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Au Sahara : $b Illustré d'après des photographies de l'auteur

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Les tentes des Oulad-Sidi-Cheikh

IX
Les tentes des Oulad-Sidi-Cheikh.

Géryville marque le premier tiers de notre route. Nous y restons trois jours pour nous refaire et pour compléter nos provisions. Taïeb, Kaddour et les chevaux ne nous accompagneront pas plus loin. Deux jours de marche nous séparent à peine du Sahara et si les chevaux valaient mieux que les chameaux pour traverser les plateaux des ksour, pour descendre les escaliers de rochers, pour franchir les mauvais pas de cette région montagneuse, il est impossible de les emmener plus loin. L’eau et le fourrage vont manquer en même temps ; le cheval ne peut se mettre en route que suivi d’un mulet qui porte pour lui des provisions d’orge. Ce mulet, quoique plus sobre, prétend lui-même à manger et à boire. Il faudrait s’encombrer de toute une suite de bêtes de somme qui ralentiraient singulièrement notre marche.

Nous avons donc fait venir de Ouargla deux méhara pour notre usage et trois guides montés comme nous. J’attends pour noter les impressions de mes débuts en chameau-coureur que ma bête et moi nous ayons fait plus complète connaissance.

Je crayonne tout de suite le portrait de nos guides. Ce sont Brahim, Ben-Aiech et Cheikh-ben-Bou-Djemâa, trois des Chaamba de Ouargla et de Metlili.

Notre Brahim est un petit homme maigre, d’une trentaine d’années, singulièrement alerte et robuste. L’expression de ses traits, comme celle de ses compagnons, est bien plus individuelle que les visages d’Arabes qu’on rencontre dans les provinces du Nord. Par là, malgré le cuivre de son teint, Brahim semble plus voisin de nous. Bien qu’il soit vêtu de façon minable, d’un burnous sale, effiloché du bas, il ne manque point de distinction dans ses manières. C’est une nature fière, presque farouche, avec on ne sait quoi dans la démarche et le ton, dans la parole, qui rappelle la politesse ecclésiastique. Aussi bien, Brahim est-il membre d’une confrérie religieuse. Entièrement glabre, ses yeux très noirs, très vifs, ont une mobilité d’écureuil. Le menton se termine en pointe comme un museau de bête. Brahim, qui ne porte point le turban, mais seulement une calotte, coiffée d’un pan de burnous, s’enveloppe volontiers le bas du visage. Cette habitude achève de lui donner au repos une apparence féminine que dément, dans l’action, la décision de ses gestes. Il est attaché au bureau arabe de Ouargla en qualité de cavalier de Makhzen. Comme c’est un merveilleux monteur de méhari et qu’il sait choisir ses bêtes, on l’emploie à titre de courrier extraordinaire dans les missions difficiles. Il part, il ne s’arrête plus. Il a fourni de la sorte jusqu’à cent cinquante kilomètres de chemin en vingt-quatre heures presque sans quitter la selle. Le 14 juillet dernier, aux courses de méhara qui ont été données à Géryville, il a gagné le prix. Au moment où il a reçu l’ordre de venir nous rejoindre, il rentrait à Ouargla d’un voyage au sud du Maroc.

Le second guide, Ben-Aiech, n’a pas tant de relief. C’est dans le grand manteau bleu d’uniforme, un demi-noir avec un nez très droit, des dents éblouissantes. Il appartient au Makhzen de Ghardaïa, et il est spécialement chargé de nous conduire jusqu’au M’zab.

De nos trois Chaamba, celui qui m’intéresse le plus est le cavalier qu’on a spécialement attaché à mon service, Cheikh-ben-Bou-Djemâa. Ce Cheikh a sa notoriété dans l’histoire du Sud. C’est lui qui servit de guide au colonel Flatters dans cette seconde expédition où la mission fut massacrée. En cette occasion, l’attitude de Cheikh est demeurée louche ; à la minute où le colonel et les siens furent assaillis, Cheikh, que l’on avait envoyé quelques jours auparavant à In-Salah chez les Touaregs, se trouvait éloigné du camp, occupé à chasser la gazelle. Il n’y rentra que quand tout était fini.

Il est difficile d’établir quel fut au juste le rôle du Chaambi dans cette triste aventure. A son retour, Cheikh trouva l’opinion divisée. Les uns songeaient à le faire décorer : d’autres, persuadés que, complice des Touaregs, il avait été un des premiers à piller le camp, insistaient pour qu’on le fusillât. Cheikh ne reçut ni la croix ni les balles : on l’a attaché comme Brahim au Makhzen de Ouargla.

Par quelque voie que l’argent lui soit venu, l’ancien guide du colonel est aujourd’hui fort bien dans ses affaires. C’est lui le propriétaire des méhara que nous montons et des chameaux de bât qui vont porter nos bagages. Il est vêtu comme un homme dans l’aisance. Il a de belles bottes marocaines en cuir rouge ; son burnous est neuf et propre ; il est armé d’un bon Lefaucheux et d’un sabre touareg avec la poignée en croix ornée de pierres ; il porte deux chevalières d’or au doigt. Cheikh va sur ses quarante ans. Court de jambes, il semble prodigieusement robuste. Sa politesse est obséquieuse : sa mine, une des plus basses que j’aie rencontrées de ma vie. C’est un étrange alliage de la canaillerie d’un conducteur de diligence et de la doucereuse hypocrisie des vieilles bonnes de célibataires qui soufflent les héritages.

Notre guide Brahim

Ni Brahim, ni Cheikh, ni Ben-Aiech ne parlent français. On a essayé de leur apprendre mon nom, qu’ils prononcent : Ougliou. Ils préfèrent d’ailleurs m’appeler « mon lieutenant », et il serait inutile de leur expliquer que je n’appartiens pas à l’armée : ils n’admettraient pas un seul instant qu’un civil pût monter un méhari.

Nous avons accepté de déjeuner chez l’agha des Oulad-Sidi-Cheikh, Sidi-Ed-Dine, qui est retourné à ses tentes, à une vingtaine de kilomètres de la ville.

On part au petit jour, réveillé en pleine nuit par les gémissements des méhara sur la place, par la colère des chameaux de bât qu’on charge. On arrive en vue du campement de l’agha vers dix heures du matin. Cinq ou six tentes surgissent d’une vaste plaine où la végétation est aussi rare que sur les hauts plateaux. Les montagnes des ksour bordent l’horizon à notre droite ; à gauche, dans la direction de Laghouat, fuit le djebel Amour.

Si-Ed-Dine vient au-devant de nous avec une quarantaine de cavaliers, alignés sur un seul rang, au galop. Son fils, Abd-el-Kader, un garçon de dix ans, monte, à côté de lui, un barbe blanc. Les harnais marocains, les selles de couleur, les canons de fusil brillent au soleil. Le vent, qui est vif, soulève les burnous derrière les cavaliers dans ce flottement qui semble un coup d’aile, et fait de l’Arabe au galop dans les plaines comme un oiseau fantastique, une chimère prête à l’essor.

Au centre du campement on a dressé, pour nous recevoir, la « tente des hôtes ». Au dehors, elle est blanche et parsemée de vases d’un dessin hiératique, coloriés en bleu, qui, du sommet à la base, en cercles toujours plus étroits, décorent la blancheur de la toile. A l’intérieur, c’est une alternance symétrique de bandes rouges et vertes. Des tapis anciens recouvrent entièrement le sol. La tente est meublée de divans bas. Sur ces divans sont étendues des étoffes légèrement ouatées : ce sont des morceaux de soieries claires, bleues-pâles ou jaunes-pâles, à fleurs, entourés de bandes plus foncées ; les soieries jaunes sont relevées de rose, les bleues de ponceau vif. Et il y a partout une profusion de traversins et de tabourets multicolores. En sortant de la plaine où les yeux, pendant des heures, se sont habitués à la monotonie de la terre brûlée, cette chanson de couleurs claires, rencontrée en plein désert, ravit comme une boisson fraîche.

Et l’on goûte aussi sous cette tente la douceur de l’abri, car, dehors, le vent est très vif. Il s’abat tout d’un coup, en rafale, sur le campement de l’agha. Il s’engouffre sous la tente. Il va l’arracher à ses pieux. Mais un cri d’alarme à été poussé, les cavaliers ont vu venir cette trombe : à chaque cordage, il y a un homme qui tire, s’arc-boute. A cette minute, la tente a l’air d’un ballon qui se balance pour s’enlever. Puis la colonne de poussière court vers les montagnes. L’ordre se rétablit. Nous nous rasseyons sur les divans et l’on commence à servir le repas.

A l’arabe, cette fois : sans tables, sans fourchettes, sans assiettes, les éternels ragoûts de deux couleurs, le macaroni aux tomates et au poivre rouge, le messoar rôti.

Contre notre attente, Si-Ed-Dine ne s’attable point avec nous. Il prend le prétexte d’une lettre à écrire pour commander aux caïds de Ghassoul et de Brezina de se mettre à nos ordres. De fait, ici, au milieu de ses tentes et de sa clientèle, il ne veut pas être vu mangeant le pain et le sel avec des roumis. Comme nous avons flairé ce motif, nous lui jouons le tour de faire asseoir avec nous, sur les coussins, le petit Abd-el-Kader et de lui offrir du couscous. L’enfant hésite, puis se laisse faire. Je gagne ses bonnes grâces en lui fabriquant une cocotte, une salière, une gondole en papier. Il va les montrer à l’agha ; et, pour la première fois depuis que j’ai fait la connaissance de Si-Ed-Dine, je le vois sourire. On a beau être marabout des Oulad-Sidi-Cheikh, on n’en est pas moins père.

Notre séparation est marquée par un petit incident, qui jette un froid. Nous sommes remontés sur les méhara et déjà en route, quand Si-Ed-Dine rappelle nos guides en arrière, Cheikh-ben-Bou-Djemâa se précipite à ses pieds. Il baise ses mains et son haïk. Mais Brahim qui veut faire du zèle, lance son chameau en avant pour nous rejoindre, et il crie d’une voix éclatante :

— Je ne sers qu’un maître !

Le cavalier qui porte la lettre de l’agha est parti avec une avance, sans que l’épître nous ait été montrée. D’autre part, nous apprenons que Si-Ed-Dine a quitté Géryville, brouillé avec son neveu Si-Hamza : il ne lui pardonne pas les plaisanteries du dîner, ni la petite fête qui a suivi.

C’est que les marabouts des Oulad-Sidi-Cheikh ne sont point des vaincus, mais une façon d’alliés. Pendant dix ans, de 1871 à 1882, associés à une bande de pillards, les Medaganat, dont les exploits sont déjà légendaires, ils coupèrent tout le Sahara, de l’oued Drâa au Nefzaoua, de l’Adrharh au djebel Amour, razziant, massacrant indistinctement amis et adversaires. Dans une seule de ces journées, Si-Hamza, le marabout si « fin de siècle », le neveu de comédie dont je vous parlais tout à l’heure, a tué de sa main, onze ennemis et perdu deux doigts, dont l’un fut tranché par un coup de sabre, l’autre coupé par les dents d’un moribond.

Les Oulad-Sidi-Cheikh tiraient grand profit de ces razzias, car ils sont singulièrement avantagés à la répartition des dépouilles. Le partage du butin se fait dans le Sahara de deux manières : tantôt chacun garde ce qu’il a conquis lui-même, tantôt tout est mis en commun et la prise est divisée par le nombre des combattants. Mais, dans l’un et l’autre cas, les tribus qui subissent l’influence religieuse des Oulad-Sidi-Cheikh, réservent d’abord pour leurs marabouts une part privilégiée.

Vers 1882, Si-Hamza et son oncle, dont la famille était en insurrection depuis 1864, se sont décidés à faire leur soumission. On estima à une soixantaine de mille francs le revenu annuel de leurs razzias. En échange de cette solde qui leur est payée par la France à Géryville, les trois chefs des Oulad-Sidi-Cheikh s’engageaient à ne plus razzier chez nos serviteurs et alliés. Jusqu’ici Si-Ed-Dine et son neveu ont fait matériellement honneur à leurs engagements ; pour le deuxième oncle de Si-Hamza, Si-Kaddour, sa foi est suspecte. Il campe à l’ordinaire tout à fait au sud du cercle, à l’est de l’Oued-Segueur, sur la route par où les mécontents de toute sorte passent pour se rendre au Maroc. D’autre part, voilà quelque temps qu’il n’est venu toucher sa pension. Tous les ans, c’est un nouveau prétexte : la goutte, les rhumatismes. Dans le fait, il est largement dédommagé par les largesses d’un entourage fanatique, qui lui sait gré de dédaigner notre argent.

De notre coucher à Ghassoul je ne dirai rien, sinon que nous avons le regret d’y quitter le chef du bureau de Géryville qui nous a si gracieusement accueillis. Le lendemain, nous poussons jusqu’à Brezina. C’est, pour nous, la porte du Sahara.

Derrière cette oasis de palmiers, le premier que je rencontre, car la tache verte des ksour n’était qu’une agglomération de jardins, commence la « mer de sable » ! Du haut de la pente abrupte qui domine Brezina et sur laquelle les méhara descendent à pas de chats, prudents et veloutés, je découvre une large bande verte qui raye le paysage, entre les éboulements de terre rouge sur lesquels nous glissons et une dune de sable qui monte jusqu’à l’horizon, touche le bord du ciel. Ce n’est pas l’admirable variété de nos bois multicolores : il n’y a ici qu’une essence d’arbre, des milliers de fois répétée. Sa forme est absolue comme un dessin de géométrie. Sa couleur ne varie point. Et, par là, l’oasis cause à première vue l’impression d’une création artificielle. Ces palmiers semblent posés sur le sol comme les petits arbres aux troncs bruns, aux verdures de copeau frisé que les enfants trouvent avec les vaches et les moutons dans les boîtes de bergeries allemandes.

Au devant de nous, son manteau rouge — un manteau de cirque — envolé derrière son dos par la précipitation de son zèle, au grand trot de sa jument suitée, accourt le caïd de Brezina. Il a lu la lettre de Si-Ed-Dine, et, dans un désir emphatique de nous prouver dès l’abord l’excellence de ses sentiments, la hauteur de sa considération, il s’écrie dès la portée de la voix :

— Salut à vous, les gens du Méâd !

Le « Méâd » était jadis, chez les peuples berbères, la réunion des chefs de clans qui s’assemblaient pour traiter de la paix. Le caïd veut donc nous dire qu’il salue en nous des ambassadeurs. A ce titre, il nous a préparé la diffa du mouton et il a fait élever une fort bonne tente où nous serons mieux qu’à dormir au plein air, car le vent souffle toujours.

Ce n’est pas parce que jusqu’ici j’ai surtout vu les palmiers dans des serres que ce coin d’oasis me cause l’impression d’un merveilleux jardin d’hiver. Les chemins battus par le trot des ânes sont sablés d’une fine poussière qui leur donne une couleur d’allées bien tenues dans un parc anglais. Leur arrêt net, au bord des verdures, fait songer à l’intervention soigneuse d’un jardinier.

A côté de notre tente, on a dressé un autre pavillon pour les gens de la suite. Le caïd vient leur tenir compagnie. Comme il est bavard, il cause jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Je ne puis arriver à m’endormir, à la pensée que ce Sahara à qui j’ai tant rêvé est là derrière un rideau d’arbres et que demain j’enfoncerai mes pieds dans son sable. Je suis donc la conversation de notre hôte. Il raconte ses affaires de famille. Il parle d’une de ses filles. Il ne peut plus retrouver le nom de celui à qui il l’a mariée.

— Tu sais bien… le grand… qui a reçu un coup de sabre sur le front et qui campait tout près d’ici ?…

Un bruit formidable comme un coup de tonnerre interrompt brusquement cette causerie. Tout le monde se jette hors des tentes : c’est un palmier que le vent vient d’abattre avec sa charge de dattes : son tronc énorme barre le sentier par où nous sommes descendus hier soir.

Le bon caïd arrive le premier sur le lieu du sinistre. Et cherchant quelque phrase majestueuse appropriée à la circonstance, il rejette son manteau rouge sur son épaule, il étend le bras vers l’arbre et prononce d’un ton solennel :

— Voyez le pouvoir de Dieu !

Nos trois guides Chaamba
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