Au Sahara : $b Illustré d'après des photographies de l'auteur
IV
La vie dans les Ksour.
Ces habitants sédentaires de la région des Ksour, aujourd’hui très métissés, ne sortent point de souche arabe. Ce sont des autochtones que la conquête musulmane trouva installés sur ce sol. L’œil bleu et perçant des Berbères éclaire ici plus d’un brun visage. Les ksouriens descendent des anciens Africains qui tinrent Rome en échec, de ces Numides, que, dans le recul de l’histoire, on aperçoit, chargeant au galop, sur des chevaux nus.
Depuis la conquête française, protégés qu’ils sont contre le pillage des nomades, ils perdent tous les jours davantage leur caractère militaire. Mais, il y a un siècle, ces Berbères vivaient encore en état de guerres perpétuelles. La construction des villages l’atteste. Chaque ksar est bâti, à la façon de nos anciens châteaux féodaux, sur une hauteur qui domine les jardins et la vallée. Des remparts l’entourent. On y accède par des portes militaires, jadis solidement fortifiées.
Derrière ces murs, les ksouriens étaient en état de supporter des sièges périodiques. En effet, après chaque récolte de dattes et d’orge, ils s’attendaient à recevoir l’assaut des nomades. Ces guerres de pillages et de razzias n’ont pas eu d’historiens ; mais elles ont laissé dans la mémoire des ksouriens de profonds souvenirs : faits d’armes éclatants, noms de héros qui couvrirent leur cité de leurs poitrines, légendes et chansons de bataille.
Aujourd’hui, toutes ces fortifications tombent en ruines. Comme la pierre manque et aussi le bois, les ksour sont bâtis avec des pains de boue. La blancheur de la chaux ne vient pas, comme au Maroc, habiller, faire reluire les pans de murs et les terrasses. Les ksouriens mêlent, pour bâtir leurs maisons, un peu de poussière avec un peu d’eau. Et le village est si fort de la couleur du sol qu’on l’en distingue à peine : c’est une fourmilière qui couronne le monticule, qui le perce de trous, qui façonne régulièrement ses déchirures.
D’ordinaire nous arrivons sur la hauteur, d’où l’on aperçoit le village et ses jardins à la petite pointe du matin. Nous marchons depuis six ou sept heures : le camp a été levé en pleine nuit, de façon à finir l’étape avant que le soleil soit bien haut sur l’horizon. Taïeb met son cheval au galop. Il va devant pour avertir le caïd de notre arrivée.
A l’instant ce personnage revêt son burnous le plus propre et il s’avance à notre rencontre suivi de quelques anciens de la tribu. Arrivé en notre présence, il nous touche la main droite qu’il porte ensuite à ses lèvres et à son cœur ; c’est la formule usuelle du salut. Il accompagne généralement cette politesse de quelques paroles emphatiques à la louange de ses hôtes ; il y joint volontiers des protestations de fidélité et manifeste le désir de recevoir les voyageurs dans sa propre maison. Il se montre très vexé d’apprendre que nous préférons passer la journée dans un jardin, en plein air, et que nous refusons absolument la diffa pour nous et pour notre suite.
Je me hâte d’ajouter que la cause de cette déception est tout à fait égoïste : le caïd regrette de ne pas nous recevoir dans sa maison à cause du prestige que nous y apporterions ; il craint que notre abstention ne soit défavorablement interprétée et que ses administrés n’induisent de là qu’il est en mauvais termes avec l’autorité. D’autre part, la diffa est pour lui, dans la plupart des cas, une source de bénéfices, car s’il tue un de ses moutons, il s’en fait allouer deux ou trois par la commune, et ainsi pour toutes ses autres dépenses. Du moins, nous offre-t-il le café et des tapis de sieste qu’on étend à l’endroit que nous avons choisi, sous les arbres.
Alors, tout à l’entour de nous, les notables habitants du village viennent s’accroupir. Ils sont amenés par une vague curiosité, surtout par l’amour-propre. Chaque nouvel arrivant touche notre main et répète la cérémonie du salut avant d’aller s’asseoir. Quand nous avons fini de boire, le caïd verse un peu de café dans nos tasses et l’offre aux personnes de l’assistance auxquelles il veut faire une politesse. On cause quelques instants, on s’informe de la récolte des dattes, des espérances que donnent les jardins. Puis, comme nous sommes pressés de dormir, nous congédions toute l’assistance sans cérémonie.
Ils se lèvent gravement, renouvellent le salut. On les verra d’ailleurs quatre ou cinq fois dans la journée. Ils guetteront la fin de la sieste pour renouer la conversation, prononcer des paroles essentielles et inutiles.
Notre visite n’est pas l’occasion exceptionnelle de cette oisiveté : un bon ksourien ne travaille jamais davantage. Il se lève très tôt le matin pour jouir de l’aurore et il descend du ksar jusque dans son jardin afin d’inspecter les arbres, afin de voir si les voleurs n’ont rien dérobé pendant la nuit.
Ces jardins sont enclos de murs en terre. On y pénètre par des portes si basses que l’on n’y peut entrer qu’à plat ventre, en rampant ; les verdures y semblent d’une fraîcheur délicieuse. Ils sont plantés dans cette région de palmiers, de figuiers, de grenadiers et de lauriers-roses. La vigne court d’un arbre à l’autre, franchit les allées de sable fin. Dans le potager, les choux et les salades font une ceinture aux couches de pastèques. Tous ces plants sont reliés entre eux par un système très savant de petits canaux qui tournent autour des arbres et viennent se déverser, à l’entrée comme à la sortie du jardin, dans une artère principale qui crève la muraille. Selon la richesse du propriétaire, l’eau lui est donnée deux fois par jour, ou seulement une fois, ou même un jour sur deux. Et cette répartition est réglée avec une impartialité, une ingéniosité de moyens tout à fait surprenantes.
Au point de vue de la distribution de l’eau, la journée est divisée en quatre quarts ; chacun de ces quarts se décompose lui-même en quatre unités de temps dites kharrouba. On s’abonne pour une heure, une demi-heure d’eau à la journée. Le temps de coulage, d’ailleurs, n’est pas le seul mode de contrôle employé. L’eau pénètre dans le jardin en passant par une pierre percée d’un trou, dont le diamètre varie avec la somme d’argent payée par l’abonné.
Le ksourien a bien soin de se trouver dans son jardin à l’heure de son tour d’eau. Aidé de ses esclaves, il règle l’arrosage des palmiers et du plant de légumes. C’est, en miniature, l’antique système des canaux égyptiens qui réglementait l’inondation du Nil. En quelques minutes, le petit jardin est plongé sous l’eau, et quand l’employé de la commune vient aveugler la source, il reste sur la terre un limon fécondant et gras que dessèche lentement le soleil.
Cette surveillance terminée, le ksourien n’a plus rien à faire. Il laisse à son esclave nègre le soin de relever les petits pans de digue que la violence du courant d’eau à culbutés. Lui-même il va s’asseoir dans quelque rue du ksar, à l’ombre que jette dans le chemin, par-dessus la voie, l’enjambement d’un étage de maison. Sous cet abri que forment les poutres de palmier, supportant un plancher de lattes, des bancs sont installés de chaque côté de la ruelle. Dans chacun de ces endroits-là, des parlottes s’organisent. On est assis confortablement en tailleurs. On s’évente des mouches avec une aile de charognard. La conversation est alimentée par le hasard des passages : c’est un âne, pliant sous les fagots, dont on critique le chargement. Un jeune homme traverse avec une brebis sur les épaules, qu’il va vendre. On l’arrête, on lui fait décharger sa bête, on la palpe soigneusement, on apprécie la laine et la viande, on demande le prix, que l’on déclare exagéré, et on n’achète pas.
Pendant ce temps, les femmes filent à la maison des vêtements pour le prochain hiver, et elles préparent le couscous où le mari trempera sa cuiller avant que de s’étendre, vers midi, sur le tapis de sieste.
Ses rêves sont heureux et sa digestion légère. Il songe à d’abondantes naissances de chèvres, dans le petit troupeau qu’un Soudanien garde pour lui aux portes de l’oasis et à ses régimes de dattes qui mûrissent sans qu’il y prenne garde. Il se réveille, tout reposé, vers le milieu du jour, et sort de nouveau, pour chercher des compagnons de causerie, jusqu’à l’heure de la prière. Alors, selon les rites, il va se prosterner à la mosquée ; il est aussi bon musulman que ses conquérants ; à l’occasion, — comme les nègres nouvellement convertis, — plus fanatique que l’Arabe lui-même.
Ainsi nous avons rencontré à Thyout, dans la foule des burnous blancs, un de ces hommes à turban vert que l’on appelle un derkaoui. C’est un membre d’une confrérie religieuse, qui a été fondée au Maroc à la fin du dix-huitième siècle. Ces gens-là se sont battus victorieusement contre les Turcs et ils ont souvent essayé de surprendre nos postes de frontière. Le chef actuel de la congrégation est un certain Sidi Mohammed-ben-el-Arbi dont la zaouiya siège à Medrara, près du Tafilelt. Toutes les tribus marocaines du voisinage lui sont inféodées. En 1887, il a prêché la croisade contre nous. En cas de guerre européenne, il pourrait nous attaquer avec vingt à trente mille fusils. Ses affiliés ont quelque ressemblance avec nos moines mendiants. On les reconnaît à la couleur de leur coiffure, à leurs haillons, à la grosseur de leur chapelet, au bâton de pèlerin dont ils appuient leur marche. Ils étaient autrefois nombreux dans cette région, où Sidi Mohammed avait un moqaddem (représentant). Leur influence, pour être aujourd’hui plus occulte, n’en est pas moins active.
C’est encore en plein air et en bavardages sur la place publique que la journée s’achève jusqu’à la chute complète de la nuit. Aux Arbaouat, nous avons assisté à une de ces réunions du soir. Nous étions venus nous asseoir sur la place publique, où toute la population masculine avait rendez-vous. On regardait les petits garçons jouer à la coura. C’est un divertissement très analogue à la crosse anglaise. Les joueurs sont armés de bâtons, coupés au coude d’une branche, en crochet de houlette. Ils font tournoyer dans leur main cette espèce de massue. Avec le côté arrondi de la crosse, ils s’efforcent de frapper une balle en laine. Avec le crochet, ils combattent leurs adversaires et détournent les coups. Les joueurs sont divisés en deux camps ; la mêlée est formidable autour de la balle, l’amour-propre des gamins soutenu, excité par les réflexions de la galerie.
Quand on est lassé de jouer à la crosse, nous imaginons de proposer un combat autour d’un sou. L’excellent peintre Dinet vous a fait voir cette scène comique, à l’un des derniers Salons. C’est dans un nuage de poussière, un tas de guenilles rousses et de calottes rouges d’où sortent des hurlements qui n’ont rien d’humain. Après cette première mêlée qui soulève dans le public d’inextinguibles rires, nous faisons apporter par Taïeb une caisse d’alaouat, c’est-à-dire de ces petits biscuits anglais qui voyagent dans des boîtes de fer-blanc. Alors c’est une folie générale. Comme par enchantement, toutes les portes des maisons bâties sur la place s’entre-bâillent, et, sur les seuils, apparaît l’essaim charmant des petites filles. Les bras, les jambes, le cou et le visage nus, enveloppées dans un morceau d’étoffe à ramages, andrinoples rouges et jaunes, perses à grandes fleurs, étoffes Louis XV, des bracelets d’argent aux chevilles et aux poignets, elles ont un air mystérieux de petites idoles. Ce sont encore des enfants par l’agilité, l’éclat de rire, la taille, et, par la maturité hâtive des formes, ce sont déjà des femmes. Leur grâce inachevée, le modelé léger de leurs jambes et de leurs bras rappelle la délicatesse des petites danseuses de Tanagre : et, dès qu’on les approche, leur disparition éperdue dans leurs robes bigarrées, entre les fentes des maisons, fait songer à des fuites de lézards.
Nous les appelons de la main, nous les encourageons de la voix. Les voilà tout près, mais pas encore assez confiantes pour venir prendre les alaouat dans notre main. C’est le petit garçon du caïd, un marmot de trois ans, tout nu dans une chemise rouge et verte, qui leur porte nos présents. Il a ses préférées dans le petit troupeau. Il bouscule les autres avec une insolence de jeune roi. Il ne distribue que la moitié des gâteaux ; il enfonce le reste, par poignées, dans sa propre bouche. Ces manèges d’enfant gâté excitent au plus haut degré la gaieté des spectateurs. Et rassurées par l’ombre qui grandit, sur la porte des demeures, les femmes s’avancent à leur tour, dévoilées comme des nomades. Nous leur envoyons leur part d’alaouat par l’entremise du petit messager. Elles sourient de plaisir avec un éclat de dents blanches et d’yeux noirs beaucoup plus éblouissants que leurs bijoux.
Et, ainsi, tout le vieux ksar formidable, bâti en nid d’aigle, avec ses rues fortifiées, ses murailles percées de meurtrières, est conquis en une heure avec une caisse de petits biscuits, par la complicité des marmots et des jeunes femmes.