpe. Ce trivial et badin motif avait croupi depuis dix ans dans les jambes des plus vieilles Sauterelles de l’Opéra. On en était rassasié de toutes les façons, mais l’auditoire, flatté de le reconnaître, le salua de la tête comme un ancien ami.

Le morceau débuta par trois accords foudroyants qui partaient de la note
la plus basse du clavier jusqu’à la plus haute.

A la suite de ce thème anodin, la chaîne sans fin des variations déroula ses anneaux éternels comme un Serpent à sonnettes. Le Scolopendre jouait son air de danse au fin fond des basses du clavecin avec une seule patte, tandis que les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf autres pattes voltigeaient du haut en bas en agréments furieux, et puis le motif passait à droite et cédait la gauche à la nuée des triples croches. Ces évolutions se répétèrent indéfiniment, au plaisir toujours croissant de l’assemblée. Tout à coup il y eut un temps d’arrêt. Le virtuose compta quelques mesures avec l’air terrible de Thoas s’écriant: «Tremble! ton supplice s’apprête!» Il prit alors son motif innocent par les cheveux; il lui arracha un bras, lui coupa une jambe, lui aplatit le visage, le tordit entre ses doigts au point d’en faire un six-huit d’un simple deux temps qu’il était de naissance; puis il le jeta sur l’enclume fumante de son clavier, et se mit à forger dessus outrageusement avec ses mille pattes. C’était le finale, ou comme qui dirait le bouquet du feu d’artifice.

Et le Scolopendre forgea de plus fort en plus fort sur le pauvre motif estropié. Il forgea cinq minutes; il forgea dix minutes durant. Et par moments il forgeait si vite, qu’on ne pouvait plus le suivre; puis il forgeait tout à coup si lentement, que l’on restait malgré soi la bouche ouverte et la patte en l’air à attendre qu’il reprît un train plus rapide. Et il revenait à ce train rapide peu à peu; et il le dépassait encore par une vitesse terrible. La mesure devenait ce qu’elle pouvait au milieu de ces fluctuations. Et à force de voir ce Scolopendre forger ainsi, les Cantharides commencèrent à marquer insensiblement le mouvement de la forge par de petits signes de tête; et puis les signes de tête devinrent plus sensibles; et bientôt tout le corps marqua la mesure; et les pieds, les mains, les éventails des Cantharides, tout forgeait à la fois avec un ensemble qui témoignait assez le plus haut degré de l’émotion et du plaisir. Les unes avaient l’œil flamboyant, les autres en coulisse, et d’autres encore n’en montraient plus que le blanc; de sorte que ce fut comme une ivresse générale qui ressemblait à de l’épilepsie. Et comme j’échappais à la contagion, je rentrai en moi-même au milieu du bruit et des explosions, tandis que le morceau se terminait par une interminable pétarade de ces accords auxquels on reconnaît la rare fécondité des Scolopendres.

«Oh! disait une Cantharide à sa voisine, puissance de la musique! Mon âme, remplie, harcelée, tiraillée, déchirée, a parcouru les sphères lumineuses du firmament. Elle s’arrête enfin, brisée, éperdue, et retombe à moitié morte dans cette odieuse vie réelle. Je voudrais une glace à la vanille.

—Ah! disait une autre Cantharide en se pâmant d’aise, j’ai monté en quelques minutes l’échelle entière des passions: l’amour, la jalousie, le désespoir, la fureur, j’ai tout souffert en un clin d’œil. Par pitié, de l’air! Ouvrez une fenêtre!

—Eh! murmurait une troisième Cantharide, affreux tyran, harmonie que j’adore et que je redoute, ne peux-tu laisser en paix mon imagination? J’ai vu des bois de citronniers où passaient des Capricornes mouchetés; j’ai vu des convois de Fourmis défiler sous les arceaux noirs d’une cathédrale; j’ai vu des prairies verdoyantes où de jeunes Charpentiers gravaient leurs chiffres sur l’écorce des bouleaux; j’ai vu des Blattes qui dévoraient un pain de sucre; j’ai vu des feuillages d’un vert très-sombre dans lesquels s’enfonçait un beau Papillon, qui se transformait subitement en Araignée pour s’évanouir au fond d’une caverne obscure.

—Aïe! hélas! holà! criait une Cantharide d’un âge mûr; quelle ivresse! quelles délices! quel bonheur! quel génie! Ce Scolopendre est immense!»

Je me tournai vers un gros Taon qui me parut avoir du bon sens, et je lui demandai timidement si ce n’était pas par ignorance que je n’avais su rien voir de toutes les merveilles qu’on débitait sur le pont-neuf varié que nous venions d’écouter.

«Imprudent! répondit le Taon en m’entraînant dans un coin; si on vous entendait, vous seriez déchiré par les Cantharides. Il faut bien que tous les prodiges dont on parle soient en effet dans cet effroyable morceau, puisque tout le monde le veut.

—Merci de l’avertissement! dis-je à ce Taon bienveillant; mais est-ce qu’on est forcé de venir entendre ces torrents d’harmonie que les Mille-Pattes déversent sur leurs contemporains?

—Il est difficile de s’y soustraire; cependant on ne peut obliger personne à sortir de chez soi.»

Dans ce moment, l’émotion causée par l’effroyable pont-neuf étant un peu calmée, on réclama le silence pour écouter un Perce-Oreille qui jouait du violon. C’était encore une introduction nébuleuse suivie d’un air de danse. Il y eut la chaîne sans fin des variations, de sorte que le Perce-Oreille me parut, à peu de choses près, racler tout ce que le Mille-Pattes venait de forger tout à l’heure; mais il n’avait pas le privilége de troubler l’auditoire au même degré que son rival. Trois ou quatre Cantharides seulement, et des plus surannées, montrèrent un peu le blanc de leurs yeux; encore disait-on que l’une d’elles avait des motifs particuliers pour être touchée de ce raclement.

La bonne vieille Jardinière qui prit soin de mon enfance m’ayant enseigné la politesse, je crus de mon devoir d’adresser quelques compliments aux virtuoses. Je m’approchai donc de l’immense Scolopendre, et je le félicitai, sans mentir, de la prodigieuse agilité de ses pattes; mais il me regarda de travers, comme si je l’eusse gravement offensé.

«Non, s’écria-t-il avec un sourire plein d’amertume, non, je ne m’abaisserai plus à ce vil métier de jouer la musique des autres. Non, je ne veux plus désormais piétiner que sur mes propres élucubrations. Je ne veux plus estropier que mes propres idées. Un jour viendra où je prouverai à l’univers consterné que, si j’ai des pattes, je possède aussi une cervelle plus vaste que celle des Insectes chanteurs les plus accrédités. Un jour viendra où tout ce qui sait crier dans la nature, fredonnera mes chansons, où trois cents Grillons réunis feront monter vers le ciel un pont-neuf entièrement de mon invention, quand je devrais, pour atteindre ce but grandiose et lumineux, me changer de Mille-Pattes en Chenille, de Chenille en Larve, et de Larve en Bourdon. Jusque-là, qu’on ne me parle plus ni d’ovations ni de gloire. Ainsi, monsieur le Scarabée, vous pouvez rengaîner vos compliments.

—Ne vous fâchez pas, répondis-je en m’inclinant; puisque vous l’exigez, je rengaîne.»

Le Hanneton triomphant s’était approché de moi.

«J’espère, me dit-il, que voilà une douce soirée!

—Surprenante, en vérité, répondis-je. C’est assez pour un jour; allons dormir là-dessus.»

Le lendemain mon guide me fit comprendre qu’il était nécessaire de visiter plusieurs Sphinx tête-de-mort qui regardaient la nature du haut de leur belvédère, et tâchaient d’en imiter les formes et les couleurs. La plupart de ces infortunés n’avaient plus que des tronçons à leurs épaules, pour avoir entrepris trop jeunes de voler de leurs propres ailes. Ils se traînaient à l’aveugle, comme s’ils eussent encore vécu à l’état de nymphes, et ne savaient quelle route suivre, faute d’avoir été mis dès leur enfance dans le droit chemin. Le premier de ces Sphinx que nous visitâmes nous parla fort bien de son métier.

«On ne fait rien de bien sans art, disait-il, et il n’y a point d’art sans règles. Il faut donc suivre les préceptes des maîtres. Nulle composition ne saurait être heureuse sans l’ordre et la régularité. Nous devons reproduire de belles images, choisir dans la nature ce qui flatte les yeux et rejeter le grossier ou la laideur. C’est ce que j’ai cherché à faire dans le tableau que vous allez voir.»

Et, en parlant ainsi, le Sphinx nous montra une toile qui représentait une bataille de ces Larves que le microscope solaire découvre dans une goutte d’eau.

Le second Sphinx nous déroula d’incroyables systèmes qui ressemblaient fort aux divagations d’un fou.

«Quand je fais le portrait d’un Insecte, disait-il, je ne m’endors pas à copier les couleurs que je lui vois. Je cherche une plante qui ait quelque rapport avec le modèle; j’imite cette plante, et non pas l’objet que j’ai sous les yeux. C’est d’après ces idées que j’ai mis sur la toile le Lépidoptère que voici.»

Je m’attendais à voir une drogue, et il se trouva au contraire que le Sphinx nous présentait une charmante figure de Religieuse à ailes grises. Le Hanneton m’apprit que ces contradictions entre le dire et le faire étaient choses communes en ce temps-ci. Il me conduisit ensuite dans une réunion de Cochenilles infatuées du rouge ardent, qui étalaient gauchement leurs couleurs crues sur des feuilles mortes.

«Mes amis, criait une de ces Cochenilles, il n’y eut jamais qu’une belle époque pour les arts.»

Je me hasardai à dire qu’on avait toujours cité quatre grands siècles, mais que j’accorderais volontiers la prééminence à l’un d’eux sur les trois autres. Je croyais émettre une banalité pour amener un sujet quelconque sur le tapis, mais lorsque j’eus prononcé le mot d’antiquité, une clameur m’apprit que je venais de lâcher une sottise.

«L’antiquité, reprit la Cochenille, c’est une époque d’enfance et de misère. Les Insectes n’étaient alors que des Chrysalides aveugles.

—Vous donnez donc l’avantage au siècle d’Auguste?»

Un nouveau cri plus ironique que le premier me coupa la parole.

«Le siècle d’Auguste! qu’est-ce que c’est? Nous ne connaissons pas le siècle d’Auguste.

—Peut-être avez-vous raison de croire que la renaissance...

—La renaissance est un temps de décadence.

—Excusez-moi, je n’y songeais pas. Le mot l’indique assez: on comprend que renaître veut dire décroître.

—Sans doute. Cela est clair.

—Reste donc le grand siècle dix-septième.»

A ces mots, un hourra général d’indignation couvrit ma voix.

«Quel est ce Coléoptère iroquois? s’écrièrent en chœur les Cochenilles. Vous avez donc vécu dans un trou? Apprenez que tout ce qui est connu, admis, sanctionné par la postérité, nous le méconnaissons, nous le démolissons, nous le réduisons à zéro. Tout ce qui est, au contraire, ignoré, obscur, plongé dans la poussière de l’oubli, nous le nettoyons, nous le ressuscitons, nous l’exaltons, nous le restaurons du vernis de notre enthousiasme. Comme on vous le disait donc, il n’y eut jamais qu’une belle et grande époque; elle a duré vingt ans et trois mois; ce fut vers l’an 1021, et chez les Sarrasins, du temps d’Averrhoès. Les arts ont extrêmement fleuri alors dans un petit bourg de l’Afrique orientale. En comparaison de cette époque-là, il n’y avait rien qui vaille dans les quatre siècles qu’on cite éternellement.»

Je me penchai vers mon guide.

«Allons voir d’autres Animaux, lui dis-je à l’oreille.

—Bien volontiers.»

Le Hanneton prit son vol à travers le jardin, et me conduisit dans un endroit que je ne connaissais pas. Son nom lui venait d’une ancienne chaussée sur laquelle on l’avait établi. Mon compagnon entra dans une belle tulipe richement tendue à l’intérieur, où j’aperçus une foule d’Insectes variés.

«Vous voyez, me dit le Hanneton, toute la race entomique. Il y a des Paons, des Amiraux, des Maréchaux, des Princes, des Comtes, des Caniculaires, des Pouparts, des Satyres, voire même des Vulcains et des Argus.»

Vous savez que, nous autres Scarabées, nous descendons d’une race d’Insectes égyptiens habitués de longue main à déchiffrer les hiéroglyphes de la physionomie et à lire couramment l’almanach du visage. Je compris tout de suite que dans cette société brillante les femelles rangées en cercle et parées de leurs plus beaux atours ne songeaient qu’à se toiser entre elles des pieds à la tête. On voyait que chacune d’elles épluchait avec soin la toilette de ses voisines. Pendant ce temps-là, les mâles, dressés sur leurs ergots, se tenaient à distance.

«Mais, dis-je à mon compagnon, cette société choisie n’a point du tout l’air de s’amuser. Je ne voudrais pourtant pas juger légèrement un si beau monde; écoutons donc un peu ce qu’on y chuchote tout bas.»

De jeunes Pouparts bien frisés, tirés à quatre épingles, parlaient entre eux de leur chasse, de leurs dîners et de leurs gageures, toutes choses dont ils auraient pu s’entretenir aussi bien partout ailleurs, à moins de frais. Deux Belles-Dames jasaient ensemble à l’abri de leurs éventails. Je me glissai derrière elles pour les écouter. Quelle fut ma surprise quand je les entendis se servir d’expressions familières aux Insectes les plus méprisables! Elles ne parlaient, d’ailleurs, que des moyens d’extirper de la poche de leurs maris le plus d’argent possible. Mes antennes se dressèrent d’horreur sur ma tête.

«Oh! oh! dis-je à mon compagnon; voilà donc ce que vous appelez les plaisirs du monde! Dans le modeste champ où je suis né les choses ne se passent point ainsi. Quand une simple jardinière met sa toilette du dimanche, c’est pour tâcher de plaire à quelque jardinier; les mâles ne vont point d’un côté et les femelles de l’autre. Si l’on y offense la grammaire, c’est sans le vouloir, et l’on ne cherche pas à imiter le langage des Punaises.

—Que voulez-vous? me répondit le Hanneton; la mode est un tyran qui gouverne le langage tout comme la toilette, et il faut bien lui obéir.

—Mais, repris-je, si l’on ne songe qu’à se parer, si l’on met sur sa personne tout ce qu’on possède, comment vont le ménage, la maison?...

—La maison! le ménage! interrompit mon guide en ricanant; fi donc! cela était bon pour nos grand’mères.

—Et le budget? et ces deux fameux bouts de l’année qu’il est si important, pour le bon ordre, de savoir joindre ensemble?

—Cela ne vous regarde pas, ni moi non plus.»

Deux Insectes assez laids devisaient ensemble dans un coin.

«Qui sont ces êtres-là? demandai-je au Hanneton.

—Ce sont, me dit-il, des Fourmis-Lions de finance. Leurs mœurs sont bizarres. Ils s’assemblent le matin dans un temple consacré à leurs exercices, et là ils creusent des trémies souterraines sous les pas les uns des autres, ce qui rend le terrain de ce temple mouvant et dangereux. Les maladroits et les innocents trébuchent dans ces trémies, où ils sont à l’instant dévorés. Quand le Fourmi-Lion a sucé quelque bonne proie dans la journée, il se pavane volontiers le soir. Sa femelle est une Libellule dorée fort couverte de bijoux.»

Je laissai les Fourmis-Lions parler ensemble de leurs trémies, et j’écoutai de préférence le chuchotement des Libellules.

«Ma chère amie, disait l’une d’elles, vous avez un jeune Cousin chanteur qui voltige autour de vous, sur lequel nous pourrions jaser si nous le voulions. Il fera l’un de ces jours une morsure au front de votre vieux Vulcain.

—Bah! comment voulez-vous que nous nous entendions? Nous n’avons pas les mêmes goûts. Il me querelle quand je mange des pastilles pendant qu’on joue des sonates ou des quatuors de Haydn ou de Mozart. Ce n’est pas ainsi qu’il s’emparera de mon cœur. Mais, ma chère amie, nous aurions bien plutôt à jaser sur ce vieux Grand-Paon qui vous conte des douceurs.

—J’avoue que j’ai un faible pour lui. Sa position lui donne droit à des loges dans les théâtres. N’est-ce pas éblouissant? Rien ne frappe mon imagination comme de voir toujours ce Grand-Paon aux places les meilleures. Quand je pense qu’il pourrait, dans une seule soirée, aller à tous les spectacles sans payer!...

—En effet, dit une autre Libellule, c’est une chose qui séduit. Chacun a son point vulnérable comme le talon d’Achille. Pour moi, ce qui me touche le plus, c’est de voir un jeune Corydon ouvrir ses ailes et arriver le premier au clocher, par-dessus les fossés et les haies.

—Vous êtes faciles à émouvoir, s’écria une Libellule qui passait pour un dragon de vertu. On ne me plairait pas à si peu de frais. Non-seulement j’exigerais qu’on fût toujours aux meilleures places et qu’on volât vers le clocher avant les autres, mais il faudrait encore deviner, pour ainsi dire, les modes, ne pas manquer de se trouver aux eaux dans la saison des bains, et ne pas s’aviser d’aller aux Pyrénées quand il est de rigueur d’être à Bade. Il faudrait encore manger des cerises au mois de janvier, enfermer ses extrémités dans quelque chose de si étroit, qu’on ne puisse plus marcher, et posséder enfin au superlatif ce qu’on appelle le genre.

—Ah! disait en soupirant une Libellule avariée, j’ai connu un jeune Gazé discret et tendre qui savait tout cela sur le bout de sa patte. Il était à la fois bijoutier, connaisseur en étoffes, confiseur étonnant et parfait maquignon. Je ne sais pas d’où il tirait ses dragées au chocolat, mais je n’ai jamais retrouvé les pareilles, et quand il parlait chevaux, c’était à en perdre la tête.»

Les avis chagrins du vieux Rhinocéros me revinrent à l’esprit, et je commençais à comprendre qu’ils n’avaient rien d’exagéré. Cependant une discussion assez vive, qui s’était établie entre deux Cerfs-Volants, attira l’attention des voisins, et bientôt la conversation devint générale. On s’anima sans dépasser toutefois les bornes prescrites par la civilité. La controverse fut âpre et dura longtemps. Vers onze heures un quart, les questions étant éclaircies, grâce aux aperçus ingénieux et aux connaissances profondes des Insectes les plus savants, il fut bien démontré, de façon à n’en pouvoir douter:

1o Que le thé vert agite plus les nerfs que le thé noir;

2o Que l’amour-propre est le mobile de la plupart des actions des Animaux;

3o Que la côte de Saint-Denis est à peu près aussi rude à monter que celle de Clichy;

4o Qu’il fait plus cher vivre en Angleterre qu’en France;

5o Qu’il vaut mieux être riche que pauvre;

6o Que l’amitié est un sentiment moins vif que l’amour.

Cette dernière question fut abandonnée comme trop ardue, à la réclamation des Éphémères de la compagnie. Un Bernard-l’Ermite la nota sur son calepin, pour la méditer à loisir dans le silence de la retraite.

Je pris le Hanneton par le coude.

«Est-ce qu’il n’y aurait pas moyen, lui dis-je, dans tout ce grand jardin, de trouver un endroit où l’on voulût bien causer sans prétention de quelque chose d’intéressant?

—Si fait, répondit-il en se grattant la tête d’un air embarrassé. Suivez-moi: nous allons vous chercher cela.»

Nous nous envolâmes bien loin dans la nuit sombre. Le Hanneton faisait beaucoup de circuits, et je voyais qu’il ne savait trop par où se diriger.

«Je ne vous offre pas, disait-il, de vous mener là-bas dans ce marais désert où l’on vit isolé comme des Rats d’eau. Nous aurons plus de chance de nous amuser en passant la rivière. Il y a sur l’autre rive des lis où je puis vous introduire. C’est là vraiment qu’existe le savoir-vivre. On ne médit pas les uns des autres, parce qu’il faudrait insérer dans de vilaines phrases des noms qu’on respecte. Ceux qui n’ont pas de bienveillance feignent obligeamment d’en avoir, parce qu’il ne serait pas digne d’eux de parler autrement.

—Vous me faites une peinture fort attrayante. Mais a-t-on de la gaieté dans ce monde-là?

—Dans le pays des lis, on est plus triste qu’ailleurs, pour des raisons qu’il serait trop long de vous donner.

—Diable! ce n’est pas mon compte.»

Je commençais à m’ennuyer du Hanneton et de ces voyages inutiles. Je profitai de l’obscurité de la nuit pour planter là mon guide au détour d’une allée. Une bonne étoile qui brillait au ciel me dirigea comme par hasard au troisième étage d’une rose trémière, et j’y trouvai enfin ce que je cherchais depuis si longtemps: une honnête famille de Bêtes à bon Dieu établie dans un local simple et commode; de bonnes gens d’Insectes sans morgue, ayant l’envie de se divertir décemment et sans étalage. La conversation fut animée par une gaieté cordiale, après quoi nous mangeâmes un petit souper dont la bonne humeur fit les frais. Je pris place entre deux jeunes hôtesses qui avaient l’œil éveillé, l’oreille fine, de l’intelligence, de la grâce et le rire à la bouche.

Ici le Scarabée se tut et remonta sur sa feuille de pivoine.

«Votre récit ne peut pas finir là, monsieur le Scarabée, lui dit le Hibou.

—C’est vrai, monsieur le Philosophe, reprit l’Insecte, j’oubliais la fin de mon histoire. Depuis l’heureux jour où je me séparai du Hanneton, il ne m’arriva plus qu’une seule fois d’avoir un grand mal de nerfs. Cela me prit un matin que le vent déposa chez moi une feuille volante à mon adresse, sur laquelle étaient écrits ces mots: «Un tel jour, à telle heure, vous vous rendrez dans un chardon, en vous affublant militairement, pour monter la garde au poste qui vous sera désigné.» Il fallait obéir sous peine d’être mis en prison. Je me déguisai en Bête guerrière, moi qui suis pacifique par état, pour me joindre à d’autres Bêtes aussi paisibles que moi, mais qui singeaient les Frelons guerroyeurs, sous prétexte de sauver la patrie, les jours où la patrie ne courait aucun risque. Des Calandres à collets rouges, Insectes peu guerriers, qui vivent les uns dans les tonnes de pruneaux, les autres dans les meubles ou les chantiers de bois, avaient quitté leurs retraites pour s’assembler dans un trou malsain. Leur innocent délassement consistait à se croire des héros pendant vingt-quatre heures, puis ils retournaient à leurs tonneaux ou à leurs chantiers. Je ne vous répéterai point les lazzis qui se débitaient dans cet endroit. Après un jour et une nuit d’agacements et d’impatience, je quittai enfin les Charançons à collets rouges. Je fus rendu à la liberté avec un rhume et un mal de dents qui m’avaient admirablement préparé à la victoire. Je me plongeai dans le sein d’un pavot, où j’avalai à longs traits l’opium de la mélancolie. Le sommeil me remit un peu de mes ennuis, et je songeais à reprendre mon vol à travers le jardin, lorsque la voix d’une Pie voleuse me fit tressaillir. Un bec de fer me saisit par le milieu du corps. La Pie était une vieille collectionniste, et, de plus, une sorcière. Elle s’écria en me regardant:

«Pardieu! voilà un petit Scarabée que je veux donner à ma filleule. Je le poserai au milieu d’une feuille de pivoine, et ce sera un joli bijou sur le cou blanc d’une Colombe. Avec quelques paroles sacramentelles, nous en ferons un talisman qui préservera de l’engouement et du ridicule des modes.

Leur innocent délassement consistait à se croire des héros
pendant vingt-quatre heures.

—Et comment vous êtes-vous tiré de ce mauvais pas? dit le Hibou en riant.

—Vous savez que nous autres Scarabées nous avons reçu du Ciel la faculté précieuse de faire semblant d’être morts. Quand le danger approche, nous rentrons nos pattes et nos antennes; nous nous laissons choir sur le dos, et nous restons sourds et immobiles, nous fiant à la solidité de nos écailles. Je jouai mon jeu selon mes instincts, et je ne bougeai plus. La Pie sorcière exécuta ce qu’elle venait de dire. Je me laissai poser sur la feuille de pivoine et attacher au cou de la Colombe Violette. Ce cou était blanc et gracieusement arrondi; je m’y trouve bien, et je n’en bouge plus. J’entends les petits propos de Violette. Elle est sage, belle et douce. Je me suis pris d’amitié pour elle, et je crois que je lui porte bonheur.

—Mais, monsieur le Scarabée, il y a un endroit de votre récit qui est demeuré obscur dans ma pensée. Vous avez interrompu le fil de l’histoire au passage le plus intéressant. Vous n’êtes point arrivé à votre âge sans avoir eu quelque amourette, et je soupçonne votre cœur de s’être éveillé auprès de ces jeunes hôtesses qui avaient l’oreille fine et le rire à la bouche. Contentez un peu ma curiosité.»

Le Scarabée vert regarda le Hibou philosophe d’un air narquois; il lui montra les cornes avec ses antennes, et grimpa sur sa feuille de pivoine à reculons; puis il rentra ses pattes, et fit le mort obstinément, sans vouloir en dire plus long. Le Hibou chaussa ses lunettes pour examiner l’Insecte de plus près. Il reconnut que c’était une émeraude montée sur une feuille d’or émaillé. Le soleil commençait à paraître. Une envie de dormir irrésistible s’empara de l’Oiseau nocturne; il enfonça son bonnet de jour sur ses yeux, et s’endormit. A son réveil, il crut avoir rêvé ce que le Scarabée lui avait dit; et en rendant l’épingle à Violette, il lui conta l’histoire du bijou transformé comme si elle eût été de sa composition.

Paul de Musset.


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