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Vie privée et publique des animaux

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LES DOLÉANCES
D’UN
VIEUX CRAPAUD

Mon père était fort âgé déjà et un peu obèse, lorsque les joies de la paternité lui revinrent au cœur pour la dernière fois. Hélas! il devait payer bien cher ce dernier élan de tendresse! Ma pauvre mère, qui n’était plus jeune, eut une ponte horrible, et finalement, en dépit des soins les plus tendres, succomba en me mettant au monde. Ce premier malheur pesa cruellement sur le reste de mon existence, et je lui dois sans doute cette sorte de mélancolie, ce penchant à la contemplation rêveuse qui, à vrai dire, est la base de mon caractère.

Les premiers jours de ma vie de Têtard sont trop confus dans ma mémoire pour que j’en puisse parler. Je cherche... non, rien; c’est un brouillard vague au milieu duquel cependant j’entrevois mon père arrêté sur le bord du ruisseau et me souriant de son gros œil à la fois doux et grave. Il était affaissé, abattu, marchait lentement, et déjà redoutait extrêmement l’eau dont il préservait soigneusement ses pattes... Puis, peu à peu, ses visites devinrent plus rares et bientôt cessèrent complétement.

J’ai honte à le dire: cette séparation ne laissa point de trace dans ma mémoire. Songez que nous avions trois semaines environ, mes frères et moi, et qu’insouciants, avides de connaître, comme on l’est à cet âge, nous nous élancions follement vers les premiers enivrements de la vie. Ah! mes joies d’alors; ah! chères heures de ma première enfance, qu’êtes-vous devenues? Qu’es-tu devenu, ruisseau bien-aimé, et vous, belles herbes de la rive, roseaux tremblotants, belle eau transparente, où j’errais à l’aventure dans un monde enchanté? Que de courses folles sous les grosses pierres noirâtres! Que de frayeurs enfantines lorsque nous rencontrions tout à coup une Anguille immobile dans quelque coin, ou que nous nous heurtions imprudemment contre les écailles argentées de quelque Carpe rêveuse! Parfois la grosse bête, troublée dans son sommeil, nous regardait d’un œil irrité; puis, nous voyant honteux et confus de notre folle escapade, souriait avec bonté, et nos jeux recommençaient.

Le doyen des Crapauds.

On ne sait pas le charme, l’ivresse qu’il y a à se sentir bercé, enveloppé, caressé par le courant qui file tranquillement en clapotant contre les petites pierres blanches. Lorsqu’un rayon de soleil, passant entre les saules, pénétrait dans l’eau, tout s’illuminait autour de nous; nous apercevions, au fond du ruisseau, des milliers de petits êtres étincelants que nous n’avions pas vus; les grains de sable s’animaient, les herbes, les petites plantes s’agitaient aussi dans ces flots de lumière, et je me ressentais si gai, si heureux de vivre et de dépenser ma vie, que je m’élançais avec ivresse au milieu de ces merveilles comme un Têtard qui a perdu la tête. (J’exagère peut-être; car, enfin, que resterait-il à un Têtard qui aurait perdu la tête?) Nous poursuivions ces nuées de petits Poissons microscopiques qui errent en bandes dans les eaux peu profondes, et nous nous croyions indomptables, lorsqu’au bout d’un instant la troupe effrayée avait disparu dans l’ombre. Alors nous déclarions la guerre à ces grandes Araignées d’eau qui, armées de leurs grandes pattes, glissent sur le courant et avalent tout ce qui se rencontre à la surface: c’étaient des personnes bien douces que ces grandes Araignées, et aimant à rire malgré leur activité. Nous allions tout doucement leur chatouiller les pattes de derrière, et, quand elles se retournaient tout à coup effrayées, nous nous échappions bien vite, un peu inquiets de notre audace, et nous ne retrouvions le calme que dans quelque caverne discrète et sombre, ou sous la large feuille flottante d’un nénufar doré. J’y ai passé des journées entières sous ces larges feuilles, sous ces beaux plafonds verts, suçant par-ci, humant par-là, examinant avec cette admiration profonde de l’enfance les délicatesses admirables de leur conformation. Je découvrais, dans chacun de ces pores, des milliers de petits êtres et de petites choses auxquels je n’osais toucher, tant j’étais ému. Elle me semblait si bonne, cette grosse plante, de laisser vivre en elle ce monde imperceptible, de le soutenir et de le cacher en le protégeant! Ces observations me rendirent curieux; je furetai partout; j’entrai dans le calice des fleurs qui dormaient en se baignant, je me faufilai entre les racines entrelacées des vieux arbres; j’examinai, et je vis partout la vie; je vis qu’autour des forts et des gros se groupaient en foule les faibles et les petits, et que ceux-ci, à leur tour, devaient protéger et partager la vie avec d’autres êtres plus petits encore et plus faibles qu’eux.

Je n’étais alors qu’un pauvre Têtard; eh bien! je vous jure qu’en découvrant cette solidarité des êtres et ce besoin de fraternité qui est comme la loi du monde je fus ému jusqu’aux larmes; peut-être même en versai-je une ou deux, mais je ne pus m’en apercevoir, étant au fond de l’eau.

Toutes ces choses me sont restées au cœur, parce que depuis j’y ai repensé souvent, et que j’ai vu qu’il y a des créatures qui semblent faire exception à cette bonne loi du bon Dieu, qu’il est en ce monde des pauvres malheureux sur la tête desquels on décharge les haines comme en un endroit maudit; j’ai été l’un de ces malheureux, je ne m’en plains pas pourtant, d’ailleurs il est trop tard.—Je reviens à mon enfance: c’est en me souvenant que j’ai guéri mes plaies.

J’étais heureux, je sentais mes forces grandir, et, dans ma grosse tête, de nouvelles pensées s’accumuler sans cesse. Est-ce le privilége des orphelins?—Je ne sais, mais je jouissais beaucoup des choses extérieures qui paraissaient être indifférentes à la plupart. Je me laissais bercer, et je vivais pour vivre dans le cher ruisseau qui pourvoyait à tout. Ignorant toute chose, je ne m’étais jamais demandé d’où je venais, qui j’étais; je me doutais bien que je devais ressembler à mes voisins, encore n’en étais-je pas sûr. Pour se mirer il ne faut point être dans le miroir, et j’y étais tout entier. Savais-je seulement si j’étais beau ou laid, grand ou petit, fleur ou poisson? J’aimais tout ce que je voyais: arbres et bêtes, ciel et terre; il me semblait bien aussi que tout le monde devait m’aimer, et à vrai dire je n’avais reçu que bon accueil et preuves de fraternité.

Cependant vers cette époque je sentis à la partie postérieure de ma personne une sorte d’engourdissement, de paralysie singulière. Ma queue, ma rame, mon gouvernail, devint tout à coup plus lente, tandis que dans tout mon corps je sentais des tiraillements, des lassitudes inaccoutumées et aussi un besoin de respirer qui jusqu’alors m’avait été inconnu. Faut-il le dire: mes pattes poussaient, mes poumons se formaient, je devenais crapaud. A cette transformation physique correspondit une transformation morale. Tout se décolora pour moi et il me sembla que mon esprit et mon cœur revêtaient aussi un habit de deuil: le châtiment commençait.

Un jour, il m’en souvient, j’aperçus au bord de l’eau une Cane et ses petits; je les avais vus souvent prendre leur bain quotidien, mais cette fois, en les apercevant, j’éprouvai une émotion particulière que je n’avais jamais ressentie. Les petits Canetons étaient couchés en tas sur une belle touffe d’herbe; on n’apercevait d’où j’étais qu’un amas confus de duvet blanc doré par le soleil. Par-ci par-là un petit bec jaunâtre dépassait, et l’on devinait à l’immobilité de ces bambins et à l’abandon de leur posture qu’ils étaient là, dans ce soleil, les Canetons les plus heureux du monde et qu’ils dormaient profondément. Cependant la mère Cane, qui ne dormait pas, inspectait sa couvée; il me sembla qu’elle jetait sur cette marmaille un regard de tendresse qui jamais ne m’avait effleuré. A un certain bruit qu’elle fit, toute la bande s’agita, mais lentement, les becs s’entr’ouvrirent, les petits yeux clignotants se tournèrent tous vers elle et j’entendis un ramage de kouic kouic joyeux.

«Bonjour, maman Cane, bonjour, semblaient-ils dire. Est-ce qu’il est l’heure du bain, maman Cane?

—Mais oui, petits paresseux, mais oui, mes amours, il est l’heure de se baigner. N’entendez-vous pas le ruisseau qui chante, ne sentez-vous pas le soleil de midi qui darde ses beaux rayons d’or? Vous allez attraper mal à la tête, mes enfants.»

Mais la marmaille ne bougeait guère et répondait: «Kouic kouic, maman Cane, on est si bien, couchés l’un sur l’autre, immobiles, engourdis, tandis que les insectes bourdonnent, que les clochettes des champs se penchent et se pâment, et que des haies d’aubépine s’élance une vapeur moirée qui se perd dans le bleu du ciel... Maman Cane, on est si bien!

—Fichus garnements! vous allez me faire sortir de mon caractère! Voulez-vous vous lever! kouac... kouac... Voyons, mes petits anges, un peu de courage, et levons-nous!»

Tous les Canetons sentirent bien alors qu’ils devaient obéir, et commencèrent à s’agiter; mais il fallait débrouiller toute cette confusion de pattes roses, d’ailes plucheuses, de becs dorés enchevêtrés les uns dans les autres et cachés sous le duvet. Ils étaient gauches, inhabiles, mais je compris que leur maman dût les aimer. A chaque effort ils chaviraient sur l’herbe, roulaient sur le dos, et alors, ne sachant plus que faire, agitaient leurs pattes en l’air comme des désespérés. La Cane enfin, qui se tenait à quatre pour ne pas éclater de rire, vint les aider un peu et tout le monde fut bientôt sur pied.

Alors ils descendirent lentement vers le bord, les pierrettes roulaient devant eux, et à chaque pas qu’ils faisaient on eût dit qu’ils allaient choir. Leur petite queue inquiète se dandinait de droite et de gauche, tandis que par derrière la maman les suivait en les encourageant de la voix. Enfin, après bien des hésitations, des bavardages, des petits frissons et mille poltronneries qui me parurent étranges, ils tendirent le bec en avant, et tous ensemble s’abandonnèrent au courant. Je me sentis soulevé par un flot immense.

«Cyprien, les pattes en dehors, la tête droite ou je me fâche,» disait la Cane.

«Alphonse, mon chéri, plus de calme, tu frétilles comme un goujon; voyons donc, grand nigaud, tu as peur! vois un peu, est-ce que j’ai peur, moi?»

A un certain moment les Canetons passèrent à côté de moi, et m’ayant aperçu, j’étais à fleur d’eau, ils me regardèrent avec étonnement et s’écartèrent bien vite; ils éprouvaient bien certainement un sentiment de répulsion.

Je ne saurais dire combien cela me fit de la peine, car je me sentais déjà disposé à les aimer. J’étais seul, isolé, et les voyant unis, je me disais: «Qui sait s’ils ne m’accepteraient pas comme un des leurs?» J’aurais aimé à m’étendre avec eux sur les belles touffes d’herbe et à entendre la bonne mère Cane me traiter comme un de ses enfants. C’était absurde, mais je ne savais rien du monde, et je croyais qu’on se faisait aimer des autres tout simplement en les aimant. Voilà pourquoi le regard des Canetons me fit tant de peine.

Après cette aventure, j’étais resté pensif; une grande Araignée d’eau avec laquelle j’avais joué cent fois passa au-dessus de ma tête et me sourit fort amicalement, mais il me fut impossible de trouver un sourire pour répondre au sien. Je me rapprochai de la rive vers laquelle un secret instinct m’attirait depuis quelque temps; j’avais besoin d’air et le gazon me faisait envie. Arrivé près du bord, je soulevai ma tête hors de l’eau.

«Que le diable t’emporte!» me cria quelqu’un qui était fort près de moi. Je me retournai, et j’aperçus entre les racines d’un saule une personne admirablement vêtue: sa cravate avait la couleur du soleil lorsqu’il s’endort, son dos et ses ailes étaient d’un beau bleu d’azur qui se transformait en vert émeraude au moindre miroitement de l’eau. Cette personne avait le bec fort long, les yeux noirs et peu bienveillants, les pattes rouges, la queue courte et impatiente; toute sa personne indiquait un caractère difficile. J’ai su depuis qu’il s’appelait Martin-Pêcheur.

«Qu’est-ce que tu fais là, grand niais, avec tes quatre pattes? me dit-il durement. Ne vois-tu pas que ta personne empoisonne la rivière? un peu plus et je te gobais comme un Goujon.» En disant cela il fit une grimace affreuse comme quelqu’un dont le cœur se soulève. «Sors d’ici et rondement, tu éloignes mes clients.»

Je ne comprenais pas bien ce qu’il voulait me dire, mais ce que je sentais, c’était la dureté de ses paroles. «Que lui ai-je fait, pensais-je? Avoir une gorge qui ressemble au soleil, un dos de la couleur du ciel, et être aussi méchant! Cependant je n’osai rien dire parce qu’il était beaucoup plus gros que moi, et j’essayai de me traîner sur le sable, hors de l’eau, pour lui être agréable. Je fus tout surpris de pouvoir me soulever, grâce à ces quatre appendices qui m’étaient récemment sortis du corps: je veux parler de mes pattes. Mais comme je me trouvai lourd, gauche, impuissant, lorsque je n’eus plus la belle eau transparente pour me soutenir et me porter! Instinctivement je me retournai vers le ruisseau pour le voir et le remercier de m’avoir fait vivre en lui, mais tout à coup je restai pétrifié. Une petite masse informe et ressemblant à mon père était là, dans l’eau, à mes pieds. Je remuai la tête, cette masse s’anima et remua la tête aussi. Je me soulevai sur mes pattes, elle se souleva comme moi.

«Et par-dessus le marché il est coquet, l’animal!» s’écria le Martin-Pêcheur en éclatant de rire. Te trouves-tu joli, affreux monstre?

—Comment, ce que je vois là, c’est donc moi-même?

—Oui mon trésor, et tu peux te vanter d’avoir sous les yeux un joli spectacle.»

C’était pourtant vrai, le doute n’était pas possible, car je voyais dans l’eau, en même temps que ma propre image, celle des saules qui bordent la rive, celle des liserons et des clochettes; j’y apercevais le ciel lui-même et ses petits nuages blancs, les peupliers de la colline que le vent faisait frissonner, les canetons qui, là-bas, remontaient sur la rive, et derrière moi je distinguais aussi le Martin-Pêcheur bleu et rouge qui riait encore avec un air de mépris. Il était bien méchant, sans doute; mais comme il était bien habillé, ce Martin-Pêcheur! quel beau bec! quelles jolies pattes! comme tout cela était élégant et fin!... Je détournai la tête, j’étais horrible; et c’était mon ruisseau chéri, lui qui m’avait comblé de ses caresses et livré ses trésors, c’était lui qui me reprochait ma laideur et faisait naître la honte en moi. Se repentait-il de ses bontés, pour s’en payer aussi cruellement? Hier il était bon; aujourd’hui il est cruel, et cependant les Araignées et les Pucerons se promènent comme à l’ordinaire sur sa surface, les petits Poissons filent et jouent dans son eau, les fleurs s’y baignent, les herbes s’y désaltèrent... Je ne comprenais pas, mais j’étais malheureux.

«C’est fini, pensais-je, c’est fini, on ne veut plus de moi,» et je dis adieu à toutes ces choses et à tous ces êtres avec lesquels j’avais vécu. Pas un regard ne répondit au mien, je sentis que je ne laissais pas de vide; le ruisseau n’interrompit pas sa chanson pour me souhaiter bonne chance, les Canetons, qui s’étaient rendormis à leur place accoutumée, ne levèrent pas la tête, le nénufar resta immobile. Je fis un effort et je m’acheminai péniblement; mais tout à coup j’étais devenu honteux et humble et je demandais pardon aux herbes que, malgré moi, je courbais sous mon poids.

«Votre serviteur, murmurai-je au Martin-Pêcheur.

—Va au diable, Crapaud maudit!»

Je n’ai pas revu depuis cet oiseau; mais, en me rappelant ses dernières paroles, j’ai pensé qu’il avait une grande expérience de la vie.

Je me traînais plutôt que je ne marchais; j’étais encore très-faible et bien inexpérimenté dans le nouveau métier que m’imposait la Providence. Au bout de dix minutes j’étais exténué. Le jour commençait à baisser, les herbes et la terre se faisaient humides; je tombais de sommeil: je m’acheminai donc vers de gros arbres que j’apercevais à gauche, espérant trouver dans l’un de ces vieux troncs un trou, une cachette, pour y passer la nuit. «Je suis si petit, que le gros arbre ne me refusera pas l’hospitalité, pensai-je; d’ailleurs, s’apercevra-t-il seulement de ma présence?»

J’ai dit que j’étais d’un naturel rêveur et contemplatif; je n’ai point eu tort, car je me souviens que ce soir-là, en dépit de la fatigue, du sommeil et de la faim, je m’assis un instant sur mes pattes de derrière pour voir et entendre ce qui se passait autour de moi. Il y avait devant moi un petit bois derrière lequel le soleil se couchait, de sorte qu’à travers les arbres et les feuilles j’apercevais de longs rayons de soleil qui filaient comme des flèches et se perdaient au milieu des branches. Au-dessus de moi le ciel était tranquille, profond et d’une couleur vert-pomme dorée, si douce, si calme, si pleine de tendresse, que je me rappelai instinctivement le regard dont la bonne mère Cane enveloppait ses enfants. Oui vraiment, il me semblait que ce bon ciel me protégeait et me souhaitait courage. Ne dites pas: «Mais ce Crapaud est fou!» C’est dans cette folie-là que j’ai trouvé les seules joies de ma pauvre vie. Les déshérités de ce monde se consolent comme ils peuvent!... Tous les bruits avaient cessé; les fleurs et les herbes déjà couvertes d’une rosée délicieuse, dont je fus assez hardi pour boire quelques gouttes, s’affaissaient en s’endormant, et de tous côtés, sous les feuilles silencieuses et immobiles, les oiseaux se chantaient bonsoir en faisant leur toilette de nuit.

«Bonsoir, Fauvette! bonsoir, Pinson! bonsoir, mes mignons! bonsoir, mes amours!... tra deri dera!» Et tous ces gens heureux, aile contre aile, le sourire au bec, se donnaient de jolis petits baisers en lançant un dernier éclat de rire.

«Hé! là-bas, les enfants, un peu de silence,» s’écria un gros Merle ronfleur perché au sommet d’un arbre.

Ce Merle avait de l’autorité, car peu à peu le ramage cessa, et le sommeil s’étendit comme un voile.

Je regardai à terre. Tout autour de moi une foule de petits êtres que je n’avais jamais vus regagnaient leur demeure, actifs, pressés, fatigués, encore couverts de la poussière du jour. Ceux-ci rampaient, ceux-là marchaient au milieu de la mousse et des herbes, escaladant les feuilles mortes, tournant les mottes de terre; sans doute on les attendait chez eux... Dieu, que je me trouvai seul ce soir-là!...

Fort heureusement, j’aperçus tout près de moi un grand trou sombre entre deux racines; je m’en approchai avec prudence et j’y entrai timidement en longeant les murs. Tout à coup, j’entendis dans l’obscurité un bruit régulier, lent, monotone, qui ressemblait à un ronflement.

«Qui est-ce qui est là?» fit une voix bien timbrée.

Je ne répondis pas, j’étais tremblant.

«Mais qui est-ce qui est donc là?» poursuivit la voix avec un accent de plus en plus irrité.

J’allais me décider à répondre, car je sentais qu’au fond j’étais indiscret, lorsque je ressentis à la paroi abdominale une douleur aiguë qui m’arracha un cri. J’entendis un grand éclat de rire.

Voilà ce que c’est que d’entrer sans se faire annoncer! Qui es-tu?

«Je suis Crapaud, monsieur, mais tout petit, je sors de l’eau.

—Ah! l’horreur! cet animal chez moi!

—Je me retire, monsieur.» Et j’allais sortir en effet, lorsque mes yeux, s’habituant à l’obscurité, j’aperçus une boule énorme armée de pointes innombrables. J’étais chez un Porc-Épic.

Eh bien, voyez un peu, ce personnage redoutable fut excellent pour moi. Ce coup de pointe qui avait failli me tuer, je souffre encore de cette blessure et de bien d’autres, hélas! lorsque le temps est à l’orage; ce coup, dis-je, l’avait mis en belle humeur, et il me permit de passer ma nuit dans un coin, après m’avoir fait jurer toutefois que je ne ronflais pas.

Je parle de ce petit incident de ma vie parce que je lui dus, sinon un ami, du moins un voisin indulgent quoique fort rude. Ah! certes, il était fort rude, mon voisin le Porc-Épic, et mon cœur se gonfla bien souvent en l’entendant; il ne mâchait pas ses mots, comme on dit familièrement.

«Tu es laid, s’écriait-il en me foudroyant du regard; je ne dis pas assez, tu es horrible, tu es faible, tu es gluant, bavant, impotent, infirme, vil...

—Oui, monsieur, murmurai-je, car je sentais qu’il disait vrai.

—Eh bien, petit monstre infect, n’ajoute pas à tes infirmités en te battant les flancs pour avoir du cœur et de l’esprit. Tu n’es pas assez riche pour te payer ces petits plaisirs-là. On te haïra, tâche de haïr les autres; c’est une force, et quand on se sent fort on est joyeux. Si on t’approche, bave; si on te regarde, bave; tourne ton dos, exhibe tes croûtes, tes plaies, tes horreurs; fais fuir les gens, fais aboyer les chiens par le seul fait de ta laideur. Que la haine des autres soit un bouclier pour toi, tu n’as pas d’autre moyen de te tirer d’affaire, et si tu n’es pas une brute, eh bien, tu trouveras encore des joies dans ton métier de maudit. Sois fier de ton horrible enveloppe comme moi je suis fier de mes piquants pointus, et surtout fais comme moi: n’aime personne.

—Mais si vous ne m’aimiez pas un peu,—il éclata de rire—un tout petit peu, ajoutai-je timidement, si vous ne daigniez pas avoir pitié de moi, pourquoi me donneriez-vous ces conseils que vous croyez si bons, quoiqu’ils soient bien durs? Il riait toujours.

—Toi, mon ami! s’écria-t-il enfin, Dieu que tu es bête! tu m’amuses tout simplement parce que le rôle que tu vas jouer ressemble un peu à celui que je joue, que mes ennemis seront aussi les tiens, et qu’avant tout je pense leur être désagréable en t’armant contre eux. Bave, mon garçon; si tu ne baves pas, l’on t’écrase. Au reste, fais comme tu voudras, cela m’est complétement égal.»

Ces rudes maximes me semblent odieuses. Que voulez-vous? on ne se refait pas. J’aurais dû les suivre, mais je ne les suivis pas. Est-ce ma faute si, inspirant l’horreur, j’avais soif d’affection et de tendresse; si, laid et difforme, je me sentais attiré vers les jolies choses et les belles créatures; si, vivant dans la boue, j’adorais les étoiles; si, lourd et impotent, je rêvais la grâce et l’agilité? Non, certes, ce n’était pas ma faute. C’est ce qui fit que bientôt le Porc-Épic, me voyant incorrigible, me méprisa profondément et me mit rudement à la porte. Voici quelle fut la goutte d’eau qui fit déborder le verre.

Il me faut un certain courage, je vous jure, pour raconter ici mes chagrins; mon nom seul ne suffit-il pas à chasser la pitié du lecteur? Les peines d’un Crapaud! c’est à mourir de rire! Qui sait cependant si dans la foule qui lira ces pages il ne se trouvera pas quelque être laid et hideux comme moi, qui dira tout bas: «Je suis son frère,» et me plaindra un peu en songeant à lui? Mais je poursuis.

Je commençais à devenir adulte, lorsque je la vis pour la première fois. Il faisait grand soleil, l’herbe du pré était haute et répandait un parfum pénétrant qui m’enivra sans doute, car, en l’apercevant, je m’arrêtai tout net et je sentis que je l’aimais follement. Elle était élégante, allongée, souple, agile; tout son petit corps était de ce vert tendre qu’on ne voit qu’au printemps. D’un bond elle s’élança à des hauteurs immenses. Je la suivis de l’œil, je vis ses ailes s’étendre, ses pattes fines s’allonger, et toute son aérienne personne se détacher sur le ciel bleu; puis elle retomba sur le sommet d’une herbe qui la reçut en pliant, et pendant un moment l’herbe et la Sauterelle se balancèrent ainsi dans l’espace. Se balancer dans l’air, jouer avec les fleurs, les faire frissonner sur leur tige sans les meurtrir et les écraser, être élégant, gracieux, souple, agile, se mirer dans les flaques; de ses deux pattes souples caresser sa taille fine, avoir un corps vert-pomme, et supprimer l’espace d’un petit coup de jarret!... Je devins fou, et durant un instant je n’osai respirer, me sachant si impur et si vil que je craignais de vicier l’air où s’agitait cette belle personne. A un certain moment, elle tourna ses yeux vers moi; j’essayai de sourire, pensant qu’en souriant je serais moins horrible, mais je sentis bien que ma peau était trop rude, et qu’à travers mes yeux rien ne pouvait passer de ce que je ressentais en moi. Au reste, la Sauterelle ne me vit pas, ou peut-être me prit pour quelque motte de terre durcie par la pluie et cuite par le soleil. J’en fus presque content, et je restai immobile. Au moins je pouvais la voir! Elle était en train de caresser ses longues antennes avec ses deux pattes de devant, lorsque je sentis une grande ombre qui s’étendait sur moi. Je me retournai et j’aperçus un gros enfant joufflu. Il s’avançait avec prudence, armé d’un grand filet de gaze muni d’un long bâton. Je l’avais vu cent fois, errant dans la prairie poursuivant les Papillons et les Insectes dont il s’emparait à l’aide de son filet. Quand une de ces pauvres petites bêtes si jolies et si faibles lui avait échappé, je l’avais vu se mettre en colère et la poursuivre de plus belle comme un ennemi dangereux. Et je me disais: «Voilà qui est horrible! Est-ce donc un mal que d’échapper à la mort? Que lui ont-elles donc fait, ces pauvres petites bêtes qui n’ont même pas le tort d’être laides comme moi?» J’en rêvai une nuit, et dans mon rêve je voyais de gros Crapauds, devenus ingambes, emprisonnant dans leurs filets les petits enfants de l’Homme et les piquant sur les troncs d’arbres avec de longues épingles. C’était un mauvais rêve, parce que parmi les Hommes il y en a de bien bons; moi qui vous parle, j’en eus la preuve: mais je vous conterai cela tout à l’heure.

D’un bond elle s’élançait à des hauteurs immenses.

Je connaissais donc l’enfant et son filet; aussi lorsque je le vis se diriger vers ma Sauterelle, je compris ce qu’il voulait faire et je tremblai pour celle que j’aimais. Que faire? La prévenir? Mais comment? Eût-elle compris mon cri? avais-je le temps de lui rien expliquer? Heureusement, j’eus alors là une excellente idée. L’enfant, les yeux fixés sur la chère mignonne, allait abaisser son filet lorsque, jugeant qu’il était trop éloigné, il fit un pas pour s’approcher d’elle. A ce moment, je calculai bien la distance, je fis un grand effort, je m’élançai et me plaçai si bien que le pied du bambin s’abattit sur mon dos. Ma vilaine peau étant gluante, oh! j’avais tout calculé, l’enfant perdit l’équilibre et d’un seul coup roula dans l’herbe. Ma belle chérie était sauvée! Mais je ressentis en même temps une douleur atroce et je m’aperçus que j’avais une patte en lambeaux. Eh bien, voyez un peu comme cela est étrange! je vous jure qu’en ce moment j’éprouvai, malgré ma souffrance, une des plus grandes joies de ma vie. Je lui avais donné quelque chose de moi-même, à la chère belle; je ne voulais rien lui réclamer, je n’aurais jamais osé le faire, mais je jouissais en pensant qu’elle était mon obligée. Comme on est égoïste au fond! Enfin, que voulez-vous? je jouissais de cela.

L’enfant se releva bientôt en criant. Lorsqu’il eut compris que j’étais la cause de sa chute, il prit une pierre, et de loin, en se reculant, car il avait peur de moi, il me lapida avec cette joie que les Hommes éprouvent à nuire aux autres lorsqu’ils sont en sûreté. Fort heureusement, le vilain garçon, outre qu’il était méchant, était très-maladroit,—on n’est pas parfait!—et j’en fus quitte pour quelques égratignures; d’ailleurs nous avons la vie dure, nous autres Crapauds; n’en soyez pas jaloux, vous autres! Dur veut dire solide, mais lourd à supporter aussi.

J’espérais bien au fond que la belle Sauterelle comprendrait ce que j’avais fait pour elle. En s’échappant, elle avait tourné la tête, m’avait vu écrasé, et nos regards s’étaient croisés. Elle avait tout compris en effet, ou du moins je me l’imaginai, car je l’aperçus bientôt escaladant les herbes et se dirigeant vers moi. Jamais je ne l’avais trouvée plus gracieuse, plus alerte. Il y a des gens que la reconnaissance rend joyeux sans doute. Elle était émue. J’eus un moment de vive espérance; ma patte cependant me faisait grand mal, mon sang coulait en abondance, mais je me disais à part moi: «Quel bonheur! elle va voir tout cela.»

Enfin elle s’arrêta, elle était accompagnée de plusieurs de ses amies, pimpantes et brillantes comme elle, venues là sans doute par curiosité. J’aurais bien préféré qu’elle fût seule, car j’avais déjà remarqué qu’isolément les gens sont meilleurs. Quand elles furent toutes là, je levai les yeux: il me sembla que le sort de ma vie allait se décider.

«C’est ce pauvre diable, dites-vous, ma chérie, qui s’est fait écraser tout à l’heure? murmura l’une de ces Sauterelles en s’adressant à la reine de mon cœur. Oh! mais il est très-touchant, voyez les plaies de ce pauvre misérable; c’est horrible, horrible! Si l’on n’était retenue par des sentiments élevés, véritablement on fuirait au plus vite. Ah! l’affreux monstre! est-ce singulier que l’héroïsme aille se nicher sous ces croûtes ignobles?»

En disant cela, elle se retourna vers ses compagnes qui se mirent à sourire en minaudant; je crois qu’elle leur avait fait signe que je devais sentir mauvais.

Ma bien-aimée s’adressant alors directement à moi, tout en caressant ses ailes: «Dis-moi, mon brave, pourquoi m’as-tu rendu le service de tout à l’heure? As-tu conscience d’avoir fait là une belle action?»

C’était le moment de me jeter à ses pieds, de laisser couler de mes yeux les larmes que j’avais dans le cœur, de m’écrier: «J’ai fait tout cela par amour pour vous, chère belle aimée;» mais elle m’avait parlé avec une telle confiance dans sa supériorité, d’une voix si sûre et si peu émue, que je ne trouvai pas d’abord un mot à lui répondre.

«Mais, dites-moi, mignonne, on rencontrerait ce monstre héroïque, le soir, au clair de lune, dans un petit chemin, que sur l’honneur on mourrait de peur, n’est-il pas vrai?

—A coup sûr il est effrayant.» Elles tournaient tout autour de moi et m’examinaient avec attention.

«Je le trouve moins effrayant que grotesque, à vous dire vrai, murmura ma bien-aimée. C’est la tête surtout qui est unique; il a un visage à faire jaunir les pâquerettes, à tarir les flaques. Avez-vous vu l’œil, mes belles?

—Oui, oui, firent-elles toutes ensemble; l’œil est impossible! ah! ah! ah! impossible.»

Ces petits rires aigus me traversaient le cœur, tout m’eût semblé préférable à ces moqueries; j’étais fait à la haine et au dégoût qu’inspirait ma personne; mais peu de gens avant cette aventure avaient songé à rire de moi, et d’ailleurs j’ai vu depuis dans le monde qu’on accepte plus facilement un rôle hideux qu’un rôle grotesque. La haine des autres vous blesse et vous excite, elle vous fait vivre. Le rire, au contraire, vous anéantit et vous écrase.

Bref, sous l’empire d’un sentiment d’orgueil dont j’ai honte aujourd’hui, je me soulevai sur ma patte sanglante, et m’adressant à la Sauterelle que j’aimais:

«Je ne vous demande ni pitié ni récompense, madame, lui dis-je; j’ai fait tout cela parce que...

—Écoutez donc, mes mignonnes aimées, fit la Sauterelle; mais il parle, il parle fort bien, et, si je ne me trompe, il a des dents. Oh! l’intéressante horreur! Ne vous approchez pas trop cependant, c’est plus sûr.

—Parce que..., poursuivis-je d’une voix faible,—je me sentais prêt à m’évanouir,—parce que je... vous aimais.»

Ces simples paroles furent d’un effet irrésistible; toutes les belles filles éclatèrent d’un rire argentin.

«Eh bien, mais..., ah! ah! ah!... c’est très-gentil cela..., ah! ah! ah!..., mon brave, d’aimer ses sembla..., ah! ah!..., ses semblables.» Ce dernier mot redoubla l’hilarité générale qui, au bout d’un instant, devint du délire. Alors toutes les Sauterelles, ne se contenant plus de joie, se prirent par la patte et dansèrent en rond autour de moi. De temps en temps elles s’arrêtaient toutes et s’écriaient en riant de bon cœur: «Salut l’amoureux, salut! votre servante, cœur sensible!»

Elles se sont bien amusées ce jour-là. Après tout elles avaient obéi à leur nature et moi j’étais sorti de la mienne. J’avais fait preuve d’idiotisme et de vanité; au moins ce fut l’opinion que m’exprima mon ami le Porc-Épic en me mettant le soir même à la porte de chez lui.

A partir de ce moment-là, je devins sombre et je pris les habitudes qu’ont tous ceux de notre espèce: je ne sortis plus guère que la nuit, je perdis la vue de toutes les belles choses qui m’avaient tant charmé, car il y a vraiment de belles choses en ce monde, il y a aussi des êtres heureux! Si ceux-là seulement voulaient consentir à donner de temps en temps une de leurs heures joyeuses pour distribuer aux pauvres diables qui ne rient jamais, comme tout irait mieux, je vous le demande! et comme la laideur s’effacerait peu à peu! car ce qui rend laid c’est la souffrance; mais je me trompe peut-être, mettons que je n’ai rien dit.

Peu à peu mes yeux s’habituèrent à distinguer dans l’obscurité. Plantes et gens, tout le monde dormait, l’air était frais et pur, le silence profond. Je marchais à la lueur des bonnes étoiles qui, chose étrange, ne m’ont jamais manifesté ni dégoût ni répulsion. Peut-être m’ont-elles vu de trop loin pour pouvoir me juger; le fait est que je ressentis parfois dans la nuit des sensations qui doivent ressembler au bonheur. Je jouissais d’être calme et aussi de pouvoir regarder en face sans crainte de gêner les autres. Et cependant je me souviens qu’un soir...—j’écris au courant de la plume et je raconte ici mes impressions à mesure qu’elles me viennent à l’esprit,—je me souviens que, cherchant mon souper dans un parc où je vivais depuis quelques mois, j’aperçus sur un banc une jeune fille toute mignonne assise près d’un gros monsieur fort laid. Devrais-je accuser les autres de laideur? qu’on me le pardonne! La jeune fille était adorable, les boucles de ses cheveux blonds caressaient ses joues, et timidement souriante, émue, les yeux baissés, elle regardait la jolie chaîne d’or qu’elle avait dans les mains.

Le gros homme, l’air assuré, le gilet gonflé, le bec en l’air, la voix ronflante et le chapeau de travers, lui disait: «Accepte, mon enfant, en souvenir de moi, car je t’aime.» Et il entoura la taille de la chère petite de son gros bras impertinent.

«C’est donc bien sûr que vous m’aimez? fit-elle en regardant toujours la chaîne.

—Je t’adore, ma belle, sur l’honneur;—il mit la main dans son gousset—et toi, ne m’aimes-tu pas?

—Mais si, fit-elle tout bas avec une grâce angélique,—elle se passa la chaîne au cou.

—En vérité, tu m’aimes? et pourquoi m’aimes-tu, voyons, te rends-tu compte, ma petite duchesse? dis, dis, pourquoi m’aimes-tu?

—Mais, dame, parce que...—elle souriait avec une finesse extrême et rougissait un peu,—parce que... vous... êtes joli garçon.»

En ce moment, m’ayant aperçu, elle ne put retenir un éclat de rire dont je ne compris pas le sens, mais qui bien certainement ne s’adressait pas qu’à moi.

«Tenez, voyez ce Crapaud; c’est donc la nuit qu’ils prennent du bon temps?

—Quelle bête hideuse!» fit l’Homme. Et de sa botte il m’envoya bien loin. Je pensais en me relevant au milieu des épines où j’étais tombé, je pensais: «Eh! mon Dieu, si j’avais seulement une chaîne d’or à donner à quelqu’un!» Et j’ajoutais, sachant qu’il n’y avait là personne pour rire de ma folie: «Ne suis-je pas riche aussi? n’ai-je pas, sous mon affreuse enveloppe, mon petit trésor d’amour, de poésie? Si l’on me laissait aimer, comme j’aimerais!»

«Mais fou que tu es, m’écriai-je tout à coup en m’adressant à moi-même, qui te dit que tu ne t’es point trompé, que tu n’as pas fait fausse route en demandant le bonheur aux êtres et aux choses qui ne pouvaient pas te le donner? Tu es un orgueilleux, l’ami. Parce qu’un grand poëte au cœur miséricordieux a chanté de sa voix divine tes infortunes et tes chagrins, tu ne vois dans l’univers qu’une victime qui est toi. Sois plus modeste et moins artiste, sois moins rêveur, regarde à terre, et tu trouveras là les petits bonheurs que la Providence y a mis pour toi.»

Cet éclair de bon sens traversa mon esprit. «Pourquoi vivre à part, me dis-je, cherchons dans mon espèce un être à aimer. Les filles de Crapaud sont-elles donc si repoussantes? Ote tes lunettes de poëte infortuné et regarde à l’œil nu, mon cher.»

A partir de ce moment, mes idées changèrent et mes habitudes aussi; je fréquentai les endroits où ceux et celles de mon espèce se réunissaient d’ordinaire, et je ne tardai pas à rencontrer une adorable enfant qui, par le plus pur des hasards, se trouvait être ma propre cousine à la mode de Bretagne. C’était la belle-fille du second mari de la sœur de... Mais il serait trop long de vous expliquer tout cela. Je demandai sa main et je l’obtins, quoique son père ne fût pas partisan des mariages entre Crapauds de la même famille. Peut-être avait-il raison; j’ai entendu émettre sur cette question les opinions les plus diverses. Quoi qu’il en soit, j’épousai ma cousine. J’aurais bien envie de vous faire son portrait, et tout autre que moi n’y résisterait peut-être pas, mais je me contiens; rien n’est sot comme de parler des siens. Qu’il suffise de savoir que je la trouvai belle et qu’elle me trouva à son gré. Père de famille,—ma chérie fut d’une fécondité surprenante,—je revins vers le ruisseau qui m’avait vu naître, et je fus tout surpris de trouver dans les souvenirs que j’avais maudits un charme qui me fit pleurer de tendresse.

Que de fois, mon Dieu, nous avons causé de toutes ces choses en nous promenant le soir, côte à côte, tandis que les petits folâtraient devant nous!

«Oh! que j’aurais voulu te connaître à cette époque-là, me disait-elle, alors que tu étais si malheureux! je t’aurais consolé, mon gros bijou.»

Ah! être appelé mon bijou, c’est la joie suprême.

«Tu es enfant, lui répondais-je; si je t’avais connue, je n’aurais pas été malheureux.»

Je souriais de bon cœur et je l’embrassais au front.

Il faut vous dire maintenant, quoiqu’il soit un peu niais de parler tant de soi, il faut vous dire que j’ai gagné beaucoup en prenant des années; j’ai acquis un embonpoint qui ne m’est point défavorable; mon regard en outre a plus de..., ma démarche aussi... Enfin je ne suis plus laid. Parole d’honneur, demandez à ma femme!

C’est mon pauvre beau-père qui n’embellit pas! Seigneur!

Un vieux Crapaud.

Pour avoir mis les points et les virgules,

Gustave Droz.


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