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Vie privée et publique des animaux

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LES AMOURS
DE DEUX BÊTES

OFFERTS

EN EXEMPLE AUX GENS D’ESPRIT[6]

—HISTOIRE ANIMAU-SENTIMENTALE—

I

Le professeur Granarius.

Assurément, dit un soir, sous les tilleuls, le professeur Granarius, ce qu’il y a de plus curieux en ce moment, à Paris, est la conduite de Jarpéado. Certes, si les Français se conduisaient ainsi, nous n’aurions pas besoin de codes, remontrances, mandements, sermons religieux, ou mercuriales sociales, et nous ne verrions pas tant de scandales. Rien ne démontre mieux que c’est la raison, cet attribut dont s’enorgueillit l’Homme, qui cause tous les maux de la Société.»

Mademoiselle Anna Granarius, qui aimait un simple élève naturaliste, ne put s’empêcher de rougir, d’autant plus qu’elle était blonde et d’une excessive délicatesse de teint, une vraie héroïne de roman écossais, aux yeux bleus, enfin presque douée de seconde vue. Aussi s’aperçut-elle, à l’air candide et presque niais du professeur, qu’il avait dit une de ces banalités familières aux savants qui ne sont jamais savants que d’une manière. Elle se leva pour se promener dans le Jardin des Plantes, qui se trouvait alors fermé, car il était huit heures et demie, et au mois de juillet le Jardin des Plantes renvoie le public au moment où les poésies du soir commencent leurs chants. Se promener alors dans ce parc solitaire est une des plus douces jouissances, surtout en compagnie d’une Anna.

«Qu’est-ce que mon père veut dire avec ce Jarpéado qui lui tourne la tête?» se demanda-t-elle en s’asseyant au bord de la grande serre.

Et la jolie Anna demeura pensive, et si pensive, que la Pensée, comme il n’est pas rare de lui voir faire de ces tours de force chez les jeunes personnes, absorba le corps et l’annula. Elle resta clouée à la pierre sur laquelle elle s’était assise. Le vieux professeur, trop occupé, ne chercha pas sa fille et la laissa dans l’état où l’avait mise cette disposition nerveuse qui, quatre cents ans plus tôt, l’eût conduite à un bûcher sur la place de Grève. Ce que c’est que de naître à propos.


II

S. A. R. le prince Jarpéado.

Ce que Jarpéado trouvait de plus extraordinaire à Paris était lui-même, comme le doge de Gênes à Versailles. C’était, d’ailleurs, un garçon bien pris dans sa petite taille, remarquable par la beauté de ses traits, ayant peut-être les jambes un peu grêles; mais elles étaient chaussées de bottines chargées de pierreries et relevées à la poulaine de trois côtés. Il portait sur le dos, selon la mode de la Cactriane, son pays, une chape de chantre qui eût fait honte à celles des dignitaires ecclésiastiques du sacre de Charles X; elle était couverte d’arabesques en semences de diamants sur un fond de lapis-lazuli, et fendue en deux parties égales, comme les deux vantaux d’un bahut; puis ces parties tenaient par une charnière d’or et se levaient de bas en haut à volonté, à l’instar des surplis des prêtres. En signe de sa dignité, car il était prince des Coccirubri, il portait un joli hausse-col en saphir, et sur sa tête deux aigrettes filiformes qui eussent fait honte, par leur délicatesse, à tous les pompons que les princes mettent à leurs shakos, les jours de fête nationale.

Anna le trouva charmant, excepté ses deux bras excessivement courts et décharnés; mais comment aurait-on pensé à ce léger défaut à l’aspect de sa riche carnation qui annonçait un sang pur en harmonie avec le soleil, car les plus beaux rayons rouges de cet astre semblaient avoir servi à rendre ce sang vermeil et lumineux? Mais bientôt Anna comprit ce que son père avait voulu dire, en assistant à une de ces mystérieuses choses qui passent inaperçues dans ce terrible Paris, si plein et si vide, si niais et si savant, si préoccupé et si léger, mais toujours fantastique, plus que la docte Allemagne, et bien supérieur aux contrées hoffmanniques, où le grave conseiller du Kammergericht de Berlin a vu tant de choses. Il est vrai que maître Floh et ses besicles grossissantes ne vaudront jamais les forces apocalyptiques des sibylles mesmériennes, remises en ce moment à la disposition de la charmante Anna par un coup de baguette de cette fée, la seule qui nous reste, Extasinada, à laquelle nous devons nos poëtes, nos plus beaux rêves, et dont l’existence est fortement compromise à l’Académie des sciences (section de médecine).


III

Autre tentation de saint Antoine.

Les trois mille fenêtres de ce palais de verre se renvoyèrent les unes les autres un rayon de lune, et ce fut bientôt comme un de ces incendies que le soleil allume à son coucher dans un vieux château, et qui souvent trompent à distance un voyageur qui passe, un laboureur qui revient. Les cactus versaient les trésors de leurs odeurs, le vanillier envoyait ses ondes parfumées, le volcameria distillait la chaleur vineuse de ses touffes par effluves aussi jolies que ses fleurs, ces bayadères de la botanique, les jasmins des Açores babillaient, les magnolias grisaient l’air, les senteurs des daturas s’avançaient avec la pompe d’un roi de Perse, et l’impétueux lis de la Chine, dix fois plus fort que nos tubéreuses, détonait comme les canons des Invalides, et traversait cette atmosphère embrasée avec l’impétuosité d’un boulet, ramassant toutes les autres odeurs et se les appropriant, comme un banquier s’assimile les capitaux partout où passent ses spéculations. Aussi le Vertige emmenait-il ces chœurs insensés au-dessus de cette forêt illuminée, comme à l’Opéra Musard entraîne, d’un coup de baguette, dans un galop la ronde furieuse des Parisiens de tout âge, de tout sexe, sous des tourbillons de lumière et de musique.

La princesse Finna, l’une des plus belles créatures du pays enchanté de Las Figuieras, s’avança par une vallée du Nopalistan, résidence offerte au prince par ses ravisseurs, où les gazons étaient à la fois humides et lisses, allant à la rencontre de Jarpéado, qui, cette fois, ne pouvait l’éviter. Les yeux de cette enchanteresse, que dans un ignoble projet d’alliance le gouvernement jetait à la tête du prince, ni plus ni moins qu’une Caxe-Sotha, brillaient comme des étoiles, et la rusée s’était fait suivre, comme Catherine de Médicis, d’un dangereux escadron composé de ses plus belles sujettes.

Du plus loin qu’elle aperçut le prince, elle fit un signe. A ce signal, il s’éleva dans le silence de cette nuit parfumée une musique absolument semblable au scherzo de la reine Mab, dans la symphonie de Roméo et Juliette, où le grand Berlioz a reculé les bornes de l’art du facteur d’instruments, pour trouver les effets de la Cigale, du Grillon, des Mouches, et rendre la voix sublime de la nature, à midi, dans les hautes herbes d’une prairie où murmure un ruisseau sur du sable argenté. Seulement le délicat et délicieux morceau de Berlioz est à la musique qui résonnait aux sens intérieurs d’Anna ce que le brutal organe d’un tonitruant ophicléide est aux sons filés du violoncelle de Batta, quand Batta peint l’amour et en rappelle les rêveries les plus éthérées aux femmes attendries que souvent un vieux priseur trouble en se mouchant! (A la porte!)

C’était enfin la lumière qui se faisait musique, comme elle s’était déjà faite parfum, par une attention délicate pour ces beaux êtres, fruit de la lumière que la lumière engendre, qui sont lumière et retournent à la lumière. Au milieu de l’extase où ce concert d’odeurs et de sons devait plonger le prince Jarpéado, et quel prince! un prince à marier, riche de tout le Nopalistan (voir aux annonces pour plus de détails), Finna, la Cléopâtre improvisée par le gouvernement, se glissa sous les pieds de Jarpéado, pendant qui six vierges dansèrent une danse qui était aussi supérieure à la cachucha et au jaléo espagnol, que la musique sourde et tintinnulante des génies vibrionesques surpassait la divine musique de Berlioz. Ce qu’il y avait de singulier dans cette danse était sa décence, puisqu’elle était exécutée par des vierges; mais là éclatait le génie infernal de cette création nationale et transmise à ces danseurs par leurs ancêtres, qui la tenaient de la fée Arabesque. Cette danse chaste et irritante produisait un effet absolument semblable à celui que cause la ronde des femmes du Campidano, colonie grecque aux environs de Cagliari. (Êtes-vous allé en Sardaigne? Non. J’en suis fâché. Allez-y, rien que pour voir danser ces filles enrichies de sequins.) Assurément, vous regardez, sans y entendre malice, ces vertueuses jeunes filles qui se tiennent par la main et qui tournent très-chastement sur elles-mêmes; mais ce chœur est néanmoins si voluptueux, que les consuls anglais de la secte des saints, ceux qui ne rient jamais, pas même au parlement, sont forcés de s’en aller. Eh bien, les femmes du Campidano de Sardaigne, en fait de danse à la fois chaste et voluptueuse, étaient aussi loin des danseuses de Finna, que la vierge de Dresde par Raphaël est au-dessus d’un portrait de Dubufe. (On ne parle pas de peinture, mais d’expression.)

«Vous voulez donc me tuer? s’écria Jarpéado, qui certes aurait rendu des points à un consul anglais en fait de modestie et de patriotisme.

—Non, âme de mon âme, dit Finna d’une voix douce à l’oreille comme de la crème à la langue d’un chat; mais ne sais-tu pas que je t’aime comme la terre aime le soleil, que mon amour est si peu personnel, que je veux être ta femme, encore bien que je sache devoir en mourir?

—Ne sais-tu pas, répondit Jarpéado, que je viens d’un pays où les castes sont chastes et suivent les ordres de Dieu, tout comme dans l’Indoustan font les brahmes? Un brahmine n’a pas plus de répugnance pour un paria que moi pour les plus belles créatures de ton atroce pays de Las Figuieras, où il fait froid. Ton amour me gèle. Arrière, bayadères impures!... Apprenez que je suis fidèle, et quoique vous soyez en force sur cette terre, quoique vous ayez en abondance les trésors de la vie, quand je devrais mourir ou de faim ou d’amour, je ne m’unirai jamais ni à toi, ni à tes pareilles. Un Jarpéado s’allier à une femme de ton espèce, qui est à la mienne ce que la négresse est à un blanc, ce qu’un laquais est à une duchesse! Il n’y a que les nobles de France qui fassent de ces alliances. Celle que j’aime est loin, bien loin; mais ou elle viendra, ou je mourrai sans amour sur la terre étrangère...»

Un cri d’effroi retentit et ne me permit pas d’entendre la réponse de Finna, qui s’écria: «Sauvez le prince! Que des masses dévouées s’élancent entre le danger et sa personne adorée!»


IV

Où le caractère de Granarius se dessine par son ignorance en fait de sous-pieds.

Anna vit alors, avec un effroi qui lui glaça le sang dans les veines, deux yeux d’or rouge qui s’avançaient portés par un nombre infini de cheveux. Vous eussiez dit d’une double comète à mille queues.

«Le Volvoce! le Volvoce!» cria-t-on.

Le Volvoce, comme le choléra en 1833, passait en se nourrissant de monde. Il y avait des équipages par les chemins, des mères emportant leurs enfants, des familles allant et venant sans savoir où se réfugier. Le Volvoce allait atteindre le prince, quand Finna se mit entre le monstre et lui: la pauvre créature sauva Jarpéado qui resta froid comme Conachar, lorsque son père nourricier lui sacrifie ses enfants.

«Oh! c’est bien un prince, se dit Anna tout épouvantée de cette royale insensibilité. Non, une Femme donnerait une larme à un Homme qu’elle n’aimerait pas, si cet Homme mourait pour lui sauver la vie.

—C’est ainsi que je voudrais mourir, dit langoureusement Jarpéado, mourir pour celle qu’on aime, mourir sous ses yeux, en lui léguant la vie... Sait-on ce qu’on reçoit quand on naît? tandis qu’à la fleur de l’âge, on connaît bien la valeur de ce qu’on accepte...»

En entendant ces paroles, Anna se réconcilia naturellement avec le prince.

«C’est, dit-elle, un prince qui aime comme un simple naturaliste.

—Es-tu musique, parfum, lumière, soleil de mon pays? s’écria le prince que l’extase transportait et dont l’attitude fit craindre à la jeune fille qu’il n’eût une fièvre cérébrale. O ma Cactriane, où sur une mer vermeille, gorgé de pourpre, j’eusse trouvé quelque belle Ranagrida dévouée, aimante, je suis séparé de toi par des espaces incommensurables... Et tout ce qui sépare deux amants est infini, quand ce ne peut être franchi...»

Cette pensée, si profonde et si mélancolique, causa comme un frémissement à la pauvre fille du professeur, qui se leva, se promena dans le Jardin des Plantes, et arriva le long de la rue Cuvier, où elle se mit à grimper, avec l’agilité d’une Chatte, jusque sur le toit de la maison qui porte le numéro 15. Jules, qui travaillait, venait de poser sa plume au bord de sa table, et se disait en se frottant les mains: «Si cette chère Anna veut m’attendre, j’aurai la croix de la Légion d’honneur dans trois ans, et je serai suppléant du professeur, car je mords à l’Entomologie, et si nous réussissons à transporter dans l’Algérie la culture du Coccus Cacti... c’est une conquête, que diable!...»

Et il se mit à chanter:

O Mathilde, idole de mon âme!... etc.,

de Rossini, en s’accompagnant sur un piano qui n’avait d’autre défaut que celui de nasiller. Après cette petite distraction, il ôta de dessus sa table un bouquet, fleurs cueillies dans la serre en compagnie d’Anna, et se remit à travailler.

Le lendemain matin, Anna se trouvait dans son lit, se souvenant, avec une fidélité parfaite, des grands et immenses événements de sa nuit, sans pouvoir s’expliquer comme elle avait pu monter sur les toits et voir l’intérieur de l’âme de monsieur Jules Sauval, jeune dessinateur du Muséum, élève du professeur Granarius; mais violemment éprise de curiosité d’apprendre qui était le prince Jarpéado.

Il résulte de ceci, pères et mères de famille, que le vieux professeur était veuf, avait une fille de dix-neuf ans, très-sage, mais peu surveillée, car les gens absorbés par les intérêts scientifiques accomplissent trop mal les devoirs de la paternité pour pouvoir y joindre ceux de la maternité. Ce savant à perruque retroussée, occupé de ses monographies, portait des pantalons sans bretelles, et (lui qui savait toutes les découvertes faites dans les royaumes infinis de la microscopie) ne connaissait pas l’invention des sous-pieds, qui donnent tant de rectitude aux plis des pantalons et tant de fatigue aux épaules. La première fois que Jules lui parla de sous-pieds, il les prit pour un sous-genre, le cher Homme! Vous comprendrez donc comment Granarius pouvait ignorer que sa fille fût naturellement somnambule, éprise de Jules, et emmenée par l’amour dans les abîmes de cette extase qui frise la catalepsie.

Au déjeuner, en voyant son père près de verser gravement la salière dans son café, elle lui dit vivement: «Papa, qu’est-ce que le prince Jarpéado?»

Le mot fit effet: Granarius posa la salière, regarda sa fille dans les yeux de laquelle le sommeil avait laissé quelques-unes de ses images confuses, et se mit à sourire de ce gai, de ce bon, de ce gracieux sourire qu’ont les savants quand on vient à caresser leur dada!

«Voilà le sucre,» dit-elle alors en lui tendant le sucrier.

Et voilà, chers enfants, comment le réel se mêle au fantastique dans la vie et au Jardin des Plantes.


V

Aventures de Jarpéado.

«Le prince Jarpéado est le dernier enfant d’une dynastie de la Cactriane, reprit le digne savant, qui, semblable à bien des pères, avait le défaut de toujours croire que sa fille en était encore à jouer avec ses poupées. La Cactriane est un vaste pays, très-riche, et l’un de ceux qui boivent à même les rayons du soleil; il est situé par un nombre de degrés de latitude et de longitude qui t’est parfaitement indifférent; mais il est encore bien peu connu des observateurs, je parle de ceux qui regardent les œuvres de la nature avec deux paires d’yeux. Or, les habitants de cette contrée, aussi peuplée que la Chine, et plus même, car il y a des milliards d’individus, sont sujets à des inondations périodiques d’eaux bouillantes, sorties d’un immense volcan, produit à main d’Homme, et nommé Harrozo-Rio-Grande. Mais la nature semble se plaire à opposer des forces productrices égales à la force des fléaux destructeurs, et plus l’Homme mange de Harengs, plus les mères de famille en pondent dans l’Océan... Les lois particulières qui régissent la Cactriane sont telles, qu’un seul prince du sang royal, s’il rencontre une de ses sujettes, peut réparer les pertes causées par l’épidémie dont les effets sont connus par les savants de ce peuple, sans qu’ils aient jamais pu en pénétrer les causes. C’est leur choléra-morbus. Et vraiment quels retours sur nous-mêmes ce spectacle dans les infiniment petits ne doit-il pas nous inspirer à nous... Le choléra-morbus n’est-il pas...

—Notre Volvoce!» s’écria la jeune fille.

Le professeur manqua de renverser la table en courant embrasser son enfant.

«Ah! tu es au fait de la science à ce point, chère Annette?... Tu n’épouseras qu’un savant. Volvoce! qui t’a dit ce mot?»

(J’ai connu, dans ma jeunesse, un Homme d’affaires qui racontait, les larmes dans les yeux, comment un de ses enfants, âgé de cinq ans, avait sauvé un billet de mille francs qui, par mégarde, était tombé dans le panier aux papiers, où il en cherchait pour faire des cocottes.—Ce cher enfant! à son âge! savoir la valeur de ce billet...)

«Le prince! le prince!» s’écria la jeune fille en ayant peur que son père ne retombât dans quelque rêverie; et alors elle n’eût plus rien appris.

«Le prince, reprit le vieux professeur en donnant un coup à sa perruque, a échappé, grâce à la sollicitude du gouvernement français, à ce fléau destructeur; mais on l’enleva, sans le consulter, à son beau pays, à son bel avenir, et avec d’autant plus de facilité que sa vie était un problème. Pour parler clairement, Jarpéado, le centimilliardimillionième de sa dynastie...

(«Et, fit le professeur entre parenthèse, en levant vers le plafond plein de Bêtes empaillées sa mouillette trempée de café, vous faites les fiers, messieurs les Bourbons, les Othomans, races royales et souveraines, qui vivez à peine des quinze à seize siècles avec les mille et une précautions de la civilisation la plus raffinée... O combien... Enfin!... Ne parlons pas politique.»)

«Jarpéado ne se trouvait pas plus avancé dans l’échelle des êtres que ne l’est une Altesse Royale onze mois avant sa naissance, et il fut transporté, sous cette forme, chez mon prédécesseur, l’illustre Lacrampe, inventeur des Canards, et qui achevait leur monographie alors que nous eûmes le malheur de le perdre; mais il vivra tant que vivra la Peau de Chagrin, où l’illustrateur l’a représenté contemplant ses chers Canards. Là se voit aussi notre ami Planchette à qui, pour la gloire de la science, feu Lacrampe a légué le soin de rechercher la configuration, l’étendue, la profondeur, les qualités des princes, onze mois avant leur naissance. Aussi Planchette s’est-il déjà montré digne de cette mission, soutenant, contre cet intrigant de Cuvier, que, dans cet état, les princes devaient être infusoires, remuants, et déjà décorés.

«Le gouvernement français, sollicité par feu Lacrampe, s’en remit au fameux Génie Spéculatoribus pour l’enlèvement du prince Jarpéado, qui, grâce à sa situation, put venir par mer du fond de la province de Guaxaca, sur un lit de pourpre composé de trois milliards environ de sujets de son père, embaumés par des Indiens qui, certes, valent bien le docteur Gannal. Or, comme les lois sur la traite ne concernent pas les morts, ces précieuses momies furent vendues à Bordeaux pour servir aux plaisirs et aux jouissances de la race blanche, jusqu’à ce que le soleil, père des Jarpéado, des Ranagrida, des Negra, les trois grandes tribus des peuples de la Cactriane, les absorbât dans ses rayons... Oui, apprends, mon Anna, que pas une des nymphes de Rubens, pas une des jolies filles de Miéris, que pas un trompette de Wouwermans n’a pu se passer de ces peuplades. Oui, ma fille, il y a des populations entières dans ces belles lèvres qui vous sourient au Musée, ou qui vous défient. Oh! si, par un effet de magie, la vie était rendue aux êtres ainsi distillés, quel charmant spectacle que celui de la décomposition d’une Vierge de Raphaël ou d’une bataille de Rubens! Ce serait, pour ces charmants êtres, un jour comme celui de la résurrection éternelle qui nous est promis. Hélas! peut-être y a-t-il là-haut un puissant peintre qui prend ainsi les générations de l’humanité sur des palettes, et peut-être, broyés par une molette invisible, devenons-nous une teinte dans quelque fresque immense, ô mon Dieu!...»

Là-dessus le vieux professeur, comme toutes les fois que le nom de Dieu se trouvait sur ses lèvres, tomba dans une profonde rêverie qui fut respectée par sa fille.


VI

Autre Jarpéado.

Jules Sauval entra. Si vous avez rencontré quelque part un de ces jeunes gens simples et modestes, pleins d’amour pour la science, et qui, sachant beaucoup, n’en conservent pas moins une certaine naïveté charmante qui ne les empêche pas d’être les plus ambitieux des êtres, et de mettre l’Europe sens dessus dessous à propos d’un os hyoïde ou d’un coquillage, vous connaissez alors Jules Sauval. Aussi candide qu’il était pauvre (hélas! peut-être quand vient la fortune s’en va la candeur), le Jardin des Plantes lui servait de famille, il regardait le professeur Granarius comme un père, il l’admirait, il vénérait en lui le disciple et le continuateur du grand Geoffroy Saint-Hilaire, et il l’aidait dans ses travaux, comme autrefois d’illustres et dévoués élèves aidaient Raphaël; mais ce qu’il y avait d’admirable chez ce jeune Homme, c’est qu’il eût été ainsi, quand même le professeur n’aurait pas eu sa belle et gracieuse fille Anna, saint amour de la science! car, disons-le promptement, il aimait beaucoup plus l’histoire naturelle que la jeune fille.

«Bonjour, mademoiselle, dit-il; vous allez bien ce matin?... Qu’a donc le professeur?

—Il m’a malheureusement laissée au beau milieu de l’histoire du prince Jarpéado, pour songer aux fins de l’humanité... J’en suis restée à l’arrivée de Jarpéado à Bordeaux.

—Sur un navire de la maison Balguerie junior, reprit Jules. Ces banquiers honorables, à qui l’envoi fut fait, ont remis le prince...

—Principicule... fit observer Anna.

—Oui, vous avez raison, à un grossier conducteur des diligences Laffitte et Caillard, qui n’a pas eu pour lui les égards dus à sa haute naissance et à sa grande valeur; il l’a jeté dans cet abîme appelé caisse, qui se trouve sous la banquette du coupé, où le prince et son escorte ont beaucoup souffert du voisinage des groupes d’écus, et voilà ce qui nous met aujourd’hui dans l’embarras. Enfin, un simple facteur des messageries l’a remis au père Lacrampe qui a bondi de joie... Aussitôt que l’arrivée de ce prince fut officiellement annoncée au gouvernement français, Esthi, l’un des ministres, en a profité pour arracher des concessions en notre faveur: il a vivement représenté à la commission de la Chambre des députés l’importance de notre établissement et la nécessité de le mettre sur un grand pied, et il a si bien parlé, qu’il a obtenu six cent mille francs pour bâtir le palais où devait être logée la race utile de Jarpéado. «Ce sera, monsieur, a-t-il dit au rapporteur, qui par bonheur était un riche droguiste de la rue des Lombards, nous affranchir du tribut que nous payons à l’étranger, et tirer parti de l’Algérie qui nous coûte des millions.» Un vieux maréchal déclara que, dans son opinion, la possession du prince était une conquête. «Messieurs, a dit alors le rapporteur à la Chambre, sachons semer pour recueillir...» Ce mot eut un grand succès; car à la Chambre il faut savoir descendre à la hauteur de ceux qui nous écoutent. L’opposition, qui déjà trouvait tant à redire à propos du palais des Singes, fut battue par cette réflexion de nature à être sentie par les propriétaires, qui sont en majorité sur les bancs de la Chambre, comme les huîtres sur ceux de Cancale.

—Quand la loi fut votée, dit le professeur qui, sorti de sa rêverie, écoutait son élève, elle a inspiré un bien beau mot. Je passais dans le Jardin, je suis arrêté, sous le grand cèdre, par un de nos jardiniers qui lisait le Moniteur, et je lui en fis même un reproche; mais il me répondit que c’était la plus grande des feuilles périodiques. «Est-il vrai, Monsieur, me dit-il, que nous aurons une serre où nous pourrons faire venir les plantes des deux tropiques et garnie de tous les accessoires nécessaires, fabriqués sur la plus grande échelle?—Oui, mon ami, lui dis-je, nous n’aurons plus rien à envier à l’Angleterre, et nous devons même l’emporter par quelques perfectionnements.—Enfin, s’écria le jardinier en se frottant les mains, depuis la révolution de Juillet, le peuple a fini par comprendre ses vrais intérêts, et tout va fleurir en France.» Quand il vit que je souriais, il ajouta: «Nos appointements seront-ils augmentés?...

—Hélas! je viens de la grande serre, monsieur, reprit Jules, et tout est perdu! Malgré nos efforts, il n’y aura pas moyen d’unir Jarpéado à aucune créature analogue; il a refusé celle du Coccus ficus caricæ, je viens d’y passer une heure, l’œil sur le meilleur appareil de Dollond, et il mourra...

—Oui, mais il mourra fidèle, s’écria la sensible Anna.

—Ma foi, dit Granarius, je ne vois pas la différence de mourir fidèle ou infidèle, quand il s’agit de mourir...

—Jamais vous ne nous comprendrez! dit Anna d’un ton à foudroyer son père; mais vous ne le séduirez pas, il se refuse à toutes les séductions, et c’est bien mal à vous, monsieur Jules, de vous prêter à de pareilles horreurs. Vous ne seriez pas capable de tant d’amour!... cela se voit, Jarpéado ne veut que Ranagrida...

—Ma fille a raison. Mais si nous mettions, en désespoir de cause, les langes de pourpre où Jarpéado fut apporté, de son beau royaume de la Cactriane, dans l’état où sont les princes, dix mois avant leur naissance, peut-être s’y trouverait-il encore une Ranagrida.

—Voilà, mon père, une noble action qui vous méritera l’admiration de toutes les femmes.

—Et les félicitations du ministre, donc! s’écria Jules.

—Et l’étonnement des savants! répliqua le professeur, sans compter la reconnaissance du commerce français.

—Oui, mais, dit Jules, Planchette n’a-t-il pas dit que l’état où sont les princes onze mois avant leur naissance...

—Mon enfant, dit avec douceur Granarius à son élève en l’interrompant, ne vois-tu pas que la nature, partout semblable à elle-même, laisse ainsi ceux du clan des Jarpéado, durant des années! Oh! pourvu que les sacs d’écus ne les aient pas écrasés...

—Il ne m’aime pas!» s’écria la pauvre Anna, voyant Jules qui, transporté de curiosité, suivit Granarius au lieu de rester avec elle pendant que son père les laissait seuls.


VII

A la grande serre du Jardin des Plantes.

«Puis-je aller avec vous, messieurs? dit Anna, quand elle vit son père revenir, tenant à la main un morceau de papier.

—Certainement, mon enfant,» dit le professeur avec la bonté qui le caractérisait.

Si Granarius était distrait, il donnait à sa fille tous les bénéfices de son défaut. Et combien de fois la douceur est-elle de l’indifférence?... Presque autant de fois que la charité est un calcul.

«Les fleurs que nous avons partagées hier, monsieur Jules, vous ont fait mal à la tête cette nuit, lui dit-elle en laissant aller son père en avant, vous les avez mises sur votre fenêtre après avoir chanté:

O Mathilde, idole de mon âme!

Ça n’est pas bien, pourquoi dire Mathilde?

—Le cœur chantait Anna! répondit-il. Mais qui donc a pu vous instruire de ces circonstances? demanda-t-il avec une sorte d’effroi. Seriez-vous somnambule?

—Somnambule? reprit-elle. Oh! que voilà bien les jeunes gens de ce siècle dépravé! toujours prêts à expliquer les effets du sentiment par certaines proportions du fluide électro-magnétique!... par l’abondance du calorique...

—Hélas! reprit Jules en souriant, il en est ainsi pour les Bêtes. Voyez! nous avons obtenu là...» Il montra, non sans orgueil, la fameuse serre qui rampe sous la montagne du belvédère au Jardin des Plantes. «Nous avons obtenu les feux du tropique, et nous y avons les plantes du tropique, et pourquoi n’avons-nous plus les immenses Animaux dont les débris reconstitués font la gloire de Cuvier? C’est que notre atmosphère ne contient plus autant de carbone, ou qu’en fils de famille pressé de jouir notre globe en a trop dissipé... Nos sentiments sont établis sur des équations...

—Oh! science infernale! s’écria la jeune fille. Aimez donc dans ce Jardin, entre le cabinet d’anatomie comparée et les éprouvettes, où la chimie zoologique estime ce qu’un Homme brûle de carbone en gravissant une montagne! Vos sentiments sont établis sur des équations de dot! Vous ne savez pas ce qu’est l’amour, monsieur Jules...

—Je le sais si bien que, pour approvisionner notre ménage, si vous vouliez de moi pour mari, mademoiselle, je passe mon temps à me rôtir comme un marron, l’œil sur un microscope, examinant le seul Jarpéado vivant que possède l’Europe, et s’il se marie, si ce conte de fée finit par: et ils eurent beaucoup d’enfants, nous nous marierons aussi, j’aurai la croix de la Légion d’honneur, je serai professeur adjoint, j’aurai le logement au Muséum, et trois mille francs d’appointements, j’aurai sans doute une mission en Algérie, afin d’y porter cette culture, et nous serons heureux... Ne vous plaignez donc pas de l’enthousiasme que me cause le prince Jarpéado...

—Ah! c’était donc une preuve d’amour quand il a suivi mon père,» pensa la jeune fille en entrant dans la grande serre.

Elle sourit alors à Jules, et lui dit à l’oreille:

«Eh bien, jurez-moi, monsieur Jules, de m’être aussi fidèle que Jarpéado l’est à sa race royale, d’avoir pour toutes les femmes le dédain que le prince a eu pour la princesse de Las Figuieras, et je ne serai plus inquiète; et quand je vous verrai fumant votre cigare au soleil et regardant la fumée, je dirai...

—Vous direz: Il pense à moi! s’écria Jules. Je le jure...»

Et tous deux ils accoururent à la voix du professeur qui jeta solennellement le petit bout de papier au sein du premier nopal que le Jardin des Plantes y ait vu fleurir, grâce aux six cent mille francs accordés par la Chambre des députés pour bâtir les nouvelles serres.

«Ce être donc oune serre-popiers! dit un Anglais jaloux qui fut témoin de cette opération scientifique.

—Chauffez la serre, s’écria Granarius; Dieu veuille qu’il fasse bien chaud aujourd’hui! La chaleur, disait Thouin, c’est la vie!»


VIII

Le Paul et Virginie des Animaux.

Le lendemain soir, Anna, quand fut venue l’heure de la fermeture des grilles, se promena lentement sous les magnifiques ombrages de la grande allée, en respirant la chaude vapeur humide que les eaux de la Seine mêlaient aux exhalaisons du jardin, car il avait fait une journée caniculaire où le thermomètre était monté à un nombre de degrés majuscule, et ce temps est un des plus favorables aux extases. Pour éviter toute discussion à cet égard et clore le bec aux Geais de la critique, il nous sera permis de faire observer que les fameux solitaires des premiers temps de l’Église ne se sont trouvés que dans les ardents rochers de l’Afrique, de l’Égypte et autres lieux incandescents; que les Santons et les Faquirs ne poussent que dans les contrées les plus opiacées, et que saint Jean grillait dans Pathmos. Ce fut par cette raison que mademoiselle Anna, lasse de respirer cette atmosphère embrasée où les Lions rugissaient, où l’Éléphant bâillait, où la Girafe elle-même, cette ardente princesse d’Arabie, et les Gazelles, ces Hirondelles à quatre pieds, couraient après leurs sables jaunes absents, s’assit sur la marge de pierre brûlante d’où s’élancent les murs diaphanes de la grande serre, et y resta charmée, attendant un moment de fraîcheur, et ne trouvant que les bouffées tropicales qui sortaient de la serre comme des escadrons fougueux des armées de Nabuchodonosor, cet Homme que la chronique représente sous la forme d’une Bête, parce qu’il resta sept ans enseveli dans la zoologie, occupé de classer les espèces, sans se faire la barbe. On dira, dans six cents ans d’ici, que Cuvier était une espèce de tonneau objet de l’admiration des savants.

A minuit, l’heure des mystères, Anna, plongée dans son extase et les yeux touchés par le Géant Microscopus, revit les vertes prairies du Nopalistan. Elle entendit les douces mélodies du royaume des Infiniment Petits et respira le concert de parfums perdu pour des organes fatigués par des sensations trop actives. Ses yeux, dont les conditions étaient changées, lui permirent de voir encore les mondes inférieurs: elle aperçut un Volvoce à cheval qui tâchait d’arriver au but d’un steeple-chase, et que d’élégants Cercaires voulaient dépasser; mais le but de ce steeple-chase était bien supérieur à celui de nos dandys, car il s’agissait de manger de pauvres Vorticelles qui naissaient dans les fleurs, à la fois Animaux et fleurs, fleurs ou Animaux! Ni Bory-Saint-Vincent, ni Müller, cet immortel Danois qui a créé autant de mondes que Dieu même en a fait, n’ont pris sur eux de décider si la Vorticelle était plus Animal que plante ou plus plante qu’Animal. Peut-être eussent-ils été plus hardis avec certains Hommes que les cochers de cabriolet appellent melons, sans que les savants aient pu deviner à quels caractères ces praticiens des rues reconnaissent l’Homme-Légume.

Le but de ce steeple-chase était...

L’attention d’Anna fut bientôt attirée par l’air heureux du prince Jarpéado, qui jouait du luth en chantant son bonheur par une romance digne de Victor Hugo. Certes cette cantate aurait pu figurer avec honneur dans les Orientales, car elle était composée de onze cent onze stances, sur chacune des onze cent onze beautés de Zashazli (prononcez Virginie), la plus charmante des filles Ranagridiennes. Ce nom, de même que les noms persans, avait une signification, et voulait dire vierge faite de lumière. Avant de devenir cinabre, minium, enfin tout ce qu’il y a de plus rouge au monde, cette précieuse créature était destinée aux trois incarnations entomologiques que subissent toutes les créatures de la Zoologie, y compris l’Homme.

La première forme de Virginie restait sous un pavillon qui aurait stupéfait les admirateurs de l’architecture moresque ou sarrasine, tant il surpassait les broderies de l’Alhambra, du Généralife et des plus célèbres mosquées. (Voir, au surplus, l’album du Nopalistan orné de sept mille gravures.) Situé dans une profonde vallée sur les coteaux de laquelle s’élevaient des forêts immenses, comme celles que Chateaubriand a décrites dans Atala, ce pavillon se trouvait gardé par un cours d’eau parfumée, auprès de laquelle l’eau de Cologne, celle de Portugal et d’autres cosmétiques sont tout juste ce que l’eau noire, sale et puante de la Bièvre est à l’eau de Seine filtrée. De nombreux soldats habillés de garance, absolument comme les troupes françaises, gardaient les abords de la vallée en aval, et des postes non moins nombreux veillaient en amont. Autour du pavillon, des Bayadères dansaient et chantaient. Le prince allait et venait très-effaré, donnant des ordres multipliés. Des sentinelles, placées à de grandes distances, répétaient les mots d’ordre. En effet, dans l’état où elle se trouvait, la jeune personne pouvait être la proie d’un Génie féroce nommé Misocampe. Vêtu d’un corselet comme les hallebardiers du moyen âge, protégé par une robe verte d’une dureté de diamant, et doué d’une figure terrible, le Misocampe, espèce d’ogre, jouit d’une férocité sans exemple. Loin de craindre mille Jarpéadiens, un seul Misocampe se réjouit de les rencontrer en groupe, il n’en déjeune et n’en soupe que mieux. En voyant de loin un Misocampe, la pauvre Anna se rappela les Espagnols de Fernand Cortez débarquant au Mexique. Ce féroce guerrier a des yeux brillants comme des lanternes de voiture, et s’élance avec la même rapidité, sans avoir besoin, comme les voitures, d’être aidé par des chevaux, car il a des jambes d’une longueur démesurée, fines comme des raies de papier à musique et d’une agilité de danseuse. Son estomac, transparent comme un bocal, digère en même temps qu’il mange. Le prince Paul avait publié des proclamations affichées dans toutes les forêts, dans tous les villages du Nopalistan, pour ordonner aux masses intelligentes de se précipiter entre le Misocampe et le pavillon, afin d’étouffer le Monstre ou de le rassasier. Il promettait l’immortalité aux morts, la seule chose qu’on puisse leur offrir. La fille du professeur admirait l’amour du prince Paul Jarpéado qui se révélait dans ces inventions de haute politique. Quelle tendresse! quelle délicatesse! La jeune princesse ressemblait parfaitement aux babys emmaillottés que l’aristocratie anglaise porte avec orgueil dans Hyde-Park, pour leur faire prendre l’air. Aussi l’amour du prince Paul avait-il toutes les allures de la maternité la plus inquiète pour sa chère petite Virginie, qui cependant n’était encore qu’un vrai baby.

«Que sera-ce donc, se dit Anna, quand elle sera nubile?»

Bientôt le prince Paul reconnut en Zashazli les symptômes de la crise à laquelle sont sujettes ces charmantes créatures. Par ses ordres, des capsules chargées de substances explosibles annoncèrent au monde entier que la princesse allait, jusqu’au jour de son mariage, se renfermer dans un couvent. Selon l’usage, elle serait enveloppée de voiles gris et plongée dans un profond sommeil, pour être plus facilement soustraite aux enchantements qui pouvaient la menacer. Telle est la volonté suprême de la fée Physine, qui a voulu que toutes les créations, depuis les êtres supérieurs aux Hommes, et même les Mondes, jusqu’aux Infiniment Petits, eussent la même loi. D’invisibles religieuses roulèrent la petite princesse dans une étoffe brune, avec la délicatesse que les esclaves de la Havane mettent à rouler les feuilles blondes des cigares destinés à George Sand ou à quelque princesse espagnole. Sa tête mignonne se voyait à peine au bout de ce linceul dans lequel elle resta sage, vertueuse et résignée. Le prince Paul Jarpéado demeura sur le seuil du couvent, sage, vertueux et résigné, mais impatient! Il ressemblait à Louis XV qui, devinant dans une enfant de sept ans, assise avec son père sur la terrasse des Tuileries, la belle mademoiselle de Romans telle qu’elle devait être à dix-huit ans, en prit soin et la fit élever loin du monde.

Anna fut témoin de la joie du prince Paul quand, semblable à la Vénus antique sortant des ondes, Virginie quitta son linceul doré. Comme l’Ève de Milton, qui est une Ève anglaise, elle sourit à la lumière, elle s’interrogea pour savoir si elle était elle-même, et fut dans l’enchantement de se voir si comfortable. Elle regarda Paul et dit: «Oh!...» ce superlatif de l’étonnement anglais.

Le prince s’offrit avec une soumission d’esclave à lui montrer le chemin dans la vie, à travers les monts et les vallées de son empire.

«O toi que j’ai pendant si longtemps attendue, reine de mon cœur, bénis par tes regards et les sujets et le prince; viens enchanter ces lieux par ta présence.»

Paroles qui sont si profondément vraies, qu’elles ont été mises en musique dans tous les opéras!

Virginie se laissa conduire en devinant qu’elle était l’objet d’une adoration infinie, et marcha d’enchantements en enchantements, écoutant la voix sublime de la nature, admirant les hautes collines vêtues de fleurs embaumées et d’une verdure éternelle, mais encore plus sensible aux soins touchants de son compagnon. Arrivée au bord d’un lac joli comme celui de Thoune, Paul alla chercher une petite barque faite en écorce et d’une beauté miraculeuse. Ce charmant esquif, semblable à la coque d’une viole d’amour, était rayé de nacre incrustée dans la pellicule brune de ce tégument délicat. Jarpéado fit asseoir sa chère bien-aimée sur un coussin de pourpre, et traversa le lac dont l’eau ressemblait à un diamant avant d’être rendu solide.

«Oh! qu’ils sont heureux! dit Anna. Que ne puis-je comme eux voyager en Suisse et voir les lacs!...»

L’opposition du Nopalistan a prétendu, dans le Charivari de la capitale, que ce prétendu lac avait été formé par une gouttelette tombée d’une vitre située à onze cents milles de hauteur, distance équivalant à trente-six mètres de France. Mais on sait le cas que les amis du gouvernement doivent faire des plaisanteries de l’opposition.

Paul offrait à Virginie les fruits les plus mûrs et les meilleurs, il les choisissait, et se contentait des restes, heureux de boire à la même tasse. Virginie était d’une blancheur remarquable et vêtue d’une étoffe lamée de la plus grande richesse; elle ressemblait à cette fameuse Esméralda tant célébrée par Victor Hugo. Mais Esméralda était une femme, et Virginie était un ange. Elle n’aurait pas, pour la valeur d’un monde, aimé l’un des maréchaux de la cour, et encore moins un colonel. Elle ne voyait que Jarpéado, elle ne pouvait rester sans le voir, et comme il ne savait pas refuser sa chère Zashazli, le pauvre Paul fut bientôt sur les dents, car, hélas! dans toutes les sphères, l’amour n’est illimité que moralement. Quand, épuisé de fatigue, Paul s’endormit, Virginie s’assit près de lui, le regarda dormant, en chassant les Vorticelles aériennes qui pouvaient troubler son sommeil. N’est-ce pas une des plus douces scènes de la vie privée? On laisse alors l’âme s’abandonner à toute la portée de son vol, sans la retenir dans les conventions de la coquetterie. On aime alors ostensiblement autant qu’on aime secrètement. Quand Jarpéado s’éveilla, ses yeux s’ouvrirent sous la lumière de ceux de Virginie, et il la surprit exprimant sa tendresse sans aucun des voiles dont s’enveloppent les femmes à l’aide des mots, des gestes ou des regards. Ce fut une ivresse si contagieuse, que Paul saisit Virginie, et ils se livrèrent à une sarabande d’un mouvement qui rappelait assez la gigue des Anglais. Ce qui prouve que dans toutes les sphères, par les moments de joie excessive où l’être oublie ses conditions d’existence, on éprouve le besoin de sauter, de danser! (Voir les Considérations sur la pyrrhique des anciens, par M. Cinqprunes de Vergettes, membre de l’Institut.) En Nopalistan comme en France, les bourgeois imitent la cour. Aussi dansait-on jusque dans les plus petites bourgades.

Paul s’arrêta frappé de terreur.

«Qu’as-tu, cher amour? dit Virginie.

—Où allons-nous? dit le prince. Si tu m’aimes et si je t’aime, nous aurons de belles noces; mais après?... Après, sais-tu, cher ange, quel sera ton destin?

—Je le sais, répondit-elle. Au lieu de périr sur un vaisseau, comme la Virginie de la librairie, ou dans mon lit, comme Clarisse, ou dans un désert, comme Manon Lescaut ou comme Atala, je mourrai de mon prodigieux enfantement, comme sont mortes toutes les mères de mon espèce: destinée peu romanesque. Mais t’aimer pendant toute une saison, n’est-ce pas le plus beau destin du monde? Puis mourir jeune avec toutes ses illusions, avoir vu cette belle nature dans son printemps, laisser une nombreuse et superbe famille, enfin obéir à Dieu! quelle plus splendide destinée y a-t-il sur la terre? Aimons, et laissons aux Génies à prendre soin de l’avenir.»

Cette morale un peu décolletée fit son effet. Paul mena sa fiancée au palais où resplendissaient les lumières, où tous les diamants de sa couronne étaient sortis du garde-meuble, et où tous les esclaves de son empire, les Bayadères échappées au fléau du Volvoce, dansaient et chantaient. C’était cent fois plus magnifique que les fêtes de la grande allée des Champs-Élysées aux journées de Juillet. Un grand mouvement se préparait. Les Neutres, espèce de sœurs grises chargées de veiller sur les enfants à provenir du mariage impérial, s’apprêtaient à leurs travaux. Des courriers partirent pour toutes les provinces y annoncer le futur mariage du prince avec Zashazli la Ranagridienne et demander les énormes provisions nécessaires à la subsistance des principicules. Jarpéado reçut les félicitations de tous les corps d’État et fit un millier de fois la même phrase en les remerciant. Aucune des cérémonies religieuses ne fut omise, et le Prince Paul y mit des façons pleines de lenteur, par lesquelles il prouva son amour, car il ne pouvait ignorer qu’il perdrait sa chère Virginie, et son amour pour elle était plus grand que son amour pour sa postérité.

«Ah! disait-il à sa charmante épouse, j’y vois clair maintenant. J’aurais dû fonder mon empire avec Finna, et faire de toi ma maîtresse idéale. O Virginie! n’es-tu pas l’idéal, cette fleur céleste dont la vue nous suffit? Tu me serais alors restée, et Finna seule aurait péri.»

Ainsi, dans son désespoir, Paul inventait la bigamie, il arrivait aux doctrines des anciens de l’Orient en souhaitant une femme chargée de faire la famille, et une femme destinée à être la poésie de sa vie, admirable conception des temps primitifs qui, de nos jours, passe pour être une combinaison immorale. Mais la reine Jarpéada rendit ces souhaits inutiles. Elle recommença plus voluptueusement encore la scène de Finna, sur le même terrain, c’est-à-dire sous les ombrages odoriférants du parc, par une nuit étoilée où les parfums dansaient leurs boléros, où tout inspirait l’amour. Paul, dont la résistance avait été héroïque aux prestiges de Finna, ne put se dispenser d’emporter alors la reine Jarpéada dans un furieux transport d’amour.

«Pauvres petites bêtes du bon Dieu! se dit Anna, elles sont bien heureuses, quelles poésies!... L’amour est la loi des mondes inférieurs, aussi bien que des mondes supérieurs; tandis que chez l’Homme, qui est entre les Animaux et les Anges, la raison gâte tout!»


IX

Où apparaît une certaine demoiselle Pigoizeau.

Pendant que ces choses tenaient la fille de Granarius en émoi, Jules Sauval se répandait dans les sociétés du Marais, conduit par sa tante, qui tenait à lui faire faire un riche établissement. Par une belle soirée du mois d’août, madame Sauval obligea son neveu d’aller chez un monsieur Pigoizeau, ancien bimbelotier du passage de l’Ancre, qui s’était retiré du commerce avec quarante mille livres de rente, une maison de campagne à Boissy-Saint-Léger et une fille unique âgée de vingt-sept ans, un peu rousse, mais à laquelle il donnait quatre cent mille francs, fruit de ses économies depuis neuf ans, outre les espérances consistant en quarante mille francs de rente, la maison de campagne et un hôtel qu’il venait d’acheter rue de Vendôme, au Marais. Le dîner fut évidemment donné pour le célèbre naturaliste, à qui Pigoizeau, très-bien avec le chef de l’État, voulait faire obtenir la croix de la Légion d’honneur. Pigoizeau tenait à garder sa fille et son gendre avec lui; mais il voulait un gendre célèbre, capable de devenir professeur, de publier des livres et d’être l’objet d’articles dans les journaux.

Après le dessert, la tante prit son neveu Jules par le bras, l’emmena dans le jardin et lui dit à brûle-pourpoint:

«Que penses-tu d’Amélie Pigoizeau?

—Elle est effroyablement laide, elle a le nez en trompette et des taches de rousseur.

—Oui, mais quel bel hôtel!

—De gros pieds.

—Maison à Boissy-Saint-Léger, un parc de trente hectares, des grottes, une rivière.

—Le corsage plat.

—Quatre cent mille francs.

—Et bête!...

—Quarante mille livres de rente, et le bonhomme laissera quelque cinq cent mille francs d’économies.

—Elle est gauche.

Mademoiselle Pigoizeau.

—Un homme riche devient infailliblement professeur et membre de l’Institut.

—Eh bien! jeune homme, dit Pigoizeau, l’on dit que vous faites des merveilles au Jardin des Plantes, que nous vous devrons une conquête... J’aime les savants! moi... Je ne suis pas une ganache. Je ne veux donner mon Amélie qu’à un homme capable, fût-il sans un sou, et eût-il des dettes...»

Rien n’était plus clair que ce discours, en désaccord avec toutes les idées bourgeoises.


X

Où mademoiselle Anna s’élève aux plus hautes considérations.

A quelques jours de là, le soir, chez le professeur Granarius, Anna boudait et disait à Jules: «Vous n’êtes plus aussi fidèle à la serre, et vous vous dissipez; on dit qu’à force d’y voir pousser la cochenille, vous vous êtes pris d’amour pour le rouge, et qu’une demoiselle Pigoizeau vous occupe...

—Moi! chère Anna, moi! dit Jules un peu troublé. Ne savez-vous pas que je vous aime...

—Oh! non, répondit Anna; chez vous autres savants, comme chez les autres Hommes, la raison nuit à l’amour. Dans la nature, on ne pense pas à l’argent, on n’obéit qu’à l’instinct, et la route est si aveuglément suivie, si inflexiblement tracée, que si la vie est uniforme, du moins les malheurs y sont impossibles. Rien n’a pu décider ce charmant petit être, vêtu de pourpre, d’or, et paré de plus de diamants que n’en a porté Sardanapale, à prendre pour femme une créature autre que celle qui était née sous le même rayon de soleil où il avait pris naissance; il aimait mieux périr plutôt que de ne pas épouser sa pareille, son âme jumelle; et vous!... vous allez vous marier à une fille rousse, sans instruction, sans taille, sans idées, sans manières, qui a de gros pieds, des taches de rousseur et qui porte des robes reteintes, qui fera souffrir vingt fois par jour votre amour-propre, qui vous écorchera les oreilles avec ses sonates.»

Elle ouvrit son piano, se mit à jouer des variations sur la Dernière pensée de Weber de manière à satisfaire Chopin, si Chopin l’eût entendue. N’est-ce pas dire qu’elle enchanta le monde des Araignées mélomanes, qui se balançait dans ses toiles au plafond du cabinet de Granarius, et que les Fleurs entrèrent par la fenêtre pour l’écouter?

«Horreur! dit-elle; les Animaux ont plus d’esprit que les savants qui les mettent en bocal.»

Jules sortit la mort dans le cœur, car le talent et la beauté d’Anna, le rayonnement de cette belle âme, vainquirent le concerto tintinnulant que faisaient les écus de Pigoizeau dans sa cervelle.


XI

Conclusion.

«Ah! s’écria le professeur Granarius, il est question de nous dans les journaux. Tiens, écoute, Anna:

«Grâces aux efforts du savant professeur Granarius et de son habile adjoint, monsieur Jules Sauval, on a obtenu sur le Nopal de la grande serre, au Jardin des Plantes, environ dix grammes de cochenille, absolument semblable à la plus belle espèce de celle qui se recueille au Mexique. Nul doute que cette culture fleurira dans nos possessions d’Afrique et nous affranchira du tribut que nous payons au nouveau monde. Ainsi se trouvent justifiées les dépenses de la grande serre, contre lesquelles l’Opposition a tant crié, mais qui rendront encore bien d’autres services au commerce français et à l’agriculture. M. J. Sauval, nommé chevalier de la Légion d’honneur, se propose d’écrire la monographie du genre Coccus.»

—Monsieur Jules Sauval se conduit bien mal avec nous, dit Anna, car vous avez commencé la monographie du genre Coccus...

—Bah! dit le professeur, c’est mon élève.»

Pour copie conforme,

De Balzac.


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