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Au Sahara : $b Illustré d'après des photographies de l'auteur

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Un barrage

XV
Les tribulations d’un Moqaddem.

Je rapporte dans ma malle un petit drapeau de papier tricolore. Il surmontait un château de nougat que les officiers de Ouargla nous ont fait servir sur la terrasse du bordj, dans un festin d’adieu. Au retour, je pourrai le planter sur ma carte. Il marquera le point où la ligne rouge de notre promenade dans le Sud fait un coude et bifurque tout droit vers le Nord, par Ngoussa, El Hadjira, Blidet-Ameur, Temacin, Touggourt, l’oued Rirh, jusqu’à Biskra, jusqu’à la mer, jusqu’à la France.

Nos deux guides chaamba nous font toujours escorte ; mais c’est maintenant un nègre du Makhzen de Ouargla qui guide. Comme mon méhari est fourbu et qu’il ne peut plus soutenir le trot, je me lève le matin, avant mes compagnons, sur le coup de deux heures et je prends l’avance en compagnie de Cheikh.

Notre arrivée à Blidet-Ameur est marquée par un petit incident qui mérite d’être noté.

D’El Hadjira à Blidet-Ameur, l’étape est longue. J’entre dans l’oasis, en plein soleil, après sept heures de selle. Cheikh qui n’est jamais remonté jusque-là se fait indiquer la place publique. Nous y trouvons un banc à l’ombre où toute une société de burnous est assise. Nous faisons coucher nos chameaux et Cheikh s’approche des causeurs. Je comprends qu’il dit d’où nous venons, qui nous sommes, qui je précède. D’ailleurs, le titre de cavalier de Makhzen dont Cheikh se réclame suffit à indiquer que nous voyageons sous le patronage de l’autorité.

Cependant personne ne se détache du groupe, selon l’usage, pour m’apporter à boire. Même on me laisse debout. Le rassemblement s’est grossi d’oisifs ; les figures, qui ne ricanent pas, sont hostiles.

A la demande :

— Où est la maison des hôtes ? on a répondu en nous montrant par dérision un espace de terre couvert de matériaux en démolition et inondé de soleil.

Quand on a dans les reins sept heures de chameau et que la soif vous tenaille, la patience est courte.

Je demande à Cheikh :

— Où est le caïd ?

Il me désigne sur le banc d’ombre un personnage dont le burnous est plus blanc que ceux de la foule. Je m’avance vers cet homme et je lui mets la main à l’épaule. Je le bouscule pour me faire une place. Il me regarde ; son visage se gonfle, mais il cède. Et je recueille tout de suite le bénéfice de ce mouvement de décision sous la forme d’un éventail qu’un adversaire politique du caïd m’apporte avec une nuance de respect.

Évidemment le caïd est inquiet. Mais son amour-propre lui défend de céder la place, et, une grande heure durant, nous restons assis, à côté l’un de l’autre, au milieu des gesticulations de l’entourage. Enfin, deux méhara débouchent sur la place ; c’est mon compagnon et son guide. Du premier coup d’œil, ils jugent l’accueil qu’on nous a fait.

— Fils de négresse ! s’écrie Brahim, qui, en bon Chaambi déteste ces gens de Temacin, métissés de sang noir.

Le caïd riposterait volontiers à l’injure, mais, s’il est plein de dédain pour les civils, les galons d’officier lui font peur. Et il s’éloigne sous le bâton levé sur sa tête, pour aller nous choisir une place d’ombre dans les jardins de l’oasis.

J’ai eu par la suite l’explication de ce singulier accueil et de cette réponse du caïd à nos cavaliers :

— L’officier dont vous me parlez commande à Ouargla ; moi je suis le maître ici.

Depuis El Hadjira jusqu’à Temacin, le pays est constitué en une sorte de fief ecclésiastique, apanage d’une confrérie musulmane, les Tidjaniya.

L’ordre est répandu à Fez, au Maroc, au Sénégal. A la fin du XVIIIe siècle, il avait son siège tout près de Laghouat, à Aïn-Mahdi. C’est là que réside le petit-fils du fondateur Sidi-Ahmet, et sa femme, fille d’un gendarme français, que Sidi-Ahmet épousa à Bordeaux après son insurrection, pendant une période d’internement. Comme ses voisins les Oulad-Sidi-Cheikh, le chef de la confrérie des Tidjaniya, ne songe nullement à édifier les croyants par ses vertus privées. Et la chronique algérienne assure que la fille du gendarme bordelais n’est traitée par son époux qu’en sultane favorite.

Si Mohamed-el-Aïd et Si Maamar, les chefs actuels de la zaouiya tidjaniyenne de Temacin, montrent plus de décence extérieure dans leur conduite. Ils sont sensés n’exercer sur le pays qu’un pouvoir spirituel, mais le caïd est de leurs parents et, par là, l’autorité administrative vient dans leurs mains. En bons diplomates, ils lâchent la bride à leur clientèle religieuse ; ils tolèrent son insolence, afin de se faire pardonner leur propre politesse envers les conquérants.

Les ménagements un peu imprudents dont les Tidjaniya sont l’objet de notre part ont d’anciennes excuses. Comme ils étaient en forts mauvais termes avec Abd-el-Kader, ils nous ont rendu à l’époque de la conquête des services politiques ; de même pendant la guerre de 1871, plus récemment lors de l’occupation de la Tunisie. Enfin ce sont encore eux qui se mirent autrefois à la disposition de M. Duveyrier, qui lui donnèrent le chapelet de leur ordre pour faciliter sa route périlleuse et permirent ainsi au savant voyageur de prolonger son séjour parmi les Touaregs du Nord.

Tels sont les souvenirs dont la zaouiya se réclame pour demander le maintien de son privilège. D’autre part, si les Tidjianiya de Temacin semblent bien disposés pour nous, leurs confrères du Sénégal sont nos ennemis déclarés et, si le couvent de Temacin a autrefois préparé l’exploration de M. Duveyrier, on ne saurait oublier qu’il fournit également des guides au colonel Flatters.

… On se souvient que l’expédition avait été organisée par un comité de personnes singulièrement honorables, diversement compétentes, mais qui, par malheur, étaient mal au courant des mœurs de la rouerie musulmane. Elles décidèrent de de s’ouvrir la route sous le patronage exclusif des « grandes influences religieuses ». Pour insister sur le caractère pacifique de la mission, on avait poussé le scrupule jusqu’à faire endosser des vêtements civils aux officiers qui y prenaient part.

En arrivant à Temacin, le colonel Flatters demanda des lettres de recommandation et un moqaddem (alias : un vicaire) qui l’accompagnerait jusqu’au bout. En échange de ce service, le colonel versait tout de suite au couvent une somme de 3,000 francs ; il en promettait 2,000 autres à son retour.

Le moqaddem que Temacin envoya se nommait Abd-el-Kader-ben-Merad. C’était un petit homme grêlé, très maigre, très pâle et parfaitement déguenillé. Quand, sur l’ordre du colonel, on lui demanda ce qu’il exigeait pour son service, il répondit avec des gestes pieux :

— Je ne veux rien… rien que prier en paix…

Jusqu’à Ouargla, la ferveur de sa dévotion ne se démentit pas un seul jour. Il semblait indifférent à tout ce qui n’était pas ses génuflexions, ses prosternements et ses psalmodies. Mais, à partir de Ouargla, c’était le désert qui commençait ; et le moqaddem, se découvrant soudain, le goût du confortable, envoya faire ses emplettes aux frais de la mission. Quand on se mit en route, Ben-Merad possédait un tapis de prière, un burnous neuf, des haïks de soie, un méhari, six chameaux de bât pour ses provisions, enfin, une tente pour lui tout seul, alors que les officiers habitaient deux à deux. La piété du moqaddem ne semblait pourtant pas s’être ralentie ; il ne sortait pas de sa tente. On l’y croyait absorbé dans ses prières.

Sur ces entrefaites, on constata que le rhum de la « popote » diminuait avec une rapidité inquiétante ; une surveillance fut organisée, et, le soir, par un trou de la tente, on aperçut le moqaddem qui se grisait abominablement en compagnie du cuisinier de la mission, un certain Abd-Allah, que l’on avait pris à Biskra, en passant dans un hôtel.

En dehors de ces libations, le moqaddem ne rendit aucun service. Quand on fut sur la route du retour, il avoua qu’il n’osait point retourner seul avec les Chaamba. Il était mal avec eux et craignait qu’on ne lui coupât la tête en chemin. Il accompagna donc le colonel jusqu’à Laghouat et il reçut les 2,000 francs promis à la zaouiya, plus les cadeaux personnels.

Quelques jours plus tard, on apprenait que le moqaddem venait de se faire arrêter à Bou-Saada, à la suite d’une partie par trop bruyante avec des danseuses Oulad-Naïl. Le scandale avait été si vif que, malgré son caractère religieux, Ben-Merad fut expulsé de la ville. Il lui restait encore quelque argent en poche et il s’empressa d’aller continuer à Biskra sa fête interrompue.

Dans cette dernière ville, les amis ne lui manquaient pas, car il avait longtemps fait partie du makhzen en qualité de cavalier. Il était en rupture de ban quand les Tidjianiya l’avaient ramassé à Touggourt, dans quelque café maure, et l’avaient moqaddemmisé pour se moquer de nous.

Abd-el-Kader-ben-Merad s’amusa si bruyamment à Biskra avec l’argent du colonel qu’il se fit expulser une seconde fois.

L’odyssée de ce farceur mérite d’être contée jusqu’au bout. Elle est merveilleusement caractéristique de la vie que mènent dans le Sud les gens madrés et remuants.

Comme il n’osait rentrer sans argent à Temacin, Ben-Merad passa la frontière. Au moment de la guerre de Tunisie, on le retrouve à Tozeur. Il est redevenu cavalier de Makhzen : très actif, très brave, très homme de poudre, prêt à tous les rôles, il se révèle aussi vaillant soldat qu’il avait été édifiant moqaddem. Un jour, dans une revue, on lui trouva deux médailles militaires sur la poitrine.

— Mon général, demanda-t-il, ne pourriez-vous pas me changer cela pour la Légion d’honneur ?

Vérification faite, Ben-Merad avait été, en effet, médaillé deux fois par erreur. Peut-être sa bravoure allait lui valoir le ruban rouge, lorsqu’il disparut brusquement à la suite d’une histoire fâcheuse.

La dernière fois qu’il a fait parler de lui, il était rentré dans la province de Constantine, à El Oued ; il y avait mérité la considération générale quand brusquement il sombra, encore une fois, dans une affaire louche. Depuis, sa trace est perdue.

L’aveuglement du colonel Flatters ne fut pas moins extraordinaire que l’audace de cet aventurier. Les fredaines de son moqaddem ne découragèrent pas le colonel de s’adresser encore à Temacin pour sa seconde expédition. Cette fois, on lui donna un aide de cuisine nègre, brave homme, convaincu, sans influence aucune, et que les Touaregs ne se firent pas faute d’égorger avec ses compagnons.

Un moqaddem de Temacin

La zaouiya était prudente en n’exposant pas les siens ; son influence est toute locale. Les principes libéraux qui sont la base de sa doctrine, ne peuvent entrer dans l’esprit populaire. N’admet-elle pas que « le droit suit le droit », que « tout ce qui existe est aimé de Dieu », que « l’infidèle (kafer) est compris dans cet amour aussi bien que le croyant » ? Ce n’est évidemment ni à la Mecque, ni auprès des clients de Bou-Amama, ni en pays touareg qu’une pareille doctrine a chance de s’épanouir. Et je connais des politiciens sans entrailles qui considèrent comme un anachronisme les ménagements accordés à la zaouiya en échange d’une influence libérale qu’elle n’exerce que de nom.

… Le siroco nous a souvent fait cortège des journées, des nuits entières, exaspérant nos nerfs, obstacle à tout repos. Mais, nulle part, nous n’avons essuyé de tempête pareille au coup de simoun qui nous guettait à la sortie de Blidet-Ameur.

A cinq heures du soir, au moment même où nous quittions l’oasis, les premiers éclairs commençaient de rayer le ciel. En toute autre circonstance nous serions descendus de selle pour attendre la fin de l’ouragan, mais la réception qu’on nous a faite ce matin nous oblige à montrer de la crânerie. Et nous opérons une belle sortie sous les yeux de la population.

Déjà le vent est si fort que nos vêtements de toile battent sur nous avec des flottements de drapeaux. Sur le fond de ce soleil couchant, la dune fume comme un incendie : le ciel est couleur d’orange pâle, les éclairs y sont d’une longueur démesurée et de formes bizarres, en zigzags, en tire-bouchons, avec des ricochets d’une fantaisie imprévue. Et le tonnerre roule entre chaque apparition de lumière, si formidable, qu’on ne s’entend plus crier. Puis le sable qui vole dans l’air nous enveloppe comme d’une nuit. Il entre dans nos yeux, dans nos bouches, dans nos oreilles, dans les naseaux de nos bêtes. Les méhara n’avancent plus. On dirait des barques qui ont vent debout et qui tanguent. Ce vent qui nous assaille, qui nous soufflette des pieds à la tête, est brûlant. On ne sait si c’est sa chaleur ou la brutalité de son choc qui suspend le jeu des poumons, et, par intermittences, étouffe. Il ne souffle point de façon continue, il a des respirations larges de flux et de reflux. Il fait songer à un four dont la gueule vous jetterait, par bouffées, l’âme en fusion des métaux.

Dans les ombres de la nuit qui vient et qui ajoute au tragique de cette tempête, nous distinguons vaguement les premiers palmiers de Temacin. On ne peut s’y arrêter pourtant et chercher un abri dans les jardins, car une chebka les longe avec des stagnances d’eau morte sur qui plane l’accès de fièvre pernicieux. Ceux qui s’endormiraient là auraient chance de ne point se relever. Nous marchons donc jusqu’à la pleine nuit. Et comme Allah aime les pauvres infidèles aussi bien que les autres, il juge notre épreuve suffisante, il arrête le vol des colonnes de sable, il renchaîne le vent. Les chameaux se laissent tomber à terre, ils allongent leur museau sur le sol. On fait bouillir un peu d’eau pour le thé, on déploie les couvertures à la hâte.

La nuit est sans étoiles, sans lune. Dans le lointain, le simoun halète encore. Mais sa force est finie ; c’est comme ce petit sanglot hoquetant par où s’achève dans les ménageries, le rugissement des lions encagés. Entre les silences de sa rage mourante, un murmure de voix s’élève. C’est la zaouiya de Temacin qui psalmodie l’office de ténèbres, tout près de nous, sous ses coupoles.

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