Au Sahara : $b Illustré d'après des photographies de l'auteur
VII
Sous le Bétoum.
… Une des meilleures surprises de ces traversées des hauts plateaux, c’est la rencontre du bétoum.
Depuis des heures, souvent depuis des jours, vous cheminez dans un paysage de décor immobile : à droite, à gauche, des murailles de rochers, sous vos pieds un tapis d’alfa, tout dépecé, déchiqueté, qui laisse voir le sol rouge. Pas une verdure qui dépasse le genou du cheval. Et voilà que soudain, dans cette platitude, surgit un grand et bel arbre, rond et fourni de feuillage comme un pommier, robuste comme un chêne, droit et lisse de tronc comme une colonne, jusqu’à l’épanouissement de sa ramure déployée en parasol.
La présence du bétoum dans ces solitudes et dans ces aridités étonne. Elle semble un fait miraculeux. Il veille là, chargé d’une mission providentielle. Il étend un peu d’ombre sur ceux qui sont las de la route. On éprouve sous son feuillage ce respect qui saisit dans les vaisseaux d’église. Et vraiment il y a longtemps que le bétoum est considéré comme un arbre sacré, comme une intervention directe de Dieu. C’est lui que, depuis des siècles, la tradition dessine au seuil des bibles ; il porte le fruit de la tentation, le premier couple humain est debout sous son ombre. De même fleurit-il dans la pierre, au front des cathédrales gothiques.
Nous trouvons au pied du bétoum de Kert un vieil homme à barbe grise, immobile, majestueux dans ses haillons. Tout à l’entour, des moutons broutent, éparpillés dans un bosquet de lauriers-roses. Nous entendons leurs pas légers sur l’herbe, et, comme ils se pressent du côté du ruisseau, le frôlement doux de leurs épaules laineuses. Depuis des jours, des semaines peut-être, ce vieux vit dans l’isolement, dans le silence de toute parole humaine. Pourtant il ne se lève pas à notre approche, même il ne paraît point s’apercevoir de notre venue. Et je songe qu’il est là depuis des siècles, depuis les temps bibliques où Dieu se cachait dans la cime des arbres pour causer avec les pasteurs.
Les gens de ce pays sont religieux comme les choses elles-mêmes. Nous sommes entrés ce matin dans une vaste plaine où débouche une petite coulisse de montagnes. Ce défilé semble avoir été taillé pour abriter des embuscades. Dès le seuil, nos guides qui marchaient par devant ont tourné bride. Ils sont venus rôder autour de nous avec l’intention évidente de nous adresser quelque requête. Enfin, Taïeb, qui est le plus hardi, porte la parole, il demande :
— Veux-tu nous permettre de traverser cette plaine au galop ?
— Pourquoi au galop, Taïeb ?
Le spahi répond sans embarras :
— Cette plaine-là est consacrée à Sid-el-Harrek, le saint des cavaliers qui partent pour le pillage. Les croyants lui doivent l’hommage du galop.
La permission est accordée. Aussitôt, debout sur leurs étriers, nos deux spahis s’enlèvent dans une course folle. Ils diminuent à vue d’œil : leur foi est grande, le jarret de leurs chevaux solide ; Sid-el-Harrek sera content d’eux. Mais pour nous, nous ne pouvons nous empêcher de rire à la pensée de cette dévotion des guides officiels qui nous gardent, pour le patron canonisé du brigandage arabe.
Peut-être bien qu’en comparant nos convictions et nos actes d’hommes civilisés on trouverait par-ci par-là des disparates non moins plaisantes. Du moins, y a-t-il un fonds de sentiments très simples, tout à fait primitifs, qui sont en tout pays le sol de la nature humaine. C’est, par exemple, la tendresse pour les enfants.
Je causais de ce sujet-là, l’autre matin, avec Taïeb. Il m’a dit :
— J’ai failli ne pas vous servir de guide, car ma femme a mis au monde un garçon la veille de notre départ.
— Comment l’as-tu appelé ?
— Mohammed.
— C’est ton premier enfant ?
— J’avais déjà deux filles, mais ça ne compte pas.
Et là-dessus, il laisse éclater sa joie. Son fils sera spahi ; lui-même lui apprendra à monter à cheval.
Soudain il s’interrompt et déclare :
— En France, il y a beaucoup d’hommes qui ne sont pas mariés. C’est mal. Car, enfin, ceux qui ne sont pas mariés pensent comme les autres ? Alors, pourquoi ?
Évidemment, Taïeb n’a pas ouvert les romans à la mode. Il serait fortement scandalisé de lire l’apologie du célibataire oisif et coureur de bonnes fortunes qui fleurit sous la plume des romanciers contemporains. Cette naïveté fera sourire les exquises adoratrices de tous les Mariolle et de tous les Cazal qui tiennent chez nous les cœurs enchaînés. Mais peut-être se rencontrera-t-il dans un coin un sage qui trouvera bonne odeur à cette ingénuité de sauvage et qui écrira l’opinion de Taïeb, en note, au bas d’un chapitre du Huron.
… La civilisation ne se trahit pas seulement par le raffinement de sa morale, mais par la supériorité de ses chemins vicinaux. Notre approche de Géryville nous est tout d’abord signalée par l’apparition d’un tronçon de route frayée en plein rocher.
Nous passons notre dernière nuit sur les hauts plateaux au ksar de Sid-el-Hadj-ben-Ameur, tout à fait en dehors du chemin, dans un bas-fond. Le village est dominé par un marabout comiquement coiffé d’une boîte à conserves. Comme nous sommes tous voisins de la ville, les gens de l’endroit reçoivent fréquemment des visites et ils connaissent leurs devoirs envers les hôtes. Nous avons affaire à une famille de marabouts très accueillants. Bien que l’heure soit tardive et la nuit tout à fait tombée, ils nous apportent du lait dont ils refusent le payement avec obstination. Le plus vieux de la bande ajoute avec un sourire ironique :
— C’est la moindre des choses que nous puissions faire. Même un chien de Français est sûr de trouver bon accueil chez nous.
La formule arabe dont il s’est servi laisse dans le doute, s’il a voulu dire le chien d’un Français ou un Français de peu d’importance. Nous ne lui demandons pas d’éclaircir sa pensée. Mais, pour répondre à sa politesse, on lui offre un sac de petits gâteaux secs qu’il commence à grignoter gravement. Deux personnages, d’apparences vénérables, tendent la main vers lui pour goûter aux alaouat. Ils sont d’inégale noblesse. Le marabout règle là-dessus l’esprit de sa distribution. L’un des barbons reçoit une poignée de gâteaux. L’autre seulement deux croquignoles, pour goûter.