Au Sahara : $b Illustré d'après des photographies de l'auteur
XIV
Ouargla.
« Ouargla, la sultane des oasis, surnommée l’Oasis aux sultans, » dit M. le commandant Colonieu dans son voyage au Sahara.
La première faveur que nous accorde la Sultane, c’est l’aumône de l’eau. Comme le matin est trop éloigné pour que nous songions à pénétrer dans le ksar, nous faisons coucher les chameaux au bord des premiers jardins, et nous allons à la découverte d’un puits.
Qui n’a porté sur soi, pendant des semaines, la sueur et la poussière de cette canicule saharienne, étouffé pendant les nuits de simoun, plus brûlantes que les jours, ne peut imaginer la volupté du bain nocturne, dans un puits d’oasis avec le murmure de l’eau qui clapote autour des épaules, force les lèvres, inonde la bouche. On s’attarde dans cette ivresse de fraîcheur, nu sur le sable, avec la marque, autour de soi, des pas où un peu d’eau brille aux étoiles. Et l’aurore vous surprend dans cette langueur, avec un frisson qui fait relever vite, qui dissipe ces ombres nacrées, ce rêve de vie élyséenne où la seule notion d’existence et d’inaction enivre, dans un décor lunaire.
Le funèbre souvenir qui plane sur Ouargla, qui l’écrase, qui fait écrouler ses bordjs, ses marchés, ses maisons, ses rues, qui lui a laissé l’aspect d’une ville bombardée au lendemain du désastre, — ce souvenir-là vous guette dès le rempart : on entre dans Ouargla par la porte Flatters. L’angle du mur tourné, une inscription nomme en lettres monumentales ceux qui moururent avec leur chef. C’est tout ce que la France a tenté pour venger ses serviteurs et son drapeau.
Le kasbah où loge le bureau arabe et où nous recevons une hospitalité cordiale est en ruines, comme le reste. Elle appartient aux scorpions et aux mouches. Le bureau a renoncé à lutter contre cette vétusté, à réparer ces lézardes. Sous l’action du temps, cette ville de boue s’effrite, se délaye. Les arcades, qui récemment encore attiraient des promeneurs aux abords du marché, sont crevées de place en place. Des dormeurs s’y étendent en travers du chemin public, dès le matin, avant la sieste. Ils savent bien que nul passant ne viendra les heurter du pied. Même silence d’abandon dans les ruelles tortueuses, par endroits si étroites que deux cavaliers ne peuvent y passer de front. Le pas des chevaux sur la terre battue n’y fait entre-bâiller aucune porte. Les femmes d’ici ne sont pas curieuses, les enfants n’ont pas d’effronterie. Tous les bancs, tous les porches, tous les retraits d’ombre sont garnis de dormeurs étendus, un pan de burnous rabattu sur le visage. Ouargla sommeille derrière ses portes closes, au seuil des mosquées, sous les palmiers de l’oasis.
Ce soir, quand le soleil sera couché, le passage des officiers qui vont au rendez-vous du cercle fera relever quelques-uns de ces dormeurs dans un geste de soumission vague et de salut. Ils se recoucheront derrière leurs maîtres. Même à cette heure de la moghreb, où un frisson de réveil devrait secouer la torpeur du ksar, on pourra installer au milieu de la plus large rue la table où les officiers font servir les boissons fraîches. Le cafetier a déjà dressé son lit dans le chemin. En face, une porte bâille, sombre et louche. De temps en temps, sur le seuil, des formes de femmes paraissent. Elles semblent aussi ruinées que le toit qui les abrite. Et leurs yeux, leurs sourires blancs, brillent dans l’ombre, à travers le nuage des cigarettes, avec des cliquetis de bijoux, quand un spahi franchit le seuil de la demeure lépreuse, sous les yeux de ses chefs, le visage caché de honte dans un pli de manteau.
Le sourire d’Ouargla c’est sa Pépinière. Nous montons à cheval pour lui rendre visite. J’éprouve d’avance à songer que je vais enfin voir des cultures de chez nous, autant de joie que me procure parmi tous ces visages noir la rencontre d’une face de blanc. Le galop de nos bêtes sur la terre sèche fait fuir de tous côtés les lézards. Les chevaux vont vite. Ils flairent l’eau. Car c’est avec l’eau qu’on à fait ce miracle de légumes et d’arbrisseaux, poussant dans le sable, si près de l’aridité terrible d’une plaine de sel. Le puits artésien dont cette fécondité devait sortir était le premier creusé dans la contrée qui fit jaillir son eau plus haut que le sol. J’accours, pressé de le voir.
C’est comme une coupe d’eau qui s’élève au-dessus du bassin. La lumière s’y joue ; elle retombe en volutes, en fuseaux de cristal, elle déborde le puits, elle se sauve, murmure dans les petits canaux tapissés de sable. Stupéfaits de voir pour la première fois un jet et une fuite d’eau, les bonnes gens du pays ont appelé cette source : Aïne-Maboula, la « fontaine folle », la fontaine en délire. Comment expliquer autrement cette prodigalité de grande dame qui veut tout d’abord éblouir ? Pour moi, à la vue de cette eau qui tremble entre deux minces bandelettes de gazon vert, mes regards se troublent. Je n’ai pas encore senti si fort combien j’étais loin de ceux que j’aime. « Aïn, » dit l’arabe et cela signifie indistinctement « œil » ou « fontaine ». De même notre langue populaire dit « aveugler une source ». Il y a au fond de cette eau courante des yeux très purs qui me regardent.
… Une autre curiosité du pays ce sont les Rhtass. Nous poussons nos chevaux de ce côté-là.
De loin, sous les palmiers de l’oasis, j’aperçois un groupe d’hommes nus accroupis en cercle. Exposés au soleil, ils ne portent pas de turbans sur leurs crânes entièrement rasés. Seule, la mèche y surgit par où l’ange les saisira à la fin des temps pour les enlever en paradis. Ces Chaamba sont-ils fils de négresses ou est-ce le soleil tout seul qui les a bronzés si fort ? Je ne saurais le dire, mais, sûrement, ils sont aussi noirs que des Soudaniens. Notre approche ne dérange point leurs attitudes immobiles, presque hiératiques.
Ils ont les yeux fixés sur une flaque d’eau circulaire qui dort au ras du sol. Elle est trouble comme un baquet de lessive, épaissie par des détritus de végétaux, des dissolutions de racines. Sa stagnance ne reflète que le ciel, l’œil ne peut juger de sa profondeur. Sous l’ardent soleil, une odeur de fièvre pestilentielle s’en dégage, que rabat sur le sable le parasol des palmiers. Soudain, sous une poussée intérieure, cette immobilité d’eau s’émeut, s’anime, se déchire en cercles : une tête d’homme la crève, des épaules, un corps noir et ruisselant. Le plongeur tient sous son bras un petit « couffin » de roseau, plein d’une boue noire. Sa puanteur est si violente qu’on étouffe ses poumons et qu’on recule.
Les hommes qui, volontairement, se livrent à ces besognes mortelles sont considérés à juste titre par les Chaamba comme des personnages presque saints. Et aussi bien est-ce dans une pensée religieuse, pour acquérir des mérites aux yeux d’Allah, que s’est formée la confrérie des Rhtass. J’en ai vu parmi eux dont le crâne était surmonté d’une mèche grise, mais leur terrible métier et la respiration de tant de miasmes abrègent leur vie.
Dès que l’« œil » d’un puits est obstrué, les Rhtass arrivent en groupes d’une douzaine. Ils apportent leurs « couffins » et des cordes. L’un des plongeurs se fait attacher sous les bras, il s’assoit au bord du puits, les pieds dans l’eau, et, avant de descendre il emmagasine dans ses poumons une provision d’air. Il prend des respirations profondes ; ses côtes se creusent, sa poitrine se bombe. En même temps, il inonde sa tête pour éviter la congestion. Tout d’un coup, les oreilles bouchées avec de la cire, il glisse, il disparaît dans le puits.
J’ai vu des Rhtass qui demeuraient ainsi trois à quatre minutes sous l’eau, à une profondeur de cent trente pieds, sans avertir par une sonnerie de corde que l’air leur manquait. Remontés au jour, l’expression de leurs visages était l’égarement de la folie ; l’œil exorbité, sanglant, la poitrine battante.
… L’ardeur du soleil nous force de rentrer à la kasbah. J’y arrive au moment où le chef du bureau rend la justice. Il veut bien me permettre d’assister à son audience.
Singulièrement pittoresque, ce tribunal primitif avec ses cavaliers de Makhzen, remplaçant nos municipaux, et les allées et venues du garde champêtre d’Ouargla, un Chaambi en burnous blanc, ceint aux hanches du sabre traditionnel, décoré d’une plaque dorée qui, en caractères français et arabes, proclame son titre.
Pour les prévenus, ils n’ont l’air ni plus roués ni plus canailles que leurs camarades qui devisent accroupis à la porte des mosquées. Ces faces de sauvages sont illisibles pour moi. Le masque est façonné par les paroles, et l’expression d’un visage apprend peu de choses à celui qui n’entend pas le langage de l’homme observé.
D’abord, c’est tout un défilé de gens accusés de n’avoir pas fourni leurs journées de prestation. Il est bien malaisé de démêler la vérité à travers leurs explications volontairement confuses. Se sont-ils, oui ou non, comme c’est leur droit, rachetés en argent de la corvée ? Et s’ils ont versé la somme entre les mains du caïd, ce fonctionnaire se l’est-il appropriée ? Puis il y a les gens qui campaient fort loin avec leurs tentes, au moment où on les a appelés pour fournir leur contingent de travail. Il peut arriver que ceux-là aient, hommes et chameaux, plus d’une semaine de route à parcourir pour venir se mettre à la disposition du bureau. Enfin, la faveur vénale ou l’inimitié du caïd, chargé des recensements qui servent de base à l’impôt, est une source perpétuelle de discussions et d’erreurs. Ces inconvénients administratifs ont peut-être une cause unique. On a eu tort d’appliquer à des nomades comme les Chaamba une législation calquée sur l’administration des ksour berbères.
Après les affaires, les passions.
Le garde champêtre introduit une jeune femme qui tient un nouveau-né dans ses bras, une dame âgée l’accompagne : c’est une voisine. Elles expliquent leurs griefs d’une façon assez confuse, debout contre le mur, reculant dans la brique comme pour s’y enfoncer, avec de petits gestes de pudeur qui leur couvrent le visage, déterminent des volte-face et encrassent déplorablement les cartes, les plans topographiques, suspendus derrière elles.
Au bout d’un bon quart d’heure d’interrogation, on arrive à résumer la plainte. La jeune femme déclare que, le matin, elle se trouvait sur sa terrasse où elle dort seule, en l’absence de son mari. Tout à coup, elle entend du bruit dans la cour. Elle se jette dans l’escalier. Elle se trouve en face d’un homme qui s’enfuit, non sans emporter un burnous et deux tapis de prière. Elle nomme son voleur et la voisine appuie son témoignage.
Je remarque que le bureau arabe ne semble pas trop convaincu de la vérité de ces dépositions. Il insiste particulièrement pour connaître de quelle façon le voleur est entré dans la demeure.
— Es-tu bien sûre que tu ne lui as pas ouvert la porte ?…
La jeune femme se jette le nez contre le mur et la vieille dame lève les bras au ciel. Cette matrone est prodigieusement distinguée. Elle accueille nos suppositions galantes avec une pudeur anglaise.
— Bon, dit le bureau arabe. Faites comparaître l’inculpé.
Il est certain que je ne me représentais pas don Juan avec ce nez cassé d’un coup de matraque, ce visage troué de petite vérole, cette mine de basse canaillerie. Mais qui connaîtra le sombre abîme qu’est le cœur d’une femme chaambi ? Coupable ou non, l’homme au nez cassé se défend avec une rouerie de sauvage. Il feint de ne point comprendre les paroles de l’officier. Il tourne vers l’interprète des yeux effarés qui clignotent. Et quand on lui a répété la question, il reste béant, hébété ; il considère le garde champêtre avec une grimace de supplication comique. Il n’entend que le patois chaambi. Il s’embusque là-dedans comme dans une broussaille. Il répond au garde champêtre qui traduit pour l’interprète, qui traduit pour l’officier, qui commente pour moi. Et ses réponses sont plaisamment évasives, doctement sentencieuses.
— Comment te trouvais-tu dans la rue à deux heures du matin ?
— L’homme vigilant se lève avant le soleil.
— Tu avais médité ton coup ?
— Le Koran blâme les voleurs.
— Que peux-tu opposer à l’accusation de ces femmes ?
— Dieu permet que le croyant soit éprouvé par la calomnie.
Et ainsi de suite pendant une heure, les deux femmes accusant, le doigt tendu, l’amateur de burnous tournant en cercle autour des points d’interrogation qui le gênent.
… Mettez en liberté ce menteur et, au coucher du soleil, vous aurez la stupéfaction de le trouver dans la cour de la mosquée, abîmé dans sa prière, répondant avec des lèvres pieuses à l’appel du muezzin.
Je monte dans le minaret pour assister à cette cérémonie. La mosquée est fort humble, bâtie avec de la boue ; son obscurité fait penser à une crypte mérovingienne. C’est un décor de Jean-Paul Laurens, avec de la grisaille dans les architectures en place du sang des briques.
Le minaret ne compte guère plus d’une cinquantaine de marches. C’est assez pour dominer, et de haut, toute la ville.
Jamais elle ne m’a paru si minable, si ruinée, si triste, malgré la mer de palmiers qui monte autour d’elle. Dans les cours intérieures, j’aperçois les femmes vêtues du bleu luisant des serges, qui préparent le couscouss sur des feux clairs, ou, au sommet des terrasses, dressent les lits d’osier à l’abri des scorpions, sous les étoiles. De ci, de là, un âne, qui vit pêle-mêle avec la famille, brait ou combat contre les enfants. Des chèvres noires, qui ont escaladé la ruine des murailles, bondissent d’une maison à l’autre par-dessus les ruelles et le vide. Des taches fauves de burnous sont en marche dans l’oasis, sous les palmiers. Le soleil baisse du côté du désert ; les premières étoiles commencent à se refléter dans le chebka.
Dans mon dos, une voix éclate, formidable. Je me retourne : c’est le muezzin. Je n’ai pas entendu ses pieds nus sur les marches. Quatre fois, vers les points cardinaux, il lance son appel rauque. En bas, un murmure lui répond, frais comme le crépuscule qui plane dans la cour de la mosquée. En plusieurs rangs, sur la terre, des formes blanches ondulent. Les saccades de voix de l’homme sacré règlent les prosternements, les génuflexions.
… On voudrait une part de cette prière sans athées, qui descend sur l’islam avec les ombres du soir.