Au Sahara : $b Illustré d'après des photographies de l'auteur
VI
Le mouton rôti.
J’ai gardé des jardins d’Asla, où nous arrivons le 12 juillet à l’aurore, une impression charmante. Et pourtant j’ai passé là deux mauvais jours dans les angoisses de la fièvre.
Comme mon désir est d’encourager ceux qui me liront à se mettre en route et non de leur ôter l’envie de tenter ces promenades lointaines, je me hâte d’indiquer le remède qui m’a guéri comme par miracle. Il faut avaler de l’ipéca à hautes doses avec des litres d’eau bouillante par-dessus. Quelques bonnes prises de quinine après le sommeil qui suit le remède remettent un homme sur les jambes. C’est le vrai baptême de la Ligne.
Donc le deuxième jour de halte, je me lève tout ragaillardi de mon lit qu’on a dressé sous un berceau de grenadiers. Nous allons tirer quelques palombes dans les palmiers de l’oasis. Pendant ce temps, des conserves d’asperges et d’ananas rafraîchissent dans le ruisseau. Et nous soupons, ce soir-là, comme des sultans, de quatre pigeons enfilés sur une baïonnette, flambés au feu clair, avec du jus d’ananas dans nos tasses et une pleine bassine de lait de brebis pour le dessert.
Le lendemain, à la pointe du jour, je vais réveiller Taïeb. Je lui fais seller ma jument. Puis nous partons au grand trot sans réveiller le goum dans la direction de Chellala.
On n’imagine pas les changements qu’une semaine de voyage produit dans la petite philosophie d’un raisonneur. Il y a quelques jours, j’étais prodigieusement choqué de la raideur militaire avec laquelle mon camarade traitait les ksouriens. Je n’avais pu m’empêcher de lui communiquer mes impressions. Nous avions controversé là-dessus et il m’avait répondu :
— Mon ami, je ne vous donne pas quinze jours de voyage pour que vous vous dépouilliez de vos idées de Paris et que vous les abandonniez sur la route. Si vous vous placez avec les Arabes sur un terrain d’égalité, si vous persévérez dans vos nuances de politesse, ces gens-là vous monteront sur le pied.
J’ai eu l’occasion d’expérimenter ce matin combien ces paroles étaient véritables. Nous arrivons à Chellala sur le coup de neuf heures. Le caïd est descendu au bas du ksar pour visiter ses palmiers. D’autre part, les gens auxquels je m’adresse pour obtenir du lait et des fruits refusent de me servir avant son retour.
Je me fâche tout rouge : six heures d’étrier ouvrent l’appétit, disposent à la sieste. Et je ne me sens nulle envie d’attendre, une heure ou deux, le bon vouloir du caïd. Je descends donc de cheval et je me mets tout seul en quête d’un jardin qui me convienne.
Justement en voici un qui semble bien abrité et d’où l’on a sur la vallée une vue charmante. Malheureusement il n’y pas de porte. L’entrée est soigneusement murée, avec des pains de boue. Je démolis cette maçonnerie à coups de talon. J’ordonne à Taïeb d’élargir le trou. Quand il est assez large, je me glisse victorieusement dans la place.
Un quart d’heure plus tard, mes ksouriens reviennent avec des révérences, des baise-mains et des saluts, — transformés. Ils m’apportent un tapis, des abricots et du lait de chèvre. Ils s’assoient en rond pour me faire honneur.
Je me débotte devant eux, et, mollement étendu sur le dos, je bois mon lait à la régalade. Il est trait depuis une heure : il me descend jusque dans les talons.
Décidément, je deviens tout à fait « grandes tentes. »
… En voyage, c’est une sagesse de saisir l’occasion du déjeuner, de ne pas trop chicaner sur l’ordre des plats, voire d’avaler par provision un ou deux litres de lait par-dessus le rôti, si le hasard vous fait passer sous le vent d’un troupeau de bêtes laitières.
Je fais ces réflexions ce soir, 14 juillet, sur le coup de neuf heures, et je me félicite d’avoir englouti la veille une prodigieuse quantité de lait aigre et d’abricots. Voilà, en effet, sept ou huit heures que nous sommes en selle, et il est infiniment probable qu’il faudra coucher sans souper.
Les goumiers, obligés de marcher au pas, sont partis ce matin de Chellala, en pleine chaleur. Tant qu’a duré le jour, nous avons marché dans les pas des chameaux ; mais la nuit a beau être superbe, elle n’est point encore assez brillante pour éclairer une piste et nous sommes tout à fait perdus.
De temps en temps, le peloton se reforme, et, tous les quatre à la fois, nous lançons un grand cri clair. La vallée est large comme un bras de mer, des massifs rocheux la coupent de murailles à pic : il faut contourner ces obstacles. Et comment deviner si le goum s’est engagé à droite ou à gauche ? Or non seulement les chameaux portent nos effets, nos lits de camp et nos munitions, mais toutes les conserves et la provision d’eau. De plus ils sont partis ce matin avec un mouton bêlant derrière eux ; nous l’avons acheté aux ksouriens de l’oasis. Il était convenu qu’on le rôtirait ce soir, tout d’une pièce, en plein vent, pour régaler nos gens à l’occasion de la fête nationale.
Ce n’est pourtant pas le regret de ce rôti pantagruélique qui me tourmente sur ma selle ; en ce moment, je donnerais tout le filet du mouton pour une gorgée d’eau.
Onze heures du soir. — La nuit est toujours fourmillante d’étoiles, et, devant nous, les ténèbres aussi profondes. Tous les cent mètres, les guides descendent de cheval pour flairer la piste. Ils affirment qu’ils nous ont engagés dans la bonne voie ; le goum doit être campé à un kilomètre de nous. Alors, pour le rallier, nous déchargeons nos fusils en l’air et, malgré l’obscurité qui, presque à chaque pas, tend des pièges sur la route, les chevaux prennent le galop. Taïeb est en tête. Il escalade un monticule, il se retourne vers nous avec des cris. Là-bas, quatre feux d’alfa flambent, en hautes colonnes, autour d’un campement de caravane. D’où nous sommes, on dirait un village incendié. Il est infiniment probable que ce sont les nôtres. Nous avançons toutefois avec quelques précautions et en jetant des cris de reconnaissance. On est défiant dans ce pays-ci après le coucher du soleil, et les fusils ont tôt fait de partir dans la direction des cavaliers qui viennent du côté de la nuit.
C’est bien pour nous guider que ces flammes ont été allumées. Tout est prêt pour nous recevoir. Afin de nous abriter du vent qui souffle assez vif et qui couche les feux du côté de l’aurore, on a dressé près de nos lits une espèce de rempart avec le tas des bagages. Les chameaux sont debout sur trois jambes, la quatrième patte pliée en deux et garrottée ; les chevaux ont leurs entraves et des tas d’orge versés devant eux.
Au centre du campement pétille un feu très luisant, presque sans fumée. Il éclaire deux goumiers debout ; l’un, les manches relevées sur les bras nus, est encore tout ensanglanté de l’égorgement du mouton. A eux deux, entre leurs mains, au-dessus de la flamme, ils tournent une perche où l’animal est embroché comme un poulet. Une forte odeur de chair rôtie flotte dans l’air, saisit aux narines.
Je me souviens des belles descriptions de mangeailles que j’ai lues autrefois dans l’Iliade ; elles répandaient par la classe un parfum troublant. Elles infligeaient à nos fringales de collégiens, toujours inassouvies, le supplice de Tantale. Eh bien ! la peau craquante, soulevée, rissolée comme du drap d’or, est plus appétissante dans la poésie que dans la flambée de l’alfa. A mesure que la cuisson avance, je sens décroître mon désir de me régaler de celle chair encore palpitante de vie.
Et voici que les cuisiniers jugent que leur rôti est à point. L’un d’eux appuie l’une des pointes de la perche contre terre, puis comme le mouton empalé fait le récalcitrant, de son pied nu et poussiéreux, meurtri aux pierres de la route, le chamelier pousse le rôti hors de la broche. Alors, cérémonieusement, par les quatre pattes, on nous l’apporte tout ruisselant de graisse et on le pose à cru, sur ma cantine. Le goum fait cercle. On attend que nous ayons rassasié notre faim pour jouer des mâchoires.
Le morceau de choix, c’est le filet. Il faut le chercher à la pointe du couteau, le long des côtes. On l’arrache avec ses mains ; on le mange tout dégouttant de jus, sans fourchette et sans pain.
Je voudrais bien voler à mon camarade la moitié de sa faim. Mais au moment de mettre la dent dans cette viande encore toute saignante sous une couche de brûlé, une étrange idée m’assaille qui me fait lever le cœur : ce mouton a l’air d’un petit enfant fraîchement égorgé. La hantise est si persistante que je me détourne pour achever dans un coin une vieille boîte de « corned beef » et pour ne pas être témoin d’un repas de cannibales…