← Retour

Vie privée et publique des animaux

16px
100%

LE
SEPTIÈME CIEL

VOYAGE AU DELA DES NUAGES

LE BONHEUR SE FAIT AVEC DES RÊVES!

(Extrait des Mémoires inédits d’un Tourtereau allemand, mort à la maison des fous de Darmstadt, le 1er... 184 .)

Chapitre des Rêves.—

I

J’étais donc mort. . . . . . . . . .

Mort, comme on meurt peut-être quand on ne sait pas bien lequel vaut le mieux, de vivre ou de mourir; mort sans savoir comment ni à quelle occasion, sans secousse, et le plus facilement du monde.

Si facilement, que mon âme, tant elle avait peu souffert pour en sortir, ne s’aperçut pas d’abord qu’elle était séparée de mon corps.

Qu’est-ce que vivre, si mourir n’est rien?

Du moment précis qui d’un Tourtereau vivant fit de moi un Tourtereau mort je n’ai gardé aucun souvenir, sinon qu’avant que je fusse mort la lune brillait doucement au milieu d’un ciel sans nuages, et que, lorsque mon âme étonnée s’aperçut qu’elle n’appartenait plus à la terre, la douce lune n’avait pas cessé de briller, ni le ciel d’être pur; sinon encore que j’avais pu mourir sans que rien fût changé aux lieux mêmes que je venais de quitter.

Mais qu’importe à la nature féconde qu’une pauvre créature comme moi vive ou meure?

II

J’ai pensé que cette séparation de mon âme et de mon corps n’avait été si facile qu’en raison de l’habitude qu’avait prise mon âme de ne se guère inquiéter de mon corps, se fiant, sans doute, pour sa conduite ici-bas, aux instincts honnêtes de ce serviteur dévoué.

Combien de fois, en effet, aux jours de leur union, ne l’avait-elle pas, en quelque sorte, laissé seul déjà, et presque oublié, afin de pouvoir rêver plus à son aise à cette autre vie, dont les âmes auxquelles la terre ne suffit pas ont, dès ce monde, ou comme un pressentiment ou comme un souvenir! Et n’est-il pas possible que des rêves de ce genre conduisent d’une vie à l’autre sans qu’on s’en aperçoive?

III

Pourtant, voyant sans vie cet ami fidèle, ce corps qui tout à l’heure encore lui était soumis, et pensant qu’il allait falloir l’abandonner, l’abandonner à la mort, c’est-à-dire à la destruction et presque au néant, c’est-à-dire à cette implacable solitude qui s’établit autour des morts et qui s’empare d’eux, et qui fait que les morts sont toujours seuls, quoi que ce soit qui s’agite autour d’eux, mon âme le regarda, non sans tristesse.

«Que n’es-tu mort d’une mort moins prompte? lui dit-elle; que n’ai-je pu te sentir mourir, et partager ton mal, et souffrir avec toi, si tu as souffert? Je t’aurais assisté à tes derniers moments, et nous nous serions du moins quittés après un adieu fraternel.

«Pauvre corps muet! ajouta-t-elle, entends-moi et réveille-toi, et jette un dernier regard sur ces riches campagnes que tu aimais tant, et qu’un mouvement, qu’un seul mouvement de toi me convainque que toute cette vie que nous venons de passer ensemble n’est point un songe, et que tu as vécu en effet.»

IV

Pour la première fois, cet appel de mon âme resta sans réponse.

«Pourquoi aimer ce qui doit mourir? s’écria-t-elle attristée. Quand on n’a pas devant soi l’éternité, pourquoi agir? pourquoi s’unir?

«Puisqu’il le faut, quittons-nous donc, dit-elle enfin; mais de même qu’il a été dans notre destinée que nous fussions séparés, de même il est écrit qu’à l’heure où les âmes iront rejoindre leurs corps je saurai reconnaître entre toutes les poussières ta poussière, et te rendre cette vie que tu viens de perdre. Adieu donc, compte sur moi, et n’aie pas peur que je me trompe; car à toi seul je reviendrai, et cette fois ce sera pour toujours.»

V

Le silence de la nuit paisible n’était interrompu que par le faible bruit que font en se détachant des arbres qui les portent les feuilles qui meurent aussi.

Tout à coup, on entendit au loin un cri lugubre de l’Oiseau de proie.

«Tombez sur ce corps sans défense, petites fleurs des arbres!» s’écria mon âme épouvantée; «et vous, vert feuillage qu’il chérissait, couvrez-le de votre ombre protectrice, et dérobez-le aux regards du Vautour impie.»

Mais, hélas! le cri funèbre se fit de nouveau entendre, et cette fois ce n’était plus au loin.

Et en cet instant la dernière goutte du sang qui avait animé mon corps s’arrêta dans ses veines et s’y glaça.

VI

Et une voix à laquelle il fallait obéir ayant dit à mon âme de quitter cette terre, où sa mission était accomplie, pour retourner au ciel, la patrie des âmes, je sentis en moi un désir si doux d’aller où la voix me disait d’aller, que je m’élevai aussitôt dans les airs, comme si j’eusse été ravie sur les ailes invisibles de ce pur désir.

VII

Et en cet instant aussi j’oubliai que j’avais eu un corps, et ce fut pour moi comme si je n’avais jamais été qu’un pur esprit.

Et je montais immobile, dans l’air immobile comme moi-même, sans le secours d’aucun mouvement, et par cela seulement que j’étais une âme immortelle, faite pour monter de la terre au ciel. J’obéissais ainsi à ma nouvelle condition, à peu près comme on aime sur terre et comme on pense, sans s’expliquer comment on aime ni comment on pense.

VIII

Je fus bientôt loin de la terre, si loin, que je l’apercevais à peine comme un point perdu dans l’immensité, et je volai ainsi longtemps; et puis enfin, ayant cessé de la voir, je me souvins tout à coup, par un retour soudain, que je l’avais quittée seule. «Hélas!» s’écria mon âme, «ce qui m’attend au ciel doit-il me faire oublier ce que je perds? Qui me rendra celle qui m’aimait dans ce monde que j’abandonne? O douleur! tu es donc immortelle, toi aussi?»

IX

Pourquoi le ciel, qui favorise les affections honnêtes, n’accorderait-il pas aux âmes qui se sont aimées pendant la vie d’une affection sincère, de s’aimer encore jusqu’au milieu des gloires du ciel, et de s’y garder un fidèle souvenir?

X

Mais il fallait monter toujours, et je ne tardai pas à dépasser les nuages qui glissaient sans bruit dans l’espace. Je vis alors des milliers d’étoiles, et volant d’astre en astre: «Doux astres, leur disais-je, parure des anges, où vais-je?» Et sans me répondre, mais non sans me comprendre, les étoiles se rangeaient pour me laisser libre le chemin que je devais suivre.

XI

Bientôt toute cette partie du ciel d’où sortent les rayons bienfaisants qui font ouvrir les fleurs et mûrir les fruits de la terre se trouva au-dessous de moi, comme un tapis d’azur parsemé de diamants célestes, et j’arrivai là où il n’y a plus d’étoiles.

Je fus alors saisi d’une crainte respectueuse, et je m’arrêtai éperdu.

«Va toujours, et rassure-toi, me dit une voix. Ne sais-tu pas que tu es dans le ciel; que le mal en est banni, et que tu n’as rien à craindre? Suis-moi donc; car nous ne nous arrêterons que là où tu seras heureux d’arriver.—Heureux! lui dis-je, heureux!» Et comme j’hésitais: «Crois-moi, et suis-moi,» ajouta la voix. Et je la suivis, et je la crus: car la confiance habite au ciel.

XII

Celle qui me parlait, c’était une belle petite âme immortelle, l’âme bienheureuse d’une blanche Colombe à laquelle la mort, qui l’avait cueillie dès les premiers jours de son printemps, avait à peine laissé le temps d’éclore, et que le contact des misères humaines n’avait point eu le temps de souiller. Sa mission au ciel était de recevoir à leur arrivée les âmes novices comme la mienne, et de les conduire bien vite où il leur appartenait d’aller.

XIII

Ce fut là que je vis ce que je n’avais pu voir encore, parce que jusque-là ma vue était restée imparfaite. C’était une foule d’âmes de toute espèce, qui, comme moi, allaient chacune à sa destination. Et, comme moi, chacune avait un guide.

Me trouvant au milieu de toutes ces âmes, et ne sachant ce qui allait arriver, je me sentais en même temps et retenu par une vague frayeur, et poussé par une espérance vague aussi.

«Petite âme qui me guidez, dis-je à la Colombe que je suivais, le paradis des Tourterelles est-il bien loin encore?

—Vois, me répondit-elle, non sans sourire de mon trouble et aussi de mon impatience, vois ce point qui brille là-haut au plus haut des cieux; là seulement est le septième ciel, et c’est là aussi qu’on t’attend.

—Ah! qui peut m’attendre là-haut? pensai-je, si elle vit encore;» et, tout en montant, je ne pouvais m’empêcher de dire: «Pourquoi suis-je mort, puisque la mort devait nous séparer?»

XIV

Et quand nous eûmes monté pendant longtemps encore à travers des mondes et des sphères sans nombre, nous arrivâmes jusqu’à une porte d’où s’échappaient des rayons plus éclatants mille fois que les rayons mêmes du soleil, et sur cette porte on lisait ces mots écrits en caractères de feu: «Ici l’on aime toujours.» Et plus bas: «Ici on ne change jamais, ou, si l’on change, c’est pour mieux aimer encore.»

Et la porte s’ouvrit, et ce que je vis, je ne saurais le dire; car comment parler de la toute lumière du ciel même, d’une lumière à la fois si éblouissante et si douce, qu’elle rend clair ce qu’on croyait obscur, sans qu’il en coûte ni une douleur, ni même un effort pour tout voir et pour tout comprendre?

XV

«Et maintenant, c’est là! me dit la petite Colombe; et je te laisse, puisque tu es arrivé.»

Et elle parlait encore, que mes yeux charmés avaient déjà aperçu, dans un coin du ciel, dans un nuage d’air trois fois plus pur que les autres nuages, une perle divine, une fleur perpétuelle, un trésor, mon trésor! toi, enfin, ô ma Tourterelle chérie!

«Ah! m’écriai-je, âme de ma sœur, est-ce bien vous que je vois?» et je t’abordai avec tant de joie, que toi: «Ah! que tu m’aimes bien!» t’écrias-tu.

Tu n’étais pas changée, et cependant il y avait en toi quelque chose de plus divin, et plus je te regardais, plus il me semblait que tu devenais plus belle. Ce que je lus d’amour dans ton premier regard, comment te le dire? Va, ma sœur, on guérit en un instant de tous ses chagrins sur un cœur fidèle.

«Quand j’ai appris ta mort, me dis-tu, je ne songeai point à te pleurer, mais à te suivre, et j’eus le bonheur de devenir si triste, que je mourus presque en même temps que toi.»

Qui n’eût pas cru au bonheur? Nous étions si heureux! si heureux! que toi: «Hélas! n’est-ce point un rêve?»

XVI

Hélas! c’était un rêve....

Mais, après un pareil rêve, pourquoi se réveiller? Ce rêve, mon bonheur, avait été de si courte durée, que, quand je rouvris les yeux, rien n’était changé sur cette terre que j’avais cru quitter avec toi. La lune n’avait pas cessé de briller ni le ciel d’être pur. Et j’étais seul encore, et loin de toi encore, dans ce monde où l’on ne sait que faire de son cœur. Et rien ne troublait le repos de la nature endormie, si ce n’est pourtant le cri terrible de l’Oiseau de proie qui cherchait encore son butin de la nuit. C’était là la seule réalité de mon rêve.

Adieu, et à toi!


Notice biographique sur l’Auteur du fragment qu’on vient de lire.

Nous croyons qu’on nous saura gré de placer ici quelques détails biographiques concernant l’auteur du fragment qu’on vient de lire. Ces détails nous ayant été communiqués par le directeur de la maison des fous de Darmstadt sont de la plus grande authenticité.

Le Tourtereau dans les papiers duquel ce fragment a été trouvé est mort, il n’y a pas plus de quinze jours, à la maison des fous de la ville de Darmstadt.

Quoiqu’il fût à la fleur de son âge, la nouvelle de cette mort prématurée, et de la maladie qui la causa, n’étonnera aucun de ceux qui avaient connu sa vie, et n’étonnera sans doute pas non plus nos lecteurs.

Son enfance avait été difficile et malheureuse. Tout jeune, il s’était trouvé orphelin, son père et sa mère ayant disparu un jour, sans qu’on pût savoir ce qu’ils étaient devenus. Pourtant, comme ces bons Oiseaux étaient généralement, à cause de la simplicité de leurs mœurs, aimés et honorés dans la forêt qu’ils habitaient, on s’accorda à penser que la mort seule, ou tout au moins la violence, avait pu les séparer de leur cher enfant; mais, depuis ce jour fatal, on n’avait plus entendu parler d’eux.

Le pauvre petit vint à bout de vivre néanmoins, Dieu aidant, et aussi quelques charitables voisines qui lui donnaient, en passant, quelques rares becquées qu’elles économisaient sur la part de leurs propres couvées.

Dès que l’orphelin eut à ses ailes assez de plumes pour voler, il résolut, en bon fils, de se mettre à la recherche de ses parents, et partit plein de courage, et aussi, hélas! plein d’illusions.

«Je les retrouverai, répondait-il obstinément à tous ceux qui lui représentaient que, si louable qu’en fût le but, il userait ses forces sans aucun résultat possible dans une pareille entreprise; je les retrouverai, ou je mourrai à la peine.»

Longtemps il battit l’air et la terre de ses ailes, allant partout où son espoir le poussait et demandant à chacun ce qu’il avait perdu, mais en vain.

Dans l’une de ses courses, il lui était arrivé de rencontrer et d’aimer une jeune Tourterelle qui était belle comme le jour; et la Tourterelle l’avait aimé aussi: il était si malheureux!

Mais, dans les âmes honnêtes, l’amour ne fait pas oublier le devoir, bien au contraire; et, loin d’abandonner sa pieuse entreprise, il se sentit des forces nouvelles pour la poursuivre.

«Je reviendrai, dit-il en quittant celle qu’il aimait.

—Et moi, j’attendrai,» avait répondu la Tourterelle désolée.

Et ils s’étaient séparés, et lui s’était mis en route en se disant:

«Elle m’attendra.»

Elle l’attendit en effet.

Mais après l’avoir attendu bien longtemps, la pauvrette (il faut bien le dire), la pauvrette, ne le voyant pas revenir, avait fini par devenir la Tourterelle d’un autre Tourtereau. Les Tourterelles ont peur de rester filles.

Quand, après bien des courses vaines, bien des peines perdues, le Tourtereau, découragé, revint vers celle qu’il aimait,... il la trouva entourée de toute une famille qui n’était pas sa famille, et de beaux enfants dont il n’était pas le père. Sa douleur fut telle, qu’il en perdit la raison. On la perdrait à moins. Sans doute, si la Tourterelle eût été bien sûre qu’il reviendrait, elle n’eût jamais cessé de l’attendre. Mais les vieux Tourtereaux disent tant de mal des amoureux qui ne sont pas là pour se défendre aux jeunes Tourterelles à marier, que l’innocente, les ayant crus sur parole, avait cédé, non sans regret pourtant, car sa conscience et son cœur lui faisaient bien quelques secrets reproches.

Aussi, lorsque reparut dans le pays son premier fiancé, et qu’elle le vit plus malheureux que jamais, son désespoir et ses remords furent-ils au comble.

Mais qu’y faire?

En Tourterelle sensée, elle continua d’être une bonne mère de famille, elle redoubla de soins pour ses enfants, et son mari ne cessa pas d’être un heureux mari. Et puis elle garda sa peine, et personne n’en vit rien, et, en la voyant dans son petit ménage, chacun disait d’elle:

«Regardez donc comme elle est heureuse!»

On en dit autant de beaucoup de gens qui n’ont jamais su ce que c’est que le bonheur.

Quant au pauvre Tourtereau, comme il ne pouvait être dangereux pour personne, sa folie étant de celles dont beaucoup de gens sensés s’arrangeraient peut-être, on le laissa aller où il voulut, et il se retira sur le riche sommet d’une belle montagne.

Là, nuit et jour, il rêvait.

Ce qu’il n’eût pas trouvé sur la terre solide, peut-être parfois le rencontrait-il dans ce pays mouvant des rêves, où l’on aimerait tant à voyager s’il ne fallait pas en revenir pour vivre et pour mourir. Ce qui le prouverait, c’est qu’après sa mort on trouva, caché sous un monceau de feuilles mortes, un manuscrit qu’il avait intitulé: Mémoires d’un fou, avec cette épigraphe: Le bonheur se fait avec des rêves! Ce manuscrit était presque entièrement écrit en prose; la poésie qui sort du cœur sans rimes pouvant convenir, bien plus que la poésie rimée et mesurée, à ce que sa pensée avait de libre et de spontané.

Il va sans dire que le passage que nous avons cité, c’est à sa Tourterelle qu’il l’adressait: car pour lui il n’y avait jamais eu qu’une Tourterelle dans le monde.

Quelques Oiseaux rieurs pourront être disposés à se moquer du pauvre Tourtereau et de ses malheurs, et surtout de ses écrits; mais ce ne seront point les Tourterelles. C’est à elles que je le demande: en est-il une seule au monde qui n’eût voulu rencontrer sur sa route un Tourtereau aussi fidèle?

P. S.—Il faut dire, pour ceux qui tiennent à ce que rien ne reste obscur dans un récit, que, pour ce qui est de la Tourterelle, quand elle eut appris la mort de son Tourtereau, elle n’y put résister; ses enfants d’ailleurs, ayant toutes leurs plumes, n’avaient plus besoin d’elle, et on la vit s’éteindre à son tour, sans que rien au monde pût la rattacher à la vie. Fasse le Ciel que les bons rêves ne mentent pas, et, qu’ainsi que l’avait rêvé notre Tourtereau, son amie l’ait retrouvé là-haut, là-haut, où nous persistons à croire qu’il doit y avoir place pour tous les bons sentiments!

Là, nuit et jour, il rêvait.

On dira et on écrira peut-être que, du moment où cette Tourterelle devait mourir pour son Tourtereau, elle eût mieux fait de l’attendre et de vivre pour lui. Mais cela est bien aisé à dire. Pour nous, ce que nous devons constater, c’est avant tout la vérité. L’histoire ne s’écrit pas comme un roman; et quand on a affaire à des personnages qui ont existé, il ne s’agit pas d’arranger sur le papier des événements que la moindre information pourrait contredire.

P. J. Stahl.


Chargement de la publicité...