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Au Sahara : $b Illustré d'après des photographies de l'auteur

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La provision d’eau

XI
La soif.

Tous les matins, pendant des jours, si pareils, qu’à cette distance d’une demi-année je ne les distingue plus, — pendant des jours, pendant des semaines, nous levons le camp en pleine nuit avec la lune.

Il est deux heures ou trois heures du matin. Dans le sommeil où nous sommes plongés, éclate le gémissement des chameaux qu’on charge. Les membres sont encore las de la course de la veille et l’on fait durer cette sensation de rêve, on tarde à ouvrir les yeux, jusqu’au moment où, soudain, la voix du guide prononce près de votre oreille :

— Mon lieutenant…

Cheikh est debout avec la tasse de thé ou la cafetière à la main. Il vous arrache vos brodequins, car on se chausse seulement pour dormir, afin d’être prêt à toute alerte et à cause des bêtes qui rampent ; pour le méhari, il ne supporterait point sur son cou le frottement d’un talon de bottines.

On s’étire. On se lève. Ce réveil est frileux ; bêtes et gens ont encore dans les jambes l’engourdissement du somme. Dans le ciel très haut, les étoiles ont disparu ; la lune est basse ; sa clarté si légère, que nous marchons presque sans ombres.

La lueur qui nous guide semble plutôt sortir de la terre ; c’est une vague blancheur qui se condense à la ligne d’horizon.

Dans quelques heures, le soleil surgira tout d’un coup. Brusquement, on passera de la nuit au jour. Ce pays sans nuances ne connaît ni les nacres de l’aurore, ni les embrasements du crépuscule. Tout d’un coup, le soleil rond et ardent s’élance dans le ciel comme un obus, comme un boulet rouge. Il est encore à ras de terre et déjà il brûle. Les guides accourent au galop ; ils apportent les casques dont on se coiffe à la hâte.

C’est pourtant à cette minute que nous causons le plus volontiers, nos méhara, trottant à l’amble, côte à côte.

La distraction du matin, c’est, au passage des dunes, de déchiffrer sur le sol les empreintes de la nuit. Nous nommons maintenant toutes les bêtes qui ont laissé leurs traces sur cette page lisse : l’outarde la sème de fleurs de lys ; la vipère à cornes y dessine un ruban qui serpente ; le sautillement de la gerboise la perce de trous réguliers à l’emporte-pièce ; les chacals, les porcs-épics, les gazelles tracent de grands « huit », des chiffres fantastiques qui, tout d’un coup, s’enfuient, vont se perdre dans la direction des broussailles ; — toute la vie du sable est écrite dans ces empreintes : guerre, chasse, amour.

Vers huit heures, la chaleur est déjà ardente. On commence à se hausser sur sa selle pour voir si l’on n’aperçoit pas, en relief, sur la plaine, la petite flaque d’ombre où l’on pourra s’asseoir. Ce plein soleil nous scelle la bouche comme font les profondes ténèbres. Et, pendant des lieues, notre pensée oisive reste suspendue au rythme de la petite cloche que nos montures balancent à leur cou.

C’est ici la minute splendide du jour que tous les peintres ont cherché à fixer sur leurs toiles et qui éternellement leur échappera.

On ne peut pas plus enfermer l’atmosphère et le soleil du Sahara dans un cadre qu’y contenir la mer. C’est l’air, l’air tout seul qu’il faudrait peindre ; le ciel est trop haut, la terre ne compte pas. Elle se creuse, elle s’abîme sous les pas de l’homme, comme un gouffre. Autour, au-dessus, l’espace est formidable et vide. Il y a des gens qui ne peuvent entrer dans les cathédrales à cause du vertige : ils voient les colonnes fléchir, les voûtes descendre sur eux. Une angoisse pire écrase l’homme au seuil du Sahara. Il succombe sous le poids de la colonne d’air qui pèse sur ses épaules.

Colonne d’air et colonne de feu. Dans les flots de ce fleuve de jour qui submerge toute vie, roule un globe incandescent. Il embrase l’atmosphère, comme un fer rouge brûle l’eau où on le plonge. Il est l’ennemi et le roi de ces solitudes, le sultan nomade qui ne tolère nulle création sur le passage de sa razzia. Après l’air et les nuages, il dévore la terre ; il chauffe ses pierres à blanc ; il les dissout en poussière impalpable. Sa splendeur hostile ne veut éclairer que la mort ; elle incendie les dunes comme une moisson.

Après qu’il s’est fait place nette, il recrée en illusions splendides les réalités qu’il a tuées. Sous le reflet de cette fournaise, le sol se colore de tons que l’aube n’a point mis dans le ciel. On croit marcher dans de l’aurore. Est-ce du rose ? Est-ce du bleu ? Le drine, les broussailles tordues qui, avant le lever du soleil, rampaient incolores et desséchées, se fleurissent de lilas. A leurs pieds, les mares de sable revêtent un éclat doux d’ors lavés. Aux lisières des tons où ces couleurs se fondent, s’épousent, ce sont des nacres saumonées, si savoureuses, si voisines de la chair, que le palais, tous les sens, s’émeuvent avec les yeux. Le tremblement de la chaleur fait de toutes ces notes une seule vibration, une seule onde. Et l’on s’y plonge avec une volupté de désespoir, un vertige d’amour inassouvissable pour la couleur que nulle forme ne soutient.

… Nous voyageons sans tente et c’est du hasard qu’on attend, chaque fois, l’ombre de la halte. D’abord, nous la trouvons au pied des gour. Ce sont des plateaux tabulaires de grès et d’argile rouge, taillés à pic comme des falaises, surgis du sol en masses carrées, et qui, de loin, semblent des silhouettes de villes fortifiées au-dessus d’une mer assoupie. Quand nous avons laissé cette région derrière nous, il faut s’en remettre à la grâce de Dieu. Nos guides connaissent toutes les petites taches d’ombre qui pendant l’ardeur du jour foncent la blancheur du sable. A Kert, c’est un bétoum, à Ogglat-ed-Debban, à Assi-el-Bahar, des pans de rochers, à Khobna, un gourbi élevé par des chameliers ; à Aïn-Goufafa, un trou taillé au sabre dans un fourré de palmiers ; ailleurs une touffe de drîne, un antre, jadis pratiqué par les fauves, une niche où des gazelles ont laissé leurs crottes musquées, et, dans le sable, leur vermine qui nous envahit.

Lorsqu’on touche à ces ports d’ombre, le soleil marque à peu près dix heures. Les chameaux se couchent ; et, impatients de dormir, nous préparons notre repas à la hâte.

Il a fallu abandonner toutes les conserves de viande. Le soleil les a touchées à travers leur cuirasse de fer-blanc. On ne trouve à l’ouverture que des graisses liquéfiées, où la viande tombe en miettes. Seuls, les légumes ont résisté à la chaleur : des petits pois, quelques asperges. Nous vivons exclusivement de lait que nous donnent des bergers rencontrés sur la route, autour des puits. Lait de chèvre, lait de chamelle. Il est presque toujours trait de la veille et suri dans les outres. De loin en loin, un coup de fusil heureux tue du gibier. Ainsi nous avons mangé plusieurs fois du gigot de gazelle. Avec cette chaleur, la chair se mortifie vite, la bête est mise en broche une heure après la mort. La saveur de la gazelle est très fine ; elle flotte entre celles du mouton domestique et de la venaison. Une fois, le petit sloughi qui nous accompagne casse les reins d’un lièvre ; un autre jour, nos guides attrapent un de ces animaux à la course.

Quand la broussaille manque pour cuire ces aliments, nous posons notre bouilloire sur du crottin de chameau sec. Il brûle comme de la tourbe. Impossible de faire comprendre à Cheikh qu’il vaudrait peut-être mieux ne pas loger le sucre dans un sac où il ballotte pêle-mêle avec le vieux marc de café et nos souliers. A ce contact, sa blancheur se noircit comme du charbon ; quand on le fait fondre, il renvoie tout d’abord à la surface de nos tasses une couche de saletés inanalysables que nous écumons avec nos doigts. Ces quelques gorgées de café suffisent à nous soutenir, car l’appétit fait complètement défaut. Pour ma part, je suis resté jusqu’à trois jours de suite sans absorber aucun aliment solide. Nous trottions pendant ce temps-là à raison de douze ou treize heures de selle par jour, en deux étapes de chacune quarante kilomètres. Il n’y a que la privation prolongée de pain qui m’ait été pénible.

Le repas vite terminé, chacun s’étend dans un coin pour prendre un peu de repos. Il faut se hâter de dormir, car, à partir de midi, la chaleur devient si forte que le sommeil même est impossible. Une faiblesse glisse dans les membres, qui vous laisse affaissés pendant des heures, avec cette inquiétude qu’on a dans les poussées de fièvre, cette résignation de la chair à quelque chose qui évolue et dont il faut attendre patiemment la fin. D’un flanc sur l’autre, on se retourne sans trouver le repos. Malgré l’immobilité où l’on se tient, la sueur ruisselle sur le visage. Les quelques vêtements que l’on a conservés collent au corps, la toile même du lit de camp se mouille.

Un coup de vent dans les sables (Rencontre de caravanes)

C’est que, lentement, depuis le matin, la chaleur monte, monte. A six heures, il y avait déjà près de quarante degrés au soleil ; autour de midi, notre thermomètre en a marqué jusqu’à cinquante-deux à l’ombre. A ce moment-là, au soleil, il ne faut toucher ni une pierre, ni une arme, ni une courroie ; on serait cruellement brûlé. Il est impossible de poser le pied sur le sable ; les chameaux eux-mêmes gémissent en y marchant.

Si on se soulève sur son lit et qu’on regarde la plaine, le spectacle est terrifiant. C’est fini de la musique de couleurs qui, le matin, ravissait les yeux. Les quelques lignes géométriques qui sont tout le dessin du paysage, le cercle d’horizon, les pans rectangulaires des gour, la fuite horizontale d’une dune, se sont effacées. La page est blanche, également blanche du haut en bas, de la marge de la terre à la marge du ciel. Non point du blanc neigeux des paysages d’Europe, mais d’un blanc fauve, le blanc roux des burnous sales, le blanc doré des marabouts, rechampis de chaux vive. Et toute cette blancheur tremble, ondule. Un voile de moire transparente est tendu du sol au ciel ; à travers, le paysage apparaît immobile comme un panorama lunaire. Et le silence double l’effroi de cette splendide désolation.

Il ne faut guère songer à remonter en selle avant cinq heures pour la deuxième étape qui dure jusqu’aux environs de minuit. On se protège alors comme on peut des rayons du soleil oblique ; les chameaux reposés allongent ; on avance vite. C’est pourtant en ces fins de journée que j’ai senti le plus fort la mélancolie du désert, l’épouvante de son immobilité.

Voilà une semaine qu’on marche ; on a encore des semaines de route à parcourir. Pourtant on a la sensation de demeurer le centre mobile d’un cercle qui se déplace. Le but marche avec vous du même pas ; c’est l’espace sans repère, le tête-à-tête avec l’infini.

Vous autres habitants de villes, vous avez sous les yeux tant d’œuvres admirables de l’homme, que vous vous méprenez sur son rôle. Vous ne vous apercevez pas qu’il a substitué sa création à la création, son œuvre à la nature. Comme il est le centre, la fin de ce qu’il a créé, vous imaginez qu’il est la fin, le centre de ce qui est. Sortez du décor élevé par un effort industrieux. Mettez-vous en contact direct avec la nature. La secousse de désillusion est violente, la révolte fougueuse, avant l’heure où l’on comprend, — où l’on accepte d’être un grain de sable comme les autres, sous le ciel indifférent, — où l’on sent la vanité de son effort, l’inutilité de sa pensée et de sa vie. Ce n’est pas dans le Koran que tous ces hommes à face bronzée ont lu la résignation souveraine, c’est dans le sable. La leçon que donne ici le soleil est impérieuse : peu de jours suffisent à l’apprendre, et elle s’achève dans un acte d’insondable humilité.

Quand on ne retirerait pas d’autre bénéfice d’une entrevue avec le désert, ce profit vaudrait le voyage. Ici on juge sa vie du dehors, on la voit dans la vraie lumière, et on se recueille. Lorsqu’est passée la première angoisse de l’effort inutile en face des choses démesurées, il y a une réaction salutaire. Le cœur sursaute ; on perçoit un devoir nouveau qui n’a ni panache, ni récompense triomphale, un devoir qui n’isole pas l’individu de la foule pour des ovations personnelles, un devoir qui vous laisse dans le rang, ouvrier anonyme d’une œuvre commune, et qui tout seul vaut qu’on vive…

Si j’ai peu souci de la cuisine, la soif me tourmente bien fort.

Nous avons acheté à Géryville des guerbas neuves. Ce sont des peaux de boucs, encore vertes, soigneusement recousues. Extérieurement, l’aspect de la guerba est répugnant : couverte de poils, gonflée d’eau qui ballotte, elle semble un chien noyé et remonté à la surface d’une mare. Le premier mouvement est de s’écrier :

— Jamais je ne boirai à cette charogne !

Cependant, au bout de deux heures de route, on vient mendier un peu de cette eau tant dédaignée : on la boit dans la tasse qui sert pour abreuver les chameaux. Elle est si terreuse que lorsqu’on la filtre entre le vase et les lèvres, à travers un pan de haïk, l’étoffe s’étoile d’une couche de boue. De plus, l’eau de guerba a un fort goût musqué, emprunté au cuir, qui ne cède pas à la cuisson, empoisonne le thé, le café, toutes les infusions. Au moment où elle vient d’être puisée, sa fraîcheur, qui saisit le palais, affaiblit un peu cette saveur écœurante. Mais quand il y a trois ou quatre jours que la provision d’eau ballotte sur le flanc d’un méhari, chauffée du matin au soir par le soleil, quand on vous la verse toute tiède, l’estomac proteste et se soulève. On a vite épuisé, dès le premier jour, tous les petits remèdes dont les gens qui boivent à leur souleur recommandent la pratique aux assoiffés : le caillou sur la langue, le bouton par les trous duquel on aspire l’air. Le plus sûr soulagement, c’est de prendre son mal en patience. Mais cette sagesse ne va pas jusqu’à chasser l’obsession. Malgré soi, on ne parle que de boissons fraîches, celles que l’on connaît, celles qu’on expérimentera. On y mêlera le champagne et le jus d’ananas ; surtout on y pilera de la glace. Oh ! beaucoup de glace !

Je ne conçois plus, pour ma part, que la question du « boire frais » ait tenu jusqu’ici si peu de place dans ma vie. Je me propose à mon retour en France de lui accorder toute l’attention qu’elle mérite. J’entourerai mes bouteilles de drap mouillé. Je vois ici, dans mon petit jardin de campagne, l’allée en courant d’air où j’exposerai mon vin sur une planchette. Et tout de même, je ferai balancer l’eau dans des seaux de toile, comme j’en ai vu la pratique à Aïn-Sefra, à Géryville, dans tous les postes où l’on nous a accueillis. Je suis surpris, presque honteux de constater que cette passion d’eau fraîche a tué en moi tout autre désir. Si les trois déesses comparaissaient devant mes yeux dans le costume du Jugement, je ne donnerais la pomme à aucune d’elles, je la croquerais à leur nez. Par cinquante-deux degrés de chaleur, l’amour est un luxe de repu ; le baiser de Vénus ne vaut pas un verre d’eau.

D’ordinaire, la nuit est tout à fait tombée quand nous arrivons aux points d’eau. Cheikh et Brahim les aperçoivent de loin, les méhara avant eux. Ils ont une façon de renifler l’air, de balancer la tête qui trahit leur impatience. Soudain, dans un creux, on aperçoit deux petites colonnes faites de boue et de pierres accumulées. Une poutrelle unit leurs sommets, porte la corde et la poulie ; un chemin qui part du pied du puits en ligne perpendiculaire indique la profondeur de la nappe d’eau. Ce petit sentier a été battu par les pieds des chameaux, que, pour puiser, on attelle à la corde de la poulie. Souvent, la nappe d’eau a plusieurs ouvertures ; à Aïn-Goufafa, j’en ai compté une dizaine ; autant de doubles colonnettes, autant d’abreuvoirs rudimentaires construits pour les bêtes de somme avec des pierres et de la boue. On y verse l’eau avec un seau de cuir, le délou, qui d’ordinaire appartient aux puits comme la corde. Presque toutes ces eaux sont salées, corrompues par des charognes et des décompositions de toutes sortes. Pourtant, au moment où le délou se renverse, où la gerbe d’eau se répand dans l’abreuvoir, il y a un mouvement irrésistible qui vous jette à genoux vers cette fraîcheur. Et je n’oublierai point cette nuit où, brûlé jusqu’au cœur, je n’ai pas eu la patience d’attendre mon tour, où je me suis étalé à plat ventre, pour boire dans l’empreinte des pieds de chameau. On venait de me conter l’histoire d’un homme que, dernièrement, on avait trouvé à cent mètres de ce puits, mort de soif. Il rampait sur la terre depuis une lieue. Si près du salut, il n’avait pas eu la force de pousser plus loin.

L’Arabe sait bien ce qu’il a voulu dire quand il a désigné l’eau par ce monosyllabe qui erre le premier sur la lèvre des nouveaux-nés, le dernier sur la lèvre des agonisants : Ma.

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