← Retour

Vie privée et publique des animaux

16px
100%

TABLETTES
DE LA GIRAFE

DU JARDIN DES PLANTES

LETTRE A SON AMANT AU DÉSERT.

Graces soient rendues mille fois au dieu bienfaisant qui protége les Fourmis, les Girafes et les Hommes peut-être! Nous allons avant peu, ô mon bien-aimé! nous voir rapprochés à jamais. Les savants dont je te parlerai tout à l’heure (ce sont des gens qui font ici la pluie et le beau temps, mais le beau temps bien rarement), les savants, dis-je, viennent de décider dans leur sagesse qu’il était éminemment rationnel de nous réunir, pour parvenir, dans la monographie des Girafes, à l’appréciation exacte de certains faits particuliers. Il est vraisemblable que cela ne te paraîtra pas fort clair au premier abord, mais tu en sauras autant que moi après deux mots d’explication.

Je ne te rappellerai pas les douleurs de notre séparation; hélas! tu les as senties comme moi. Je ne te parlerai pas des souffrances de ma captivité dans une prison de bois, à travers les mers et les tempêtes. N’es-tu pas condamné à les subir à ton tour? Plus heureux que moi cependant, puisqu’au bout des jours d’épreuve qui te menacent tu es sûr de me retrouver! Tu verras d’ailleurs tous ces détails dans mes Impressions de voyages, aussitôt que la Revue des Bêtes aura paru. Ses rédacteurs ne manqueront pas.

Il te suffira donc de savoir aujourd’hui qu’on me transportait sur une terre si différente de la nôtre, que tu auras quelque peine à t’y accoutumer. Le soleil y est pâle, la lune blafarde, le ciel terne, la poussière sale et détrempée, le vent humide et froid. Sur trois cent soixante et quelques jours dont se compose l’année, il pleut pendant trois cent quarante, et tous les chemins deviennent d’immondes rivières, où une Girafe qui se respecte n’oserait poser une patte. Seulement, pour changer un peu, pendant une partie de l’année, la pluie devient blanche, et couvre au loin le sol d’un immense tapis dont l’éblouissante monotonie blesse l’œil et contriste l’âme; l’eau devient solide, et malheur aux oiseaux du ciel qui ont soif! ils meurent au courant des ruisseaux sans pouvoir se désaltérer. A l’aspect de cette région désastreuse, je restai un moment saisie d’effroi; je venais d’arriver dans la Belle France.

L’espèce d’Animal qui domine dans le triste pays dont je viens de te faire la peinture est probablement la plus maltraitée de toutes les créatures de Dieu. Le devant de sa tête, au lieu d’être élégamment allongé en courbe gracieuse, est plat et vertical. Son cou, presque tout à fait caché entre les épaules, n’a ni développement ni souplesse; sa peau rase est d’une couleur terreuse et livide comme le sable, et, pour comble de ridicule, il a pris la sotte habitude de marcher sur ses pattes de derrière, en balançant burlesquement de côté et l’autre les pattes de devant pour maintenir son équilibre. Il est difficile de rien imaginer de plus absurde et de plus laid. Je suis portée à croire que ce pauvre Animal a quelque sentiment naturel de sa difformité, car il cache avec un grand soin tout ce qu’il peut en dérober aux regards sans nuire à l’exercice de ses organes; et, pour y parvenir, il a réussi à se fabriquer une sorte de peau factice avec l’écorce de certaines plantes ou la toison de certains Animaux, ce qui ne l’empêche pas de paraître presque aussi hideux que s’il était nu. Je te réponds, mon bien-aimé, que, lorsqu’on a vu l’Homme d’un peu près, on est fière d’être Girafe.

Tu sais combien il nous est facile de nous communiquer toutes nos émotions et tous nos besoins avec des cris, des gloussements, des murmures, et surtout avec le regard, où tout sentiment vient se peindre. La race misérable dont je te parle a, selon toute apparence, joui du même privilége autrefois; mais, entraînée par un fatal instinct, ou, s’il faut en croire les plus sages, soumise par sa destinée à un implacable châtiment, elle s’est avisée de substituer au simple langage de la nature un grommellement articulé presque continu, de la monotonie la plus importune, dont l’objet principal est de ne pas se faire comprendre, et qu’on appelle la parole. Cet artifice bizarre sert seulement à énoncer de la manière la plus obscure possible, car c’est toujours la moins nette et la moins significative qui est la meilleure, quelque chose de vague, de confus, d’indéfinissable, qui prend le nom d’idées, quand on veut lui donner un nom. Comme ce mot ne signifie absolument rien, c’est celui dont on est convenu. L’échange défiant, hargneux, quelquefois tumultueux et hostile, de ces vains bruits de la voix, est ce qu’on appelle une conversation. Lorsque deux Hommes se séparent après avoir conversé pendant trois ou quatre heures, on peut être assuré que chacun des deux ignore profondément ce que pense l’autre, et le hait plus cordialement qu’auparavant.

Ce qu’il faut bien que je t’apprenne encore, c’est que ce vilain Animal est essentiellement féroce, et se nourrit de chair et de sang; mais ne t’épouvante pas, je t’en prie. Soit par un effet de sa lâcheté naturelle, soit par un horrible raffinement d’ingratitude et de cruauté, il ne mange que de pauvres Bêtes sans défense, timides, faciles à tuer par surprise, et qui le plus souvent l’ont habillé de leur laine ou enrichi de leurs services. Encore est-il d’usage qu’il les prenne exclusivement dans le pays; un Animal venu de l’étranger lui inspire d’ordinaire un religieux respect, qu’il manifeste par toute sorte de soins et d’hommages; ce qui paraît du moins prouver, à son honneur, qu’il ne se dissimule pas l’infériorité relative de sa misérable condition. Il trace des parcs pour la Gazelle, il décore des antres pour le Lion; il a planté pour moi des arbres à la feuille nourrissante, dont je peux atteindre aisément la cime; il a jeté devant mes pas une pelouse fraîche comme celle qui croît au bord des puits, ou un sable roulant et poli comme celui que mon pied fait voler dans le désert; il entretient dans ma demeure une température toujours égale, et ses semblables seraient trop heureux s’il avait pour eux les mêmes égards et les mêmes attentions; mais il ne s’en soucie guère. Toujours il les dédaigne quand il n’en a pas besoin; souvent il les tue, et quelquefois même il les mange dans certains jours de grande solennité. Les jours de carnage sans appétit et sans but sont infiniment plus communs, et ils arrivent au moment où l’on y pense le moins. L’occasion de ces massacres est ordinairement ce rien sonore qu’on appelle un mot, ou ce rien indéfinissable qu’on appelle une idée. Au défaut des armes naturelles que la sage prévision de la Providence a refusées à l’Homme, il a inventé, pour ces horribles collisions, des instruments de mort qui détruisent infailliblement tout ce qu’ils touchent, et qui sont en général copiés sur ceux dont la nature a muni les Animaux pour leur défense; on le voit porter à côté de sa cuisse, avec une sorte d’orgueil, une épée longue et pointue comme celle de la Licorne, ou un sabre recourbé et tranchant comme celui de la Sauterelle. Il n’est pas jusqu’au tonnerre du Tout-Puissant dont il n’ait dérobé le secret à la création, en modifiant ses formes et son usage avec une exécrable variété. Il en a de portatifs qui s’appuient à l’épaule sur une de ses pattes de devant; il en a d’énormes qui sont cependant mobiles, qui courent au-devant de lui sur quatre roues, et qui portent dans leurs entrailles de fer mille morts à la fois. Quand on n’est pas d’accord sur le mot ou sur l’idée, et Dieu sait si cela arrive souvent! on met ces épouvantables machines en campagne, et celui des deux partis qui tue le plus de monde à son adversaire a raison jusqu’à nouvel ordre. Cette manière d’avoir raison, qui te fait sans doute horreur, a même un nom particulier: c’est de la gloire.

L’Homme n’est pas le seul Animal parlant que l’on remarque ici. J’en vois souvent un autre que l’on appelle le Savant, et qui fait tout ce qu’il peut pour se distinguer de l’espèce commune, à laquelle il appartient cependant beaucoup plus qu’il n’en a l’air. Ce qui le caractérise du premier abord, c’est son pelage d’un vert foncé qu’il aime à chamarrer de broderies et de rubans; mais je t’ai déjà dit que c’était un pur artifice, et il n’y a communément là-dessous qu’une espèce d’Animal comme le premier Homme venu. Il en diffère plus essentiellement par son langage, qui est la chose la plus extraordinaire du monde. Il n’y a aucun égard à cette fiction de l’idée qui occasionne tant de tribulations au reste de l’espèce, mais seulement au mot qui la représente bien ou mal pour les autres, et qu’il se ferait scrupule d’employer, si on pouvait lui reprocher d’avoir égard à l’autorité de l’usage. L’état de Savant consiste à se servir de mots si rarement prononcés, qu’il vaudrait autant qu’ils ne l’eussent pas été du tout, et le principal mérite du Savant est de faire tous les jours des mots nouveaux que personne ne puisse entendre, pour exprimer des faits vulgaires que tout le monde peut connaître. Aussi le Savant ne se fait-il pas faute de ces inventions barbares dont il a seul le secret; mais il le faut bien! un Savant intelligible ne serait plus un Savant, et c’est en vain qu’il aspirerait au pelage vert; car le Savant se produit par métamorphose comme le Papillon. Tout Homme qui baragouine intrépidément un langage inconnu est la Chenille d’un Savant; il n’a plus qu’à filer son cocon et à s’enterrer dans un livre qui lui sert de Chrysalide. La plupart y meurent tout de bon.

S’enterrer dans un livre qui lui sert de Chrysalide.

Une autre espèce beaucoup plus intéressante, c’est la Femme, pauvre Animal doux, élégant, délicat, timide, que l’Homme a conquis je ne sais où, je ne sais quand, et qu’il s’est soumis comme le Cheval, par la ruse ou par la force. Je te déclare ici, et je n’y mets pas de fausse modestie, que c’est la Bête la plus gracieuse de la nature. Cependant l’Homme déteint un peu sur elle, il lui fait tort; elle gagnerait à être vue à part. On sent trop qu’elle est tourmentée par la douloureuse conscience de sa destinée faussée, de son avenir trahi. Comme le besoin d’aimer est à peu près le seul de ses sentiments; comme il faut absolument qu’elle aime quelque chose ou quelqu’un, elle se persuade quelquefois qu’elle aime un Homme et qu’elle va retrouver en lui le type de cet amant d’autrefois dont son indigne ravisseur l’a séparée; mais l’illusion ne dure pas longtemps. A peine s’est-elle donné un maître, que le type s’efface et va se loger dans un autre. Ne crois pas que l’expérience d’une seconde, d’une troisième, d’une dixième erreur la désabuse enfin de ce fantôme qui l’appelle partout et la fuit toujours. Elle n’existe que pour aspirer à l’être inconnu qui compléterait sa vie, et je n’ai pas besoin de te dire qu’elle ne le trouvera jamais. L’inconstance est donc un de ses défauts ou plutôt un de ses malheurs, car on ne jouit pas du bonheur d’aimer quand on conçoit la possibilité future de ne plus aimer ce qu’on aime. Les Hommes lui reprochent aussi un peu de vanité; mais, suivant leur usage, les Hommes ne savent ce qu’ils disent. La vanité consiste dans un jugement exagéré qu’on porte de soi, et la Femme s’estime tout au plus ce qu’elle vaut. Si elle savait mieux se connaître, elle se soumettrait avec moins de déférence aux pratiques ridicules que ses tyrans lui imposent et qui lui répugnent visiblement. Le pelage artificiel, par exemple, convient peut-être à l’Homme qui est épouvantablement laid; mais à la Femme, c’est un hors-d’œuvre de mauvais goût. Il est vrai de dire qu’elle le rend aussi exigu, aussi léger, aussi transparent que possible, qu’elle s’arrange de manière à laisser deviner tout ce qu’elle n’ose pas laisser voir.

Si le bruit des étranges manies qui tourmentent le monde où je vis est parvenu jusqu’au désert, tu t’étonneras que je te donne tant de détails sur le pays où l’on m’a fâcheusement naturalisée, en dépit de mes inclinations, et que je ne t’aie rien dit encore de la politique de ces gens-ci ou de leur manière de se gouverner. C’est que, de toutes les choses dont on parle en France sans les entendre, la politique est la chose sur laquelle on s’entend le moins. Si tu écoutes une personne à ce sujet, c’est grand embarras; si tu en écoutes deux, c’est confusion; si tu en écoutes trois, c’est chaos. Quand ils sont quatre ou cinq, ils s’égorgent. A en juger par les honneurs unanimes qu’ils m’ont rendus, au milieu des sentiments de haine réciproque, et certainement bien fondée, qui les animent les uns contre les autres, j’ai pensé quelquefois qu’ils s’étaient arrêtés à l’idée de me reconnaître pour souveraine, et je suis réellement, à ma connaissance, le seul être un peu haut placé pour lequel ils témoignent quelques égards. Il ne serait pas surprenant, d’ailleurs, que les plus habiles d’entre eux, justement effrayés des inconvénients et des malheurs d’une lutte éternelle sur l’origine et le caractère des pouvoirs sociaux (tu ne sais pas ce que c’est), se fussent réunis à l’amiable dans le sage projet de choisir leurs maîtres à la taille, ce qui réduirait toutes les difficultés du système électoral et du système monarchique à une opération de toisé. Rien ne paraît plus raisonnable.

Il y a quelques jours que je me crus sur le point de pénétrer tout à fait dans ces mystères. J’avais entendu dire que les Hommes d’élection, entre les mains desquels reposent toutes les destinées du pays, s’assemblaient publiquement dans un lieu plus rapproché des rives du fleuve que celui qui m’est désigné pour séjour, et j’y dirigeai ma promenade. J’arrivai, en effet, à un vaste palais, dont un peuple innombrable occupait toutes les avenues, et qui me parut habité par une multitude de personnages affairés, tumultueux, bruyants, qui ne diffèrent, au premier abord, du reste des Hommes que par une laideur plus caractéristique, plus maussade et plus rechignée, ce que j’attribuai sans peine à l’habitude des méditations graves et des affaires sérieuses. Ce qui me surprit davantage, c’est leur extrême pétulance qui ne leur permet pas de rester un seul instant en place, car j’assistais par hasard à une des séances orageuses de la session. Ils s’élançaient, bondissaient, se mêlaient en cent groupes confus, apostrophaient leurs adversaires de cris et de gestes menaçants, ou leur montraient les dents avec d’effrayantes grimaces. La plupart semblaient avoir pour objet de s’élever le plus possible au-dessus des autres, et certains ne dédaignaient pas, pour y parvenir, de se jucher habilement sur les épaules de leurs voisins. Malheureusement, quoique placée d’une manière fort commode par le bénéfice de ma haute stature, pour ne pas perdre un des mouvements de l’assemblée, il me fut impossible de saisir une parole dans cet immense brouhaha, et je me retirai de guerre lasse, horriblement assourdie de vociférations, de grincements, de sifflements, de huées, sans pouvoir établir l’apparence d’une conjecture sur l’objet et les résultats de sa délibération. Il y a des gens qui assurent que toutes les séances ressemblent plus ou moins à celle-là, ce qui me dispense d’assister à une autre[10].

Toutes les séances ressemblent plus ou moins à celle-là.

Je me proposais de te donner quelques échantillons du langage dont on se sert maintenant à Paris, avant de livrer cette lettre à mon interprète, mais il prétend que cela lui gâterait la main; et puis, pour dire vrai, j’ai trop de peine à fixer ce jargon dans ma mémoire. Tu en jugeras suffisamment par deux périodes que viennent d’échanger, sur mes gazons fleuris, un grand jeune Homme à barbe de Bison et une charmante Femme aux yeux de Gazelle, envers laquelle il cherchait à se justifier d’une absence prolongée.

«J’étais préoccupé, belle Isoline, lui disait-il, de puissantes idées dont le cœur qui bat dans votre poitrine de Femme a la noble intuition. Placé, par les capacités qu’on veut bien m’accorder, au plus haut degré des adeptes de la perfectibilisation, et absorbé depuis longtemps dans les spéculations philanthropiques de la philosophie humanitaire, je traçais le plan d’un encyclisme politique où viendront se moraliser tous les peuples, s’harmoniser toutes les institutions, s’utiliser toutes les facultés et progresser toutes les sciences; mais je n’en étais pas moins entraîné vers vous par l’attraction la plus passionnelle, et je...

—N’achevez pas! interrompait Isoline avec solennité; ne me croyez pas étrangère à ces hautes méditations et ne soupçonnez pas mon âme de se laisser séduire aux appâts d’un naturalisme grossier. Fière de votre destinée, cher Adhémar, je ne vois dans le sentiment qui nous unit qu’un dualisme d’affinités que l’instinct respectif de cohésion a fini par confondre dans un individualisme sympathique, ou, pour m’exprimer plus clairement, que la fusion de deux idiosyncrasies isogènes qui sentent le besoin de se simultanéiser.»

Là-dessus la conversation s’est continuée à basse voix, et je crois pouvoir supposer qu’elle est devenue plus intelligible, car le jeune philosophe rayonnait d’orgueil et de joie quand il a quitté Isoline pour ne pas être surpris par le cornac de sa maîtresse. Te serais-tu jamais imaginé que cet abominable galimatias pût signifier je vous aime dans une langue quelconque? Si ce n’est là, cependant, la manière la plus commode de parler, c’est assurément la plus distinguée, et il y a même des beaux esprits très-vantés qui font profession de ne pas s’exprimer autrement. Oh! qu’il me tarde, mon ami, d’entendre parler girafe...

 

P. S.—Quoique l’enseignement élémentaire ne soit pas établi en Girafie, et peut-être même parce qu’on n’y pensera jamais dans nos solitudes, les caractères de cette lettre s’expliqueront d’eux-mêmes à tes yeux et à ta pensée. Ils sont tracés sous mon inspiration par un bonhomme de mes amis qui entend la langue des Animaux beaucoup mieux que la sienne propre, ce qui n’est réellement pas trop dire, et que je recommanderai un jour à ta douce indulgence. Le pauvre diable m’est assez connu pour que j’ose affirmer qu’il s’est laissé faire Homme parce qu’il n’a pu faire autrement, et qu’il aurait abdiqué volontiers, si cela eût dépendu de lui, les priviléges de sa sotte espèce, pour prendre la peau de tout autre Animal, grand ou petit, pourvu qu’il fût honnête.

La Girafe.

Pour traduction conforme:

Charles Nodier.


Chargement de la publicité...