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Vie privée et publique des animaux

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MINETTE A BÉBÉ[7].

PREMIÈRE LETTRE.

Q

ue vas-tu dire, ma chère Bébé, en recevant cette lettre de moi, de ta sœur, que tu crois morte peut-être, et que tu as sans doute pleurée comme telle, et, comme telle, oubliée?

Pardonne-moi ce dernier mot, ma chère Bébé, je vis dans un monde où l’on n’oublie pas que les morts; et malgré moi, mes jugements se ressentent de ceux que j’entends faire à ces Hommes, qui méritent bien tous nos dédains.

Je t’écris avant tout que je ne suis pas morte, et que je t’aime, et que je vis encore pour redevenir ta sœur, si c’est possible.

Il m’est revenu cette nuit un souvenir de notre vieille mère, si bonne et si soigneuse de notre toilette, la plus grande affaire de sa journée, et de sa persévérance inouïe à lisser nos robes de soie, pour nous faire belles, parce que, disait-elle, il faut plaire à tout le monde! Je me suis rappelé avec attendrissement cette simple vie de famille où nous avons eu de si beaux jours et de si beaux jeux, et une si franche amitié de laquelle je regrette tout, Bébé, nos querelles elles-mêmes et tes égratignures; et j’ai pensé que je devais compte à ceux qui m’ont aimée de ce qui m’avait séparée d’eux, et de ce qui empêchait mon retour. Et, à tous risques, et en silence, je me suis mise à t’écrire, cette nuit même, à la pâle lueur d’une veilleuse d’albâtre, qui pare de sa faible clarté le somptueux sommeil de mon élégante maîtresse, sur son pupitre d’ébène incrusté d’or et d’ivoire, sur ce papier glacé et parfumé.....

Tu le vois, Bébé, je suis riche; j’aimerais mieux être heureuse.

Vite adieu, Bébé, et à toi, et à demain; ma maîtresse se réveille. Je n’ai que le temps de chiffonner ma lettre et de la rouler sous un meuble, où elle restera jusqu’au jour. Le jour venu, je la remettrai à un des nôtres, qui rôde en ce moment en attendant mes ordres sur la terrasse du jardin, et qui me rapportera ta réponse. Tu me répondras bientôt.

Ma mère! ma mère! qui me dira tout de suite ce qu’est devenue notre mère?

Ta sœur,

Minette.

P. S.—Aie confiance dans mon messager. Sans doute il n’est ni jeune ni beau, et ce n’est là ni un cavalier espagnol ni un riche Angora, mais il est dévoué et discret; mais il est venu à bout de découvrir pour moi ton adresse; mais il m’aime, et il m’aime tant, qu’il est ravi de se faire mon très-humble coureur. Ne le plains pas, l’amour n’est-il pas la plus noble des servitudes?

Tu m’adresseras tes lettres à madame Rosa-Mika, et par abréviation Mika, c’est le nom sous lequel je suis connue ici.

Décidément ma maîtresse se réveille; elle dort bien mal depuis quelque temps, et je craindrais d’être surprise si je t’écrivais un mot de plus. Adieu encore. A tous ces griffonnages tu reconnaîtras plutôt le cœur que la patte de ta sœur.


BÉBÉ A MINETTE.

DEUXIÈME LETTRE.

Ma chère Minette, j’ai cru que j’allais devenir folle en lisant ta lettre, qui nous a donné à tous bien de la joie. On voudrait quasi voir mourir tous ses parents pour avoir le plaisir de les voir ressusciter comme ça.

Va, Minette, ton départ nous avait fait bien de la peine; as-tu bien pu nous laisser aussi longtemps dans le chagrin, méchante! Si tu savais comme tout est changé à la maison depuis que tu n’y es plus! Et d’abord notre mère est devenue aveugle et sourde, et la pauvre bonne vieille passe ses journées à la porte de la chatière sans jamais dire ni oui ni non. Si bien que quand j’ai voulu lui annoncer que tu n’étais pas morte, et que c’était bien vrai, je n’ai pas pu venir à bout de me faire comprendre; elle ne m’entendait pas, parce qu’elle est sourde; elle ne voyait pas ta lettre, parce qu’elle est aveugle. Dame, Bébé, elle a eu tant de peines quand tu nous as eu quittées, qu’après t’avoir cherchée partout elle en a fait une maladie qui l’a mise où elle est.

Après ça, c’est peut-être l’âge aussi, et il ne faut pas te faire trop de chagrin.

Du reste, elle dort bien, boit bien, mange bien, et ne se plaint pas, parce qu’il y en a toujours assez pour elle, d’abord: j’aimerais mieux mourir que de la laisser manquer.

Ensuite notre jeune maîtresse a perdu sa mère; tu vois qu’elle a été encore plus malheureuse que nous; et en la perdant elle a tout perdu, excepté ses dix doigts qui la font vivre, et sa jolie figure qui ne gâte rien. Il a fallu quitter la petite boutique du Marais, abandonner le rez-de-chaussée, monter tout d’un coup au sixième, et travailler du matin jusqu’au soir, et quelquefois du soir jusqu’au matin, pour exister; et elle l’a fait comme on doit faire tout ce qu’on ne peut pas empêcher, avec courage. Alors plus de lait le matin, tu m’entends, plus de pâtée le soir. Mais, Dieu merci, j’ai bon pied, j’ai bon œil, et vive la chasse!

Tu me dis, d’un ton lamentable, que tu es riche (pauvre Minette!) et que tu aimerais mieux être heureuse...

Du moment où tu te plains d’être riche, ma petite sœur, je ne sais pas comment faire pour me plaindre d’être pauvre. Êtes-vous donc drôles, vous autres, qui avez toujours votre couvert mis quelque part, et qui dînez à table sur du linge blanc, dans des écuelles dorées, pleines de bonnes choses!

Ne dirait-on pas, à vous entendre, que c’est avec ce qui nous manque que nous achetons ce que vos richesses mêmes ne peuvent vous donner? Vous verrez qu’on nous prouvera un jour que la pauvreté est un remède contre tous les maux, et que du moment où on n’a pas même de quoi dîner on est trop heureux.—Sérieusement, croyez-vous que la fortune nuise au bonheur? Faites-vous pauvres alors, ruinez-vous, rien n’est plus facile, et vivez de vos dents, si vous le pouvez.—Vous m’en direz des nouvelles.

Allons, Minette, un peu de courage, et surtout un peu de raison. Plains-toi d’être malheureuse, mais ne te plains pas d’être riche, car nous sommes pauvres, nous, et nous savons ce que c’est que la pauvreté. Je te gronde, Minette; je fais avec toi la sœur aînée, comme autrefois; pardonne-le-moi. Ne sais-tu pas que ta Bébé serait bien heureuse de t’être bonne à quelque chose? Ne me fais pas attendre une nouvelle lettre, car je l’attendrais avec inquiétude. Je commence à craindre que tu n’aies en effet cherché le bonheur dans des chemins où il n’a jamais passé.

Bien entendu, tu ne me cacheras rien. Qui sait? Quand tout sera sur ce papier parfumé dont tu me parles, peut-être en auras-tu moins gros sur le cœur.

Adieu, Minette, adieu. C’est assez babiller; voilà l’heure où notre mère a faim, et notre dîner court encore dans le grenier.

Ça va mal dans le grenier; les Souris sont de fines Mouches qui deviennent de jour en jour plus rusées; il y a si longtemps qu’on les mange, qu’elles commencent à s’en apercevoir. J’ai pour voisin un Chat qui ne serait pas mal s’il était moins original. Il raffole des Souris, et prétend qu’il y aura quelque jour une révolution de Souris contre les Chats, et que ce sera bien fait.

Tu vois que je n’aurai pas tort de mettre à profit l’état de paix où nous sommes encore, Dieu merci! pour aller chasser sur leurs terres. Mais ne parlons pas politique!

Adieu, Minette, adieu. Ton messager m’attend et refuse de me dire où je pourrais t’aller trouver. Ne nous verrons-nous pas bientôt?

Ta sœur, pour la vie,

Bébé.

P. S.—Il est très-laid, j’en conviens, ton vieux messager; mais quand j’ai vu ce qu’il m’apportait, je l’ai trouvé charmant et l’ai embrassé, ma foi, de tout mon cœur. Il fallait le voir faire le gros dos quand il m’a remis ta lettre, de la part de madame Rosa-Mika.

A propos, es-tu folle, Minette, de t’être laissé débaptiser de la sorte? Minette, n’était-ce pas un joli nom pour une Chatte jolie et blanche comme toi? Nos voisins ont bien ri de ce nom, que nous n’avons pu trouver dans le calendrier des Chats.—Je finis, je suis au bout de mon papier; je t’écris au clair de la lune, non pas sur du papier glacé et parfumé, Minette, mais sur un vieux patron de bonnet qui ne sert plus à ma maîtresse, qui dort, du reste, dans ce moment sur ses deux oreilles, et d’un sommeil de plomb, comme un pauvre ange qui aurait passé la moitié de la nuit à coudre pour gagner son pain.


(Un Etourneau de nos amis ayant eu la maladresse de renverser notre bouteille à l’encre sur le manuscrit de la réponse de Minette à Bébé, quelques passages de cette lettre, et notamment la première page, sont devenus illisibles. Nous nous serions difficilement décidés à passer outre, si, après un mûr examen, nous n’avions pu nous convaincre que la perte de ces passages n’ôterait rien à la clarté du récit. Nous indiquerons, du reste, par des points ou autrement, les endroits où il y aura lacune.)

MINETTE A BÉBÉ.

TROISIÈME LETTRE.

 

... Te souvient-il qu’un jour notre maîtresse nous avait donné une poupée qui avait bien la plus appétissante petite tête de Souris qu’on puisse voir, et que, si grandes demoiselles que nous fussions déjà, la vue de ce joujou merveilleux nous arracha des cris d’admiration.

Mais une seule poupée pour deux jeunes Chattes, dont l’une est noire, l’autre blanche, ce n’était guère, et tu dois te souvenir aussi que cette fatale poupée, avec laquelle je prétendais jouer toute seule, ne tarda pas à devenir pour nous un sujet de discorde.

Toi, l’aînée, toi, si bonne d’ordinaire, tu t’emportas, tu me battis, méchante; mon sang coula! ou, s’il ne coula pas, je crus le voir couler. Je n’étais pas la plus forte. J’allai trouver notre mère: «Maman, maman, lui dis-je en miaulant de la façon la plus lamentable et en lui montrant ma patte déchirée, faites donc finir mademoiselle Bébé, qui me bat toujours.»

Ce mot toujours te révolta, tu levas au ciel tes yeux et tes pattes indignés en m’appelant vilaine menteuse, et notre mère, qui te savait plus raisonnable que moi, te crut sur parole, et me renvoya sans m’entendre.

C’est pourtant de cette cause si légère, c’est de ce point, c’est de ce rien que sont venus tous mes malheurs. Humiliée de ce déni de justice, je résolus de m’enfuir au bout du monde, et m’en allai bouder sur un toit.

Lorsque je fus sur ce toit et que je vis l’horizon immense se dérouler devant moi, je me dis que le bout du monde devait être bien loin: je commençai à trouver qu’une pauvre jeune Chatte comme moi serait bien seule, bien exposée et bien petite dans un si grand univers, et je me mis à sangloter si amèrement, que je m’évanouis.

Je me rappelle que. . . .

(La transition étant restée tout entière sous la tache d’encre, nous avons été, à notre grande confusion, obligés de nous en passer.)

. . . . . . . . Il me semblait entendre dans les airs des chœurs d’esprits invisibles. . .

«Ne pleure plus, Minette, me disait une voix (celle de mon mauvais Génie, sans doute) l’heure de ta délivrance approche. Cette pauvre demeure est indigne de toi; tu es faite pour habiter un palais.

—Hélas! répondait une autre voix plus faible, celle de ma conscience, vous vous moquez, seigneur; un palais n’est pas fait pour moi.

—La Beauté est la reine du monde, reprenait la première voix; tu es belle, donc tu es reine. Quelle robe est plus blanche que ta robe? quels yeux sont plus beaux que tes beaux yeux?

—Pense à ta mère, me disait de l’autre côté la voix suppliante. Peux-tu l’oublier? Et pense à Bébé aussi, ajouta-t-elle tout bas.

—Bébé ne songe guère à toi, et ta mère ne t’aime plus, me criait la première voix. D’ailleurs la nature seule est ta mère. Le germe d’où tu devais sortir est créé depuis des millions d’années; le hasard seul a désigné celle qui t’a donné le jour pour développer ce germe; c’est au hasard que tu dois tout, et rien qu’au hasard! Lève-toi, Minette, lève-toi! le monde est devant toi. Ici, la misère et l’obscurité; là-bas, la richesse et l’éclat.»

Mon bon Génie essaya encore de parler; mais il ne dit rien, car il vit bien que l’instinct de la coquetterie avait pénétré dans mon cœur, et que j’étais une chatte perdue. Il se retira en pleurant.

«Lève-toi et suis-moi,» disait toujours la première voix. Et cette voix devenait de plus en plus impérieuse et en même temps de plus en plus tendre; et cet appel devenait irrésistible.

Je me levai donc.

J’ouvris les yeux. «Qui m’appelle?» m’écriai-je. Juge de ma surprise, Bébé, car ce n’était point une illusion, et je ne cessais point d’entendre cette voix qui m’avait parlé pendant mon évanouissement.

«Divine Minette, je vous adore,» me disait un jeune Chat qui se roulait à mes pieds en me regardant de la façon la plus tendre.

Ah! Bébé, qu’il était beau! et qu’il avait l’air bien épris!

Et comment n’aurais-je pas vu dans un Chat si distingué, et qui m’aimait tant, ce Chat prince, ce Chat accompli que rêvent toutes les jeunes Chattes et qu’elles appellent de leurs vœux, quand elles chantent, en regardant la lune, cette chanson des Chattes à marier: «Bonjour, grand’mère, nous apportez-vous des maris?»

Et n’y a-t-il pas, depuis que le monde existe, dans ce seul mot: Je vous adore, des choses qu’une jeune Chatte n’a jamais su entendre sans trouble pour la première fois? Et du moment où on nous adore, conviendrait-il que nous nous permissions d’en demander davantage?

Si donc je ne songeai point à demander à mon adorateur d’où il venait, n’était-ce pas qu’un Chat comme lui ne pouvait tomber que du ciel? Et si je crus tout ce qu’il me dit, la crédulité est-elle autre chose que le besoin de croire au bien? Et, s’il faut se défier de son cœur, à qui se fier? Et puis, n’étais-je pas bien jeune, en pleine jeunesse, dans les premiers jours de mon premier mois de mai, et une petite personne de six mois ne peut-elle être éblouie un instant par l’idée qu’elle inspire une grande passion?

Que n’as-tu vu son air humble et digne tout ensemble, Bébé! Il me demandait si peu de chose!... Un regard de mes yeux... un seul! Pouvais-je lui refuser ce peu qu’il me demandait? ne m’avait-il pas arrachée à cet évanouissement terrible, à la mort peut-être? Le moyen, d’ailleurs, de rien refuser à un Chat si réservé!

Que ne l’as-tu entendu, Bébé! quelle éloquence!

Tu le sais, j’étais coquette, et il me promettait les plus belles toilettes du monde, des rubans écarlates, des colliers de liége, et un superbe vieux manchon d’hermine qui lui venait de sa maîtresse l’ambassadrice! Ah! ce vieux manchon, faut-il le dire? ce vieux manchon a été pour beaucoup dans mes malheurs.

J’étais paresseuse, et il me parlait de tapis moelleux, de coussins de velours et de brocart, de fauteuils et de bergères, et de toutes sortes de meubles charmants.

J’étais fantasque, et il m’assurait que madame l’ambassadrice serait enchantée de me voir tout casser chez elle quand l’humeur m’en prendrait, pour peu que j’y misse de la gentillesse. Ses magots, ses vieux sèvres et tous ces précieux bric-à-brac qui faisaient de ses appartements un magasin de curiosités, seraient à ma disposition.

J’aimais à me faire servir, j’aurais une femme de chambre, et ma noble maîtresse elle-même se mettrait à mon service, si je savais m’y prendre. «On nous appelle Animaux domestiques, me disait-il, qui peut dire pourquoi? Que faisons-nous dans une maison? qui servons-nous? et qui nous sert, si ce ne sont nos maîtres?»

J’étais belle, et il me le disait; et mes yeux d’or, et mes vingt-six dents, et mon petit nez rose, et mes naissantes moustaches, et mon éclatante blancheur, et les ongles transparents de ma douce patte de velours, tout cela était parfait.

J’étais friande aussi (il pensait à tout), et, à l’entendre, ce n’étaient que ruisseaux de lait sucré qui couleraient dans le paradis de notre ménage.

J’étais désolée enfin, et il m’assurait, par contrat, un bonheur sans nuages! Le chagrin ne m’approcherait jamais, je brillerais comme un diamant, je ferais envie à toutes les Chattes de France; en un mot, je serais sa femme, Chatte d’ambassadrice, et titrée.

Que te dirai-je, Bébé? Il fallait le suivre, et je le suivis.

C’est ainsi que je devins...

Mme de Brisquet!


DE LA MÊME A LA MÊME.

QUATRIÈME LETTRE.

Oui, Bébé, madame de Brisquet!!!

Plains-moi, Bébé; car, en écrivant ce nom, je t’ai dit d’un seul mot tous mes malheurs!

Et pourtant, j’ai été heureuse, j’ai cru l’être, du moins, car d’abord rien de ce que Brisquet m’avait promis ne me manqua. J’eus les richesses, j’eus les honneurs, j’eus les friandises, j’eus le manchon! et l’affection de mon mari.

Notre entrée dans l’hôtel fut un véritable triomphe. La fenêtre même du boudoir de madame l’ambassadrice se trouva toute grande ouverte pour nous recevoir. En me voyant paraître, cette illustre dame ne put s’empêcher de s’écrier que j’étais la Chatte la plus distinguée qu’elle eût jamais vue. Elle nous accueillit avec la plus grande bonté, approuva hautement notre union, et, après m’avoir accablée d’agréables compliments et de mille gracieuses flatteries, elle sonna ses gens, leur enjoignit à tous d’avoir pour moi les plus grands égards, et me choisit parmi ses femmes celle qu’elle paraissait aimer le plus, pour l’attacher spécialement à ma personne.

Ce que Brisquet avait prédit arriva: en dépit de l’envie, je fus proclamée bientôt la reine des Chattes, la beauté à la mode, par les Angoras les plus renommés de Paris. Chose bizarre! je recevais sans embarras, et comme s’ils m’eussent été dus, tous ces hommages. J’étais née noble dans une boutique, disait le chevalier de Brisquet, qui affirmait qu’on peut naître noble partout.

Mon mari était fier de mes succès, et moi j’étais heureuse, car je croyais à un bonheur sans fin.

Tiens, Bébé, quand je reviens sur ces souvenirs, je me demande comment il peut me rester quelque chose au cœur!

Mon bonheur sans fin dura quinze jours!... au bout desquels je sentis tout d’un coup que Brisquet m’aimait bien peu, s’il m’avait jamais aimée. En vain me disait-il qu’il n’avait point changé, je ne pouvais être sa dupe. «Ton affection, qui est toujours la même, semble diminuer tous les jours,» lui disais-je.

Mais l’amour désire jusqu’à l’impossible, et sait se contenter de peu; je me contentai de ce peu, Bébé, et quand ce peu fut devenu rien, je m’en contentai encore! Le cœur a de sublimes entêtements. Comment se décider d’ailleurs à croire qu’on aime en vain?

Retiens bien ceci, Bébé, les Chats ne sont reconnaissants des efforts qu’on fait pour leur plaire, que quand on y réussit. Loin de me savoir gré de ma constance, Brisquet s’en impatientait. «Comprend-on, s’écriait-il avec colère qu’on s’obstine à faire de l’amour, qui devrait être le passe-temps le plus gai et le plus agréable de la jeunesse, l’affaire la plus sérieuse, la plus maussade et la plus longue de la vie!

—La persévérance seule justifie la passion, lui répondais-je; j’ai abandonné ma mère et ma sœur parce que je t’aimais; je me suis perdue pour toi, il faut que je t’aime.»

Et je pleurais!!!

Il est bien rare que le chagrin ne devienne pas un tort: bientôt Brisquet se montra dur, grossier, exigeant, brutal même; et moi qui me révoltais jadis contre la seule apparence d’une injustice de ma pauvre mère, je me soumettais, et j’attendais, et j’obéissais. En quinze jours, j’avais appris à tout souffrir. Le temps est un maître impitoyable: il enseigne tout, même ce qu’on ne voudrait pas savoir.

A force de souffrir, on finit par guérir. Je crus que je me consolais, parce que je devenais plus calme; mais le calme dans les passions succède à l’agitation, comme le repos aux tremblements de terre, lorsqu’il n’y a plus rien à sauver. J’étais calme, il est vrai, mais c’était fait de mon cœur. Je n’aimais plus Brisquet, et, ne l’aimant plus, je parvins à lui pardonner et à comprendre aussi pourquoi il avait cessé de m’aimer. Pourquoi? Eh! mon Dieu, Bébé, la meilleure raison que puisse avoir un Chat comme Brisquet pour cesser d’aimer, c’est qu’il n’aime plus.

Brisquet était un de ces égoïstes de bonne foi qui trouvent tout simple d’avouer qu’ils s’aiment mieux que tout le monde, et qui n’ont de passions que celles que leur vanité remue. Ce sont ces Chats-là qui ont inventé la galanterie pour plaire aux Chattes, en se dispensant de les aimer. Leur cœur a deux portes qui s’ouvrent presque toujours en même temps, l’une pour faire sortir, l’autre pour faire entrer, et tout naturellement, pendant que Brisquet m’oubliait, il se prenait de belle passion ailleurs.

Le hasard me donna une singulière rivale: c’était une Chinoise de la province de Pechy-Ly, nouvellement débarquée, et qui déjà faisait courir tous les Chats de Paris, qui aiment tant à courir, comme on sait. Cette intrigante avait été rapportée de Chine par un entrepreneur de théâtres, qui avait pensé avec raison qu’une Chatte venue de si loin ne pouvait manquer de mettre en émoi le peuple le plus spirituel de la terre. La nouveauté de cette conquête piqua l’amour-propre de Brisquet, et les oreilles pendantes de la Chinoise firent le reste.

Brisquet m’annonça un jour qu’il me quittait. «Je t’ai prise pauvre et je te laisse riche, me dit-il; quand je t’ai trouvée, tu étais désespérée et tu ne savais rien du monde, tu es aujourd’hui une Chatte pleine de sens et d’expérience; ce que tu es, c’est par moi que tu l’es devenue, remercie-moi et laisse-moi partir.—Pars, toi que je n’aurais jamais dû aimer,» lui répondis-je. Et il partit.

Il partit gai et content. Rien ne s’oublie si vite que le mal qu’on a fait.

Je ne l’aimais plus, ce qui n’empêcha pas que son départ me mit au désespoir. Ah! Bébé, si j’avais pu tout oublier et redevenir enfant!

C’est à cette époque que fut faite, avec tant d’art et tant d’esprit sur la disparition de Brisquet, cette mémorable histoire des Peines de cœur d’une Chatte anglaise, qui, pour être une charmante nouvelle, n’en est pas moins un des plus affreux tissus de mensonges qu’on puisse imaginer, parce qu’il s’y mêle un peu de vérité. Cette histoire fut écrite, à l’instigation de Brisquet, par un écrivain éminent, dont il parvint à surprendre la bonne foi (rien ne lui résiste), et à qui il fit croire et écrire tout ce qu’il voulut.

En se faisant passer pour mort, Brisquet voulait recouvrer sa liberté, épouser, moi vivant, sa Chinoise, devenir bigame enfin: ce qu’il fit, au mépris des lois divines et humaines, et à la faveur d’un nom supposé.

Rien n’est plus facile à prouver, du reste, que la fausseté de cette prétendue histoire anglaise, qui n’a jamais existé que dans l’imagination de Brisquet et de son romancier, et qui n’a jamais pu se passer en Angleterre, où jamais procès en criminelle conversation ne s’est plaidé devant les Doctors Common, où jamais époux offensé n’a demandé autre chose à la justice que de l’argent... pour guérir son cœur blessé.

Pour moi, accablée par ce dernier coup, je renonçai au monde, et je pris en haine mes pareils, que je cessai de voir.

Seule dans les appartements de ma maîtresse, qui m’aimait autant que ses enfants et autant que son mari,—mais pas plus; admise à tout voir et à tout entendre; fêtée, et par conséquent très-gâtée, je m’aperçus bientôt qu’il y a plus de vérité qu’on n’a coutume de le penser dans cette légende de la Chatte métamorphosée en Femme qu’on nous raconte dans notre enfance, quand nous sommes sages. Là, pour distraire mes ennuis, j’entrepris d’étudier la société humaine à notre point de vue animal, et je crus faire une œuvre utile en composant, avec le résultat de mes observations, un petit traité que j’intitulerai Histoire naturelle d’une Femme à la mode à l’usage des Chattes, par une femme qui fut à la mode. Je publierai ce traité, si je trouve un éditeur.

La plume me tombe des mains, Bébé! j’aurais dû rester pauvre.

Comme toi j’aurais vécu sans reproche, et à l’heure qu’il est je ne serais ni sans cœur, ni sans courage, ni lasse de tout, au milieu de ce luxe qui m’entoure et qui m’énerve.

Il faut avoir cherché de l’extraordinaire dans sa vie pour savoir où mène une si sotte recherche.

Bébé, c’est décidé, et j’y suis résolue: il faut que je retourne au grenier, auprès de toi, auprès de ma pauvre mère, qui finira peut-être par me reconnaître. Ne crains rien, je travaillerai, j’oublierai ces vaines richesses; je chasserai patiemment et humblement à tes côtés, je saurai être pauvre enfin! Va, la providence des Chats, qui est plus forte que la providence des Souris, fera quelque chose pour nous. D’ailleurs, c’est peut-être bon de n’avoir rien au monde.

Adieu, je ne pense plus qu’à m’échapper; demain peut-être, tu me verras arriver.

Minette.


BÉBÉ A MINETTE.

CINQUIÈME LETTRE.

C’est parce que je viens de lire et de relire d’un bout à l’autre ta triste et longue lettre; c’est parce que plus d’une fois, en la lisant, mon cœur a saigné au récit de tes douleurs; c’est parce que je suis prête à dire avec toi, ma sœur, que tu as expié bien cruellement une faute qui, dans son principe, n’était que vénielle; c’est enfin parce que je ne songe point à nier tes malheurs de grande dame que je comprends (on comprend toujours les malheurs de ceux qu’on aime); c’est à cause de tout cela, Minette, que je te crie du fond de mon cœur et du fond de mon grenier: «Reste dans ton palais, ma sœur, car il est toujours temps d’être pauvre; car dans ton palais tu n’es que malheureuse, et ici, et à nos côtés, tu serais misérable... Restes-y, car sous les tables somptueuses tu n’as ni faim ni soif, tandis qu’ici tu aurais faim et soif; comme ta mère et comme ta sœur ont faim et soif.»

Écoute-moi bien, Minette, il n’y a qu’un malheur au monde, c’est la pauvreté, quand on n’est pas tout seul à la souffrir.

Je ne t’en dirai pas long pour te prouver que rien n’égale notre misère! A l’heure qu’il est, les maçons sortent du grenier, dans lequel ils n’ont pas laissé un seul trou... partant pas une Souris; et ma mère, qui n’a rien vu, rien entendu, m’appelle. Elle a faim, je n’ai rien à lui donner, et j’ai faim comme elle.

Bébé.

P. S.—Je suis allée chez la voisine; j’ai mendié: rien. Chez le voisin, il m’a battue et chassée. Dans la gouttière, sous la gouttière, faut-il le dire? au coin des bornes: rien. Et notre mère, qui ne cesse pas d’avoir faim, ne cesse pas de m’appeler.

Garde tes peines que j’envie, heureuse Minette, et pleure à ton aise avant ou après dîner, et sur toi et sur nous, puisque tu as le temps de pleurer.

On dit qu’on ne meurt pas de faim; hélas! nous allons voir!


DE LA MÊME A LA MÊME.

SIXIÈME LETTRE.

Sauvées! nous sommes sauvées, Minette; un Chat généreux est venu à notre secours. Ah! Minette, qu’il fait bon revenir à la vie!

Bébé.


DE LA MÊME A LA MÊME.

SEPTIÈME LETTRE.

Tu ne nous réponds pas, Minette. Que se passe-t-il donc? Dois-je t’accuser?

J’ai à t’apprendre une grande nouvelle. Je me marie. Ce Chat généreux dont je t’ai parlé, je l’épouse. Il est un peu gros, peut-être, mais il est très-bon. Si tu voyais les soins qu’il a de ma mère, comme il la dorlote et comme elle se laisse faire, tu m’approuverais, sûr!

Mon futur s’appelle Pompon; un joli nom qui lui va très-bien. C’est, d’ailleurs, un bon parti, un Chat de forte cuisine. Je pense au positif, comme tu vois. Dame! Minette, je suis payée pour ça.

Écris-moi, paresseuse.

Bébé.


DE MINETTE A BÉBÉ.

HUITIÈME LETTRE.—(ÉCRITE AU CRAYON.)

Au moment même où je t’écris, Bébé, ma femme de chambre, celle que ma noble maîtresse a bien voulu attacher à ma personne, coud un sac de grosse toile grise. Quand ce sac sera cousu de trois côtés, on me mettra dedans, on coudra le quatrième côté, et on me confiera au premier valet de pied, qui me portera sur le Pont-Neuf et me jettera à l’eau.

Voilà le sort qui m’attend.

Sais-tu pourquoi, Bébé? C’est parce que je suis malade, et que ma maîtresse, qui est très-sensible, ne peut voir ni souffrir ni mourir chez elle. «Pauvre Rosa-Mika, a-t-elle dit, comme elle est changée!» Et de sa voix la plus attendrie, elle a donné l’ordre fatal.

«Noyez-la bien surtout, dit-elle à l’exécuteur auquel elle a voulu parler elle-même; noyez-la bien, Baptiste, et ne la faites pas trop souffrir, cette pauvre Bête!»

Eh bien, Bébé, qu’en dis-tu? envies-tu toujours mon malheur? Voilà, ma sœur, ce qui a empêché l’heureuse Minette de t’écrire, et de te porter son dîner qu’elle t’avait réservé.

Adieu, Bébé; encore quelques minutes, encore quelques points, et tout sera dit, et je serai morte sans vous avoir embrassées!

Minette.


EPILOGUE.

NOTE DU RÉDACTEUR EN CHEF.

Nous sommes heureux de pouvoir ajouter que la pauvre Minette n’est pas morte. Il résulte des informations que nous avons prises qu’elle échappa comme par miracle, et même tout à fait par miracle, au triste sort qui la menaçait, sa méchante maîtresse étant heureusement venue à mourir subitement, ainsi que sa femme de chambre, avant que le sac fût cousu tout à fait. Par une singularité que les médecins auraient peine à expliquer, Minette, une fois sa frayeur passée, se trouva radicalement guérie et de sa peur et de sa maladie. Les deux sœurs finirent par se rejoindre, et vécurent ensemble dans la plus touchante intimité, ni trop riches ni trop pauvres, de sorte qu’elles furent contentes toutes les deux... quoique, à vrai dire, Minette, qui n’avait pas su s’arranger de la richesse, ne sût pas toujours s’arranger de la médiocrité.

Le repos de Minette fut surtout troublé par la nouvelle qu’elle apprit de la mort de Brisquet, qui, ayant été jeté d’un quatrième étage dans la rue par un mari qu’il avait offensé, tomba si mal, qu’il en mourut.

Madame de Brisquet voulut pleurer son mari: «Il avait du bon,» disait-elle; mais sa sœur l’en empêcha. Bébé, la voyant veuve et sans enfants, songea à la remarier à quelques amis de Pompon, qui l’aimaient éperdument, et qui passaient les nuits et les jours sous ses fenêtres, dans l’espoir de toucher son cœur. Mais elle s’y refusa absolument. «On n’aime qu’une fois,» dit-elle. En vain Bébé lui représenta-t-elle que jamais Chats n’avaient mieux mérité d’être écoutés. «Ma chère, lui répondait tout doucement Minette, il y a des Chats pour lesquels on voudrait mourir, mais avec lesquels on doit refuser de vivre. D’ailleurs, mon parti est pris, je resterai veuve.

—Toi qui as eu à lire tout au long le récit de mes peines de cœur, disait-elle presque gaiement à sa sœur, n’en as-tu pas assez comme cela, et veux-tu donc que je recommence?»

Après l’avoir pressée encore un peu, quand on vit qu’elle tenait bon, on finit par lui dire: «Fais comme tu voudras.» Et il n’y eut de malheureux que les malheureux Chats qui soupiraient et qui soupirent encore pour elle. Mais tout le monde ne peut pas être heureux.

Quant à Bébé, elle eut avec son mari Pompon tout le bonheur qu’elle méritait; et si ce n’est qu’elle eut le chagrin de perdre sa mère qui mourut, paisiblement il est vrai, et de vieillesse, entre ses bras, après avoir béni tous ses enfants, elle eût joui d’un bonheur sans nuages; car elle ne tarda pas à devenir mère à son tour d’une foule de petits Pompons et de petites Bébés, et aussi de quelques Minettes, ainsi nommées à cause de leur tante, qui se serait bien gardée de donner à aucune de ses nièces son ancien nom de Rosa-Mika.

Bébé, en bonne mère, nourrit elle-même tous ses petits Chats, dont le moins gentil était encore charmant, puisqu’on n’en noya pas un seul.

Il faut dire que la jeune maîtresse de Bébé s’était mariée à peu près dans le même temps qu’elle, et que, pour plaire à sa femme, son mari faisait semblant d’aimer les Chats à la folie, quoique, à vrai dire, il préférât les Chiens.

P. J. Stahl.


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