Vie privée et publique des animaux
PROPOS AIGRES
D’UN CORBEAU
Ce qui est hors de doute pour moi, c’est l’infériorité évidente de l’Homme sur tous les autres Animaux. Ne voyez, je vous en prie, dans cette déclaration, aucune animosité mesquine et étroite.
Je suis un des rares Animaux contre lesquels l’Homme ne peut rien. Il ne peut ni m’asservir ni m’atteindre; ma viande elle-même est trop dure pour qu’il en puisse faire du bouillon... Cela dit tout, je suis Corbeau.
C’est vous avouer que je vois les choses de haut. L’Homme m’est indifférent et je ne le crains pas; je parle donc sans fiel et sous l’empire d’une conviction profonde. J’aurais le désagrément de porter des moustaches, une culotte et des bottes, que je n’en déclarerais pas moins l’infériorité humaine, parce que cela est juste et vrai.
Et les Hommes eux-mêmes n’en ont-ils pas conscience, de l’état déplorable de leur situation? ces pauvres êtres inachevés, mal conçus, dont l’activité du cerveau n’est point en équilibre avec leurs ressources matérielles, dont les nerfs et les muscles ne sont point en harmonie. Pauvres architectes sans maçons, qui s’usent à créer dans la fièvre des plans impossibles que leur faiblesse leur défend d’exécuter. Pitoyable! pitoyable! Croyez-vous, disais-je, qu’ils n’aient pas conscience de leur infériorité? A quoi attribuer sans cela leurs plaintes éternelles, leurs réclamations incessantes qui font ressembler le monde à une boutique de juge de paix?
Moquez-vous, écrivez, inventez des fables, ô gens à moustaches! vous n’arriverez à nous rendre, nous autres Bêtes, comiques et ridicules qu’en nous prêtant vos vices et vos passions.
Mais vous me faites pitié, pauvres parias du monde, qui ne pourriez vivre sans nous. Que feriez-vous, je vous le demande, si vous n’aviez pas la laine de mon confrère le Mouton pour vous fabriquer des habits, la soie d’un autre de mes petits amis pour vous tisser des doublures chaudes, imperméables, et vous construire des parapluies, car vous ne pouvez même pas supporter la pluie sans tousser, cracher, éternuer, être malades? Au moindre vent qui, moi, m’anime et me vivifie, votre pauvre corps rose et dénudé frissonne et tremble.
Tandis que je parcours l’espace, escalade les montagnes et franchis les villes en deux volées, vous piétinez dans la boue des routes ou dans la fange des rues. Je vous regarde souvent de là-haut: vous êtes jolis à voir, je vous jure! A cheval vous avez encore un semblant de dignité, car le Cheval, qui est bonne Bête, vous prête un peu de la sienne, et vous n’êtes Hommes qu’à moitié.
Savez-vous, cependant, l’idée qui me passe par la tête lorsque je vois un cavalier galoper par les chemins? Je me dis: Est-ce étrange! voilà un imbécile en culotte qui se croit certainement supérieur au Cheval qui veut bien l’emporter, et cela uniquement parce qu’il est monté dessus.
N’êtes-vous pas moins fort que le Bœuf, que l’Éléphant, que... que les Insectes eux-mêmes, qui emportent dans leurs pattes des fardeaux deux fois gros comme eux? N’avez-vous pas toutes les infériorités, toutes les misères physiques? Une petite Mouche qui vous entre dans le nez va vous rendre fou, un petit Cousin de rien du tout qui vous pique le front vous défigure et vous fait gonfler. La piqûre d’une petite Bête deux cents fois moins grosse que votre personne vous tue plus sûrement que vous ne tuez une puce. Vous n’ignorez pas qu’il vous faut toute une nuit, parfois, pour exterminer une puce, et bien souvent vous n’y parvenez pas, ô roi de la création!
Vous êtes pâles derrière la grille d’un Lion, et vous avez raison, car la moindre de ses caresses vous aplatirait comme une pomme.
Eh bien, oui, dites-vous; nous avouons notre infériorité physique, peu nous importe: nous sommes rois par l’intelligence, et sur ce terrain-là nous vous défions, Corbeau...
Votre orgueil m’amuse, messieurs! Vous trouvez-vous donc plus adroits, plus ingénieux que l’Araignée, par exemple, qui à elle seule tend des fils, tisse des toiles merveilleuses dont vous ne seriez pas même capables de faire de la charpie, qui à force d’adresse, de force, de ruse et de volonté vient à bout d’ennemis trois fois gros comme elle, qui sait prévoir l’avenir, profiter des vents pour franchir les espaces, fait des provisions, sait se choisir un gîte, attendre?... Mais, sac à papier! qui de vous en ferait autant? Êtes-vous plus rusés que le Renard, plus prudents que le Serpent?
Si l’on voulait poursuivre, on vous aplatirait de la belle façon! Vous parlez de votre cœur, et quand vous voulez trouver un symbole du dévouement et de la fraternité, c’est encore parmi nous que vous allez les chercher. Quelle est dans votre espèce la mère qui se percerait le flanc comme le fait quotidiennement le Pélican blanc? Quelle est la mère qui accepterait, comme la maman Kanguroo, le fardeau incessant de ses petits? Persuadez donc à vos épouses, messieurs les Hommes, de faire ménager dans leurs jupes, qui sont pourtant assez amples pour cela, un petit réduit bien chaud, doublé en futaine, où leurs bébés puissent se réfugier et éviter les refroidissements! Quelle est donc chez nous la mère qui ne nourrit pas ses petits? Quelle est parmi vous celle qui y consente? Pitoyable, messieurs, pitoyable! Vous parlez de votre tendresse paternelle, des sacrifices que vous faites pour élever vos enfants. En effet, vous ne négligez rien de ce qui peut mettre en évidence votre générosité, rien de ce que les autres peuvent voir n’est oublié par vous; mais les petits dévouements ignorés qui sont la vraie tendresse, prétendez-vous que vous les possédiez? Le moindre Moineau vous en remontrerait sur ce sujet-là. N’est-ce pas lui, en effet, tandis que la femelle couve, qui va au marché, se charge de la cuisine et de tous les soins du ménage dont vous auriez honte? N’est-ce pas lui qui simplement, sans affectation, sans respect humain, remplace au nid la femelle si cette dernière a besoin de sortir? Que de tendresse dans tout cela!
Y a-t-il un père dans l’espèce humaine qui voudrait faire la bouillie de son marmot et le bercer pendant deux heures par jour? Vous croyez avoir tout dit lorsque vous vous êtes écrié: Les Bêtes font tout cela par instinct. Eh! par Dieu, oui, nos instincts sont supérieurs aux vôtres, voilà bien ce que je prétends. Nous faisons tout naturellement ce qui vous demande mille efforts. Nos Rossignols chantent sans avoir été au Conservatoire; est-ce à dire qu’ils soient inférieurs à vos chanteuses? Mais chez nous, dites-vous, la musique est un art; nous avons le contre-point!...
Et qui vous dit que chez les Rossignols et les Fauvettes la musique ne soit point un art dont ils jouissent tout autant que vous, quoiqu’ils ne crient jamais bravo et ne fassent pas payer les places? Vous possédez le sentiment de l’association, de la famille, de la vie en commun! Pas avec excès, ce me semble. Je voudrais qu’à l’exemple des Marmottes on mît sous clef la plus unie de vos familles et qu’on l’obligeât à passer dans le silence et l’ombre tout un hiver, nez à nez, côte à côte.
Vous me direz que pendant ce temps les Marmottes dorment. On n’en est pas tout à fait sûr; mais croyez-vous que tous ces bons parents enfermés ensemble pourraient dormir, eux? Je m’imagine que le jour où on ouvrirait la porte on trouverait pas mal d’estropiés. N’êtes-vous pas de cet avis-là?
Vous vantez la finesse de vos hommes d’affaires, l’astuce de vos filles d’opéra. Vous ne pouvez pas parler de ces êtres vicieux sans sourire, parce qu’au fond vous êtes émerveillés. Eh bien, mais, nos Rats, à nous, ne sont-ils pas encore plus rongeurs que les vôtres, plus actifs, plus infatigables? Non, cherchez bien, et vous verrez que même sur le terrain des vices nous sommes encore supérieurs, parce que nos vices, à nous, sont francs, complets, naturels, et que nous n’en tirons pas vanité.
Le Paon lui-même, que je n’aime pas beaucoup, pourtant, est vaniteux en être intelligent. Il jouit de son orgueil, il le déguste et s’en fait vivre, tandis que vous, vous en mourez. Tenez-vous à ce que je vous parle de votre courage? Je le ferai volontiers, car je ne l’estime pas infiniment. Comparerai-je votre bravoure à celle du Lion? Je ne le ferai pas, n’est-ce pas? ce serait une plaisanterie. Parlons donc sérieusement et prenons pour point de comparaison le Lièvre, le pauvre Lièvre, qui symbolise pour vous la lâcheté. Examinons un peu le pauvre animal, et nous aurons bientôt constaté que vous êtes plus poltron que lui.
Imaginez ce malheureux Lièvre à qui la nature a refusé des armes; il a contre lui deux ou trois Chiens courants, quatre fois gros et forts comme lui, armés de dents redoutables, et de plus ayant conscience qu’en l’attaquant ils ne courent aucun danger. Il a en outre deux, trois, quelquefois dix Bêtes énormes, vous, messieurs, défendues par une puissante mousqueterie, furieuses, ardentes, et maladroites, heureusement.
L’astuce de vos filles d’opéra.
En face de cette armée, le Lièvre fuit, le lâche! et voilà sa réputation faite. Mais, ventre de Biche! vous fuyez bien, gros Homme que vous êtes, devant une abeille qui vous poursuit.
Vous l’appelez timide, le pauvre Animal qui, traqué, poursuivi par tout un bataillon, trouve encore la force de lutter, invente des ruses, vous met sur les dents et parfois vous échappe, à vous autres, géants, qui restez là, le fusil déchargé et la sueur au front.
Si cet Animal-là n’a pas de sang-froid, en vérité, qui donc en a?
Mais vous, Homme courageux, le jour où vous avez parlé pour la première fois à votre future femme, je vous vois d’ici, vous étiez tremblant, les oreilles basses, les genoux en dedans, les jambes fléchissantes, tenant piteusement votre chapeau!
Ils se moquent de tes allures, mon pauvre Lièvre!
C’est que je ne vois pas, ô roi de la création, le moindre terrain où tu retrouves ta supériorité. Tu nous méprises, parce que nous couchons en plein air, et que, toi, tu bâtis des palais; mais, qu’est-ce que cela prouve, si ce n’est que nous ne craignons pas les rhumes de cerveau, et que tu les redoutes infiniment? J’ai vu tes villes, très-rapidement, il est vrai, en passant au-dessus; mais je me suis aperçu immédiatement qu’à côté des palais il y avait des ruelles sombres encombrées de masures. A côté de gros bonshommes joufflus et roses, j’en ai vu de pâles et de bien maigres, traînant la jambe et tendant la main. Et tu appelles cela, roi de la création, une organisation sociale? Mais ton beau corps, société humaine, est couvert de plaies horribles.
Dans nos royaumes de Bêtes, nous ignorons la mendicité. Il n’est pas un Corbeau qui ne mourût de honte s’il fallait se mettre des lunettes vertes et jouer de la clarinette pour attendrir la sensibilité des autres Corbeaux et se faire nourrir par eux. Et croyez-vous de bonne foi que tous les mendiants qui nous promènent par les rues ne prouvent pas, par cela même, qu’ils sont inférieurs de beaucoup aux Animaux qu’ils exhibent?
Quand nous ne gagnons plus notre vie nous-mêmes, nous autres Bêtes, nous mourons. Je ne crois pas qu’on puisse rien trouver de plus beau que ce genre d’organisation sociale.
Voyons, sur quel terrain maintenant porterons-nous la discussion? car, si je n’ai pas tout dit, j’ai hâte d’en finir, n’ayant pas, grâce à Dieu, l’habitude de me servir de mes plumes pour noircir du papier.
Ah! j’y suis; il vous reste le royaume des arts, ce sentiment artistique dont vous prétendez avoir le monopole, et qui est comme un des quatre pieds de votre trône. Et de quel droit prétendez-vous que nous ne sommes ni artistes ni poëtes? Qui vous dit que le Bœuf, qui s’arrête silencieux au milieu du sillon et regarde, ne jouit pas quand le ciel est pur et que la prairie verdoie? Qui vous permet de juger des sentiments intimes que nous éprouvons en présence de la belle nature, dans l’intimité de laquelle nous vivons incessamment? Qui vous dit que l’Insecte aux ailes d’or, qui se pose sur sa fleur, ne l’aime pas et ne la trouve pas belle, n’en jouit pas en artiste, en amant? Qui vous dit que l’Oiseau qui chante ne soit qu’une machine à rendre des sons, et que votre âme humaine ait absorbé la nôtre tout entière?
Vous ai-je raconté ce que j’éprouve, moi, Corbeau, lorsque le gros nuage approche, que l’ouragan me pousse et que je lutte, que la tempête me bat les flancs, que j’aperçois au loin le ciel qui se déchire, les forêts qui plient et grincent, que tout ce qui vit au monde, à commencer par vous, se cache, tremble, s’abrite, et que moi, les ailes étendues, plus noir encore que l’orage, plus noir et plus entêté, je plane et je jouis? Qui vous dit, morbleu! que je ne trouve pas cela beau?
Ah! tenez, monsieur le roi, qui vous cachez sous vos culottes, vous êtes un bien drôle de petit bonhomme.
Cela dit, je signe et appose mon cachet.
J’ai l’honneur de vous saluer,
Gustave Droz.