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Au Sahara : $b Illustré d'après des photographies de l'auteur

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V
La route des plateaux.

De Thyout à Asla l’étape est un peu longue. Nous avons décidé de la couper en deux par la nuit et de camper sur la route.

Quand on est monté au-dessus du barrage de Thyout, où les chevaux et les chameaux s’arrêtent pour boire une dernière fois, on débouche sur le seuil d’une plaine légèrement ondulée et sablonneuse. L’alfa y pousse partout et dessine des sentiers qui semblent un instant comme tracés au cordeau ; puis, brusquement, il se perdent. Ailleurs, ce sont de véritables cirques, des pistes géométriquement rondes, finement sablées, qu’entoure une banquette de verdure. Cela forme une foule d’obstacles, haies et fossés que les chevaux arabes franchissent légèrement d’un pas toujours sûr, souples dans le saut comme des lièvres. Sur la droite, la montagne se fend en brèche dans la direction d’Ouarkha et de Bou-Semroun. Ce défilé conduit à une source chaude qui jaillit d’une colline de sel. Le manganèse et l’antimoine la font toute violette et bleue sous le reflet du soleil.

Du doigt, Taïeb me désigne cette porte de montagne et il prononce gravement :

— Vois-tu, là-bas, cette brèche ? C’est par là qu’on entre dans le pays des djinns.

Les flancs de cette montagne de sel sont tout couturés de fissures par où jaillissent les vapeurs de la nappe chaude. Souvent on entend dans l’intérieur de la montagne comme de sourdes détonations : ce sont des roches qui s’éboulent, de subites cristallisations qui se forment. Mais je me garde bien de communiquer à Taïeb ces explications par trop scientifiques. Je goûte, au contraire, un plaisir très vif à entendre les légendes qu’il me raconte avec des coups d’œil inquiets dans la direction de la terre maudite.

Donc il y avait une fois une ksourienne qui allait laver des vêtements à la source chaude. Un jour qu’elle tordait son linge, une femme sortit de la montagne, alla vers elle et lui dit : « Veux-tu être mon amie ? Quand tu viendras à cette source, apporte-moi du henné avec des parfums et jette-les dans la fontaine. Moi je sortirai et je te donnerai de l’argent. » La laveuse retourna tous les jours à la montagne et subitement elle s’enrichit. Les gens de sa connaissance étaient fort intrigués. Ils crurent qu’elle donnait quelque part des rendez-vous à un homme riche et ils l’espionnèrent. Ils la suivirent jusqu’à la source. Ils virent le génie qui sortait de la montagne. Mais ce fut la dernière fois que l’apparition se montra : choquée d’avoir été trahie, elle ne reparut plus près de la source.

Toutes les histoires de Taïeb mettent en lumière cette susceptibilité ombrageuse des djinns. Ils veulent qu’on leur soit soumis aveuglément et ils se vengent de la moindre désobéissance. C’est ainsi que fut puni un garçon d’Ouarkha dont les génies avaient enlevé la sœur.

Il était venu la chercher autour de la fontaine chaude. Elle sortit de la montagne pour le saluer et lui dit : « Attends-moi, je te donnerai quelque chose pour notre mère. » Elle lui apporta un sac de cendres et ajouta : « Ne t’arrête pas en route avant que tu sois arrivé à la maison. » Sur le chemin, le frère s’arrêta et songea : « Je vais voir ce qu’elle m’a donné. » Il regarda et, n’ayant trouvé que de la cendre, il vida presque tout le sac au bord de la route. Lorsqu’il fut arrivé chez sa mère, il lui dit : « Regarde ce que ta fille t’envoie. » — « Secoue le sac, » dit-elle. Des pièces d’or tombèrent. Alors le jeune homme retourna en courant à l’endroit où il avait jeté la cendre, mais il ne trouva rien. Désolé, il revint chez sa sœur à la montagne de sel. Elle sortit à sa rencontre et lui dit : « Va, tu n’auras plus rien de moi ; ce que je t’avais donné tu l’as secoué. »

Je veux savoir quelle croyance, Taïeb prête au juste à toutes ces légendes et je lui demandai :

— Toi, Taïeb, tu escaladerais bien la montagne de sel avec ton cheval ?

Le spahi secoue la tête :

— Au milieu de la colline il y a un puits où vivent beaucoup de djinns. Ils tuent ceux qui montent pour boire. Cela est déjà arrivé à un homme de Bou-Semroun. Il avait dit à ses amis : « Moi, j’irai au puits. Attendez seulement en bas jusqu’à ce que je descende. » Il est monté, et les djinns l’ont saisi. Pendant qu’ils l’étranglaient, ses amis l’entendaient crier du bas de la colline : « Il y en a ! Il y en a ! »

Taïeb n’est pas seulement un traditionaliste distingué. Il a la spécialité des récits de chasse. Le plus merveilleux dont j’ai gardé le souvenir, est la poursuite d’un animal mystérieux que mon guide appelait le lamet. Le seul détail précis que j’ai pu obtenir sur ce gibier fantastique, c’est qu’il n’a qu’un pied. Avec ce pied unique, le lamet court plus vite que tous les chevaux. On les crève inutilement à sa poursuite.

Je suis — je ne sais pourquoi — beaucoup plus rebelle aux histoires de chasse qu’aux récits surnaturels, et je ne peux m’empêcher de présenter à Taïeb cette objection candide :

— Comment sait-on que le lamet existe puisque personne ne l’a jamais vu ?

Le spahi a répondu avec sang-froid :

— Si, il y a bien longtemps, un chasseur à tué un lamet. Il l’avait surpris endormi sur son seul pied et appuyé contre un arbre. Alors le chasseur a scié l’arbre et le lamet est tombé par terre.

Ces conversations abrègent une étape monotone et fatigante commencée au cœur de la chaleur et qui s’achève à la nuit.

Autour de nous, c’est la nuit pleine, et la vallée est si large que l’on aperçoit vaguement les contreforts montagneux qui l’encaissent. Les chameaux ont été déchargés, les bagages empilés au centre du campement. Nous n’avons point de tente, les lits sont dressés sous le ciel. Aux quatre coins du carré que nous occupons, les goumiers allument des touffes d’alfa qui brûlent en crépitant avec de hautes flammes. Sur ce foyer nous installons notre bouilloire à thé. Au moment de verser de l’eau, on s’aperçoit que les chameliers ont bu tout le long de la route. Il ne nous reste plus qu’une peau de bouc jaune à moitié pleine. Chacun reçoit donc une ration égale. Puis, comme les feux ont trahi notre présence et comme cette plaine, où débouchent des coulisses de montagnes, n’est pas trop bien famée, on place des sentinelles aux quatre coins du camp. Et nous ne dormons que d’un œil, troublés dans notre sommeil par leur ronde circulaire, par l’inquiétude des chevaux qui, tourmentés de soif, cherchent à se débarrasser de leurs entraves.

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