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Au Sahara : $b Illustré d'après des photographies de l'auteur

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Le ksar d’Aïn-Sefra

III
D’Aïn-Sefra à Thyout.

… Aïn-Sefra est déjà dans le mystère du soir quand je débarque enfin sur le quai, où me guette mon compagnon de voyage. Depuis des heures, je savoure d’avance cette joie d’être attendu. Il me semble qu’elle passe dans ma poignée de main. Les chevaux sont sellés pour monter jusqu’au bureau arabe où l’on veut bien me donner l’hospitalité.

C’est encore ici le caractère désolé de tous ces postes que j’ai aperçus le long de la voie ferrée. A gauche, le campement régulier des tentes ; à droite, le village arabe, les bâtiments du bureau. Le jardin très soigné qui l’entoure est une admirable et patiente conquête des officiers sur la dune. C’était autrefois comme un mascaret formidable, toujours menaçant, toujours prêt à déferler et à engloutir. On l’a fixé. Et là où jadis il n’y avait que du remous de sable sous le vent, des parterres fleurissent entourés de verdures. La table a été dressée en plein air dans cette fraîcheur.

La porte de Thyout

Il faut se reposer pour monter demain à cheval, et aller coucher au Ksar de Thyout. On me conduit donc au logis qui m’a été réservé. C’est au rez-de-chaussée, une petite pièce, profonde comme une tombe, blanchie à la chaux. Les murs sont décorés avec des cornes de mouflons, des bois d’antilopes ; des alcarazas sont posés sur les deux fenêtres en courant d’air ; une bride de cheval en cuir rouge est accrochée au-dessus du lit avec un long fusil kabyle ; du plafond pend une lampe en cuivre ajourée. Dans le silence, j’entends le trottinement des gazelles, mes voisines, sur le sable de leur parc. Et je passe une nuit délicieuse de repos, les lèvres rafraîchies par un citron trempé dans du thé, les yeux levés au plafond vers la rosace de la veilleuse.

Nous faisons partir les chameaux de bât avec une avance de quelques heures. Ils sont quatre, chargés de bagages ; les chameliers marchent à pied derrière eux. Quelques goumiers à cheval les protégeront au besoin de leur coup de fusil. Notre propre départ est fixé à quatre heures du soir. Nous avons chacun à notre service un cavalier indigène ; on m’a donné un spahi, Taïeb, qui barbouille le français.

D’abord, il faut escalader la dune : les bêtes y avancent lentement ; elles enfoncent jusqu’aux genoux. Quand cet obstacle est franchi, nous apercevons notre route devant nous, droite, à perte de vue.

La vallée est large de plus d’un kilomètre, fermée par des murailles de roc presque à pic. Ce sont les contreforts du djebel Aïssa et du djebel Djara ; le sol est d’un rouge de brique pilée ; il porte, à droite et à gauche de la piste, de rares touffes de verdure. Tout de suite, nous nous espaçons selon la vitesse de nos montures. Mon compagnon a pris la tête. A mesure que le jour baisse, son casque, sa veste de toile, la croupe de son cheval deviennent plus blancs sur le fond rouge du paysage. Cela fait une tache qui vibre indéfiniment, dans la largeur de la vallée.

Sur les neuf heures du soir, une blancheur de marabout apparaît au ras de la plaine avec un bouquet de palmiers ; de près, dans un pli de terrain, on découvre tout un village avec ses jardins, c’est Thyout. Dans la demi-nuit, nous descendons par des ruelles si étroites qu’elles ne donneraient pas place pour une rencontre de cavaliers. Aussi bien, ce sont moins des ruelles que des fentes de labyrinthe, une succession de carrefours, de passages couverts, avec des courbes, des zigzags, des bifurcations à angle droit, chaque maison s’étant bâtie sans scrupule d’alignement, à son plaisir. Là où les fentes s’élargissent, nous distinguons des gens en burnous, debout, accroupis, qui s’interpellent ou qui psalmodient. On ne voit plus leurs visages couleur de la route, couleur des maisons. On distingue seulement des mouvements blancs, dans la pénombre.

Les gens que nous avons rencontrés à la porte du ksar reconnaissent en nous des personnages considérables. Ils nous conduisent à la « maison des hôtes ». Par un escalier en ruine, nous montons jusque sur une terrasse à demi couverte ; des tapis sont étendus sur le sol, mais la chaleur emmagasinée tout le jour sous ce toit est étouffante et les couches semblent singulièrement suspectes. Nous aimons mieux camper à l’air libre et nos guides nous conduisent dans un jardin où nous jouirons d’une fraîcheur exquise.

Un ruisseau le traverse ; des figuiers tordus rampent sur ses bords comme pour suivre plus longtemps le cours de l’eau. Il reste quelques fleurs aux grenadiers qui forment autour de nous une salle de verdure. Cinq ou six palmiers percent toutes ces basses frondaisons, font dôme au-dessus de leurs têtes. Entre les palmes immobiles, on commence d’apercevoir les étoiles. Après tout ce que nous venons de voir de tordu, d’écroulé, de ruiné, l’élancement pur de ces arbres repose le regard. Ils ont l’air d’une colonnade d’un style très noble et très discret.

Cependant le bruit de notre arrivée s’est répandu dans l’oasis. Et de dessous tous les arbres surgissent des gens en guenilles. Nous avons fait prévenir le caïd. Il s’avance. C’est un bel homme d’une trentaine d’années, avec un nez droit et de grands yeux qu’il détourne volontiers en parlant aux « roumis ». Nous lui demandons des œufs, du lait. Contre le mur du jardin, Taïeb allume un grand feu de bois. Alors toute la scène s’éclaire. Il y a encore plus de curieux que je ne le pensais : dans chaque buisson, au pied de chaque arbre. Immobiles dans les plis de leurs burnous, éclairés d’en bas comme avec une rampe intermittente qui accroche de la lumière aux plis de leurs vêtements, aux poignées des couteaux passés dans leurs ceintures, et qui fait danser leurs ombres sur la muraille, ils nous regardent, en cercle, avec leurs yeux fauves. Cela est infiniment pittoresque. Et pourtant le sentiment que j’éprouve à cette minute n’est pas une pure joie d’art. C’est un serrement de cœur, presque une angoisse, à me sentir tout d’un coup transporté si loin de ce que je connais, à la merci de ces hommes dont le langage m’est incompréhensible et dont je ne puis deviner la pensée derrière l’éclat des veux.

Un cortège de gens nous apportent en pompe le café de la Diffa, suivi de deux porte-saladiers ; dans l’une de ces terrines flotte une sorte de ragoût de viande chaude, dans l’autre un vague macaroni au poivre rouge. Avec la meilleure volonté du monde, il me serait en ce moment impossible de toucher à cette cuisine. Toutefois, j’ai peur de blesser nos hôtes et je leur fais expliquer que je jeûne.

On me répond avec un haussement d’épaules :

— Mon cher, vous n’y êtes point et les mœurs de ce pays vous échappent. En refusant l’offrande du mouton rôti et en déclarant que nous voulons payer notre lait et nos œufs, nous avons donné à entendre à ces gens-là que nous n’étions pas des voyageurs de grandes tentes. Les Arabes n’ont de considération que pour les gens qui les rançonnent. Donc, mangez ou ne mangez pas ; à votre gré : vous n’en serez ni mieux vu ni plus mal.

L’oasis de Thyout

La confirmation de ces paroles dictées par l’expérience ne se fait pas attendre. On nous réclame pour les œufs et pour le lait apportés autant d’argent que dans un restaurant des boulevards. Les rapports de l’Arabe avec le voyageur sont beaucoup moins idylliques dans la réalité que dans la poésie. Ils peuvent se résumer dans cet axiome : « Si tu ne me voles pas, je te vole. »

Je tends avidement les mains vers la jatte de laitage que l’on finit par nous apporter sur le coup de onze heures. Horreur ! c’est du lait de chamelle, abominablement aigre : la chaleur du jour a passé sur la traite, il est bon à répandre dans le ruisseau. Je me résigne donc à m’endormir sans souper. D’ailleurs, la goinfrerie avec laquelle nos hôtes plongent tous à la fois dans le saladier leurs doigts et leur cuiller de bois achève d’éteindre mon appétit.

Et tandis que le feu se meurt, éclairant d’une lueur de forge nos guides accroupis autour d’un plat de dattes, je regarde les petites étoiles qui palpitent au-dessus de ma tête, piquées comme des brillants dans la chevelure des palmiers.

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