Au Sahara : $b Illustré d'après des photographies de l'auteur
XII
Les sept villes du M’zab.
J’ai souvent rêvé dans mon enfance aux sept cités maudites sur qui tomba le feu du ciel. Il m’a semblé que je retrouvais leurs ruines lorsqu’au bout de la route de Metlili j’ai tout d’un coup découvert sur les bords de l’oued M’zab les sept villes des Beni : Ghardaïa, Melika, Ben-Izguen, Bou-Noura, El Ateuf, Guerrara, Berryan.
A cent dix ou cent vingt kilomètres de Laghouat, la charpente rocheuse de la Barbarie se redresse tout d’un coup dans une immense région de plateaux. A l’ouest, ce relèvement montagneux s’arrête à El Loua, dans un escarpement, qui court, du nord au sud, sur plus de cent kilomètres. A Metlili, où nous descendons cette échelle, un pied après l’autre, devant nos chameaux, nous dominons encore de deux cents mètres le bas fond de l’oued Loua.
Cette région de vallées enchevêtrées comme des fils de tissage fait songer à une mer tout à coup pétrifiée. De là le nom caractéristique de Chebka (filet) par lequel les nomades sahariens la désignent.
Vers le centre de la Chebka, un cirque de roches luisantes s’ouvre du nord-ouest et au sud-est par deux tranchées qui laissent passer l’oued M’zab. Le silence plane sur cette cuvette aride. Pas un arbre, pas un oiseau ; rien que des rochers gris sous un soleil implacable. Et pourtant, dans quelques plis de terrain, ce cirque renferme, en sept villes, une population de trente-cinq mille habitants.
Quand on arrive du côté de Metlili, c’est Ben-Izguen qui apparaît la première. Le ksar est bâti en amphithéâtre sur le rocher. Il s’appuie à un mur d’enceinte, en pierre, flanqué de créneaux et de bastions qu’un coup de canon ferait crouler, mais qui suffit à mettre Ben-Izguen à l’abri des nomades. Les maisons cubiques, tassées comme des alvéoles de ruche, étagent leurs terrasses jusqu’à la mosquée. Son minaret quadrangulaire domine l’amas des bâtisses. L’ensemble est gris, jaunâtre, triste avec la tache de quelques arcades blanchies à la chaux. Au pied de Ben-Izguen, des murs en torchis séparent quelques jardins. On y entend chanter les poulies de puits, où sont attelés des chameaux, des ânes et des nègres. Les pastèques y rampent à terre, à l’ombre d’un bouquet de palmier. Un cimetière les prolonge.
Sur chaque tombe sont enterrées, à mi-ventre, des poteries et des alcarazas. Presque tous ces vases sont crevés. Nos Chaamba seraient très disposés à jeter quelques pierres en passant. La vue de toutes ces fioles les fait rire à double rangée de dents blanches.
Aussi bien détestent-ils dans les M’zabites des musulmans schismatiques. Les Beni-M’zab appartiennent à la secte des Kharedjites, c’est-à-dire « ceux qui sont sortis de l’obéissance ».
Ce schisme date de loin : des guerres d’extermination qui, à la mort de Mahomet, dévastèrent le monde musulman. Les dissidents, vaincus par Ali, gendre du Prophète, se dispersèrent. C’est par ces réfugiés que les doctrines kharedjites furent prêchées aux populations berbères de l’Afrique septentrionale. Exaspérés de voir un peuple étranger s’établir sur leur sol, les Berbères musulmans accueillirent volontiers une foi religieuse qui leur permettait l’insurrection contre les conquérants.
Les M’zabites des sept villes sont les descendants de ces Berbères kharedjites. En l’an 971, ils étaient venus s’établir en plein désert au sud-ouest de Ouargla, loin des persécutions religieuses et des luttes politiques. Leur prospérité parut menaçante à leurs voisins ; on les chassa encore une fois. C’est alors qu’ils s’installèrent dans le Chebka, au lieu même qu’ils habitent aujourd’hui. Ce pays leur offrait toutes les conditions nécessaires à leur sécurité tant menacée, d’abord par son isolement absolu, puis par la ceinture d’aridité qui l’entoure.
Quand on vient de longer les murs de Ben-Izguen, c’est une surprise d’apercevoir, presque en même temps, l’une à droite, l’autre à gauche de l’oued, deux autres villes toutes pareilles : Melika et Ghardaïa. Entre les deux, isolé, plus haut que les minarets, se détache le fort français et son bordj.
L’importance stratégique et politique de Ghardaïa est considérable. C’est là qu’aboutissent toutes les affaires du Sud. Diplomatie cauteleuse et compliquée de sauvages retors, temporisateurs, pétris de dissimulation et de mensonge. Le colonel, commandant supérieur de Ghardaïa, est quotidiennement maître de la paix et de la guerre. Et l’on éprouve une joie patriotique à voir dans quelle main cette puissance est placée.
L’approche de Ghardaïa ménage une suite d’étonnements : c’est d’abord la vue d’une tapissière à deux chevaux qui roule du pied du bordj à Ben-Izguen. Un service de voitures publiques dans cette solitude ! A pareille distance de pays civilisé ! On se souvient des espaces interminables qu’on vient de franchir, des dunes traversées, des escaliers de roc descendus, et l’on se demande par quel miracle cette guimbarde à quatre roues est arrivée jusque-là. C’est la préface des surprises. Plus loin on lit en grandes lettres, au fronton d’une bâtisse en rez-de-chaussée, qui longe la pépinière :
ÉCOLE DES ARTS ET MÉTIERS
Plus loin encore, un M’zabite a ouvert pour la troupe un cabaret avec cette enseigne :
Au rendez-vous des amis
S’il n’y avait pas tant de nègres, tant de burnous, tant de chameaux sur la grand’route, on se croirait dans la banlieue parisienne, au pied des fortifications.
… Le lendemain de notre arrivée est jour de marché. Nos hôtes profitent gracieusement de cette circonstance pour me faire visiter en détail deux des villes. Et tout d’abord la fameuse carriole nous conduit jusqu’à Ben-Izguen.
C’est la cité sainte, la mieux construite, la plus propre, la plus riche des villes du M’zab. Nul étranger ne peut y passer la nuit. On dit tout bas que la sévérité de morale de Ben-Izguen est toute pharisaïque. C’est proprement le sépulcre blanchi qui abrite la pourriture.
Le caïd est venu nous attendre à la porte de sa ville. Il nous conduit au sommet d’une tour en pierres et en pisé qui domine tout le paysage. Les planchers des étages sont formés de troncs de palmiers recouverts de béton. Cette tour a sa légende. Au temps des guerres anciennes, Ben-Izguen allait tomber au pouvoir d’une troupe ennemie, quand un saint personnage obtint fort à propos l’assistance du ciel. Des ouvriers invisibles édifièrent la tour en une seule nuit. La ville lui dut son salut.
De la plate-forme de ce donjon, on a sur l’oued une vue admirable. Après avoir laissé traîner nos regards au loin, nous les ramenons sur la ville, à nos pieds, sur les terrasses des maisons. Sans doute, notre visite a été signalée, car elles sont désertes. Contre l’usage, pas une femme ne s’y montre. Celles qu’on rencontre dans les rues sont rigoureusement voilées. L’entre-bâillement de leur haïk découvre bien juste un seul œil. Encore beaucoup d’entre elles se détournent en nous apercevant pour faire face à la muraille.
C’est que le M’zabite ne plaisante point en matière de vertu féminine. La loi qui lui défend de se marier avec une étrangère ne permet point à la M’zabia qu’il a épousée de quitter la ville. L’infidélité conjugale est punie avec une extrême rigueur. La femme convaincue de péché est enfermée pendant trois mois dans une chambre dont on mure la porte. Par un trou pratiqué dans le toit, on jette tous les jours un morceau de galette et quelques dattes, — de quoi empêcher la prisonnière de mourir de faim.
En pratique, cette sévérité trouve dans la naïveté des maris m’zabites un correctif admirable : la coutume qui leur interdit d’emmener leurs femmes en voyage, ordonne en même temps de les laisser enceintes à la maison. Un bon M’zabite ne se met en route que lorsqu’il se croit en règle avec ce devoir. Il arrive pourtant que les enfants, en très grand nombre, naissent seize ou dix-huit mois après le départ du père. Ce retard n’étonne personne ; c’est une croyance respectée en pays musulman, même par les gens instruits, élevés dans nos écoles, que l’enfant peut dormir pendant des mois dans le sein de sa mère. Et ce ne sont point les femmes m’zabites qui chercheront à discréditer ce préjugé dans l’opinion de leurs maris.
Après la tour et le local de la Djemâa, c’est-à-dire de l’assemblée municipale, le caïd nous conduit dans sa propre maison. Selon la coutume du M’zab, il porte à la main la clef de son logis. Cet objet a au moins trente centimètres de longueur et pèse plusieurs kilogrammes. Il entre dans une serrure volumineuse adaptée à une porte très lourde, faite de troncs de palmiers grossièrement assemblés. La demeure, assez vaste et bien bâtie, n’a l’autre ouverture sur la ruelle que cette porte hermétiquement close. Toutes les pièces donnent sur la cour intérieure. Elles sont dépourvues de fenêtres et profondément obscures. Cette architecture est imposée par le climat : une maison doit avant tout mettre à l’abri du soleil et de la chaleur.
Dans les autres intérieurs que j’ai visités, je n’ai trouvé ni lit, mi table, ni chaises : des escabeaux en bois, des nattes en feuilles de palmier, des caissons informes, quelques djebiras pour caser l’argent et les papiers ; dans un coin, le métier à tisser les burnous. Mais le caïd possède des chaises, des verres, quelques bibelots qui semblent avoir été gagnés aux tourniquets de la foire de Neuilly. Ils sont entassés pêle-mêle avec des fers de chevaux suspendus, à titre de fétiches, et des armes touaregs.
Ce caïd est un homme fort intelligent. Il apprécie les bienfaits du protectorat français, il est dévoué au bureau arabe et, pour ce motif, suspect à ses administrés. Son libéralisme est tel qu’il nous laisse voir sa fille la face découverte.
Cette petite M’zabia approche de ses douze ans ; elle est mûre pour le mariage. Ses cheveux noirs que l’on tressera le jour des noces en un inextricable écheveau, sont encore peignés à la mode des petites filles, c’est-à-dire retroussés à la chinoise avec deux grosses boucles ramenées en avant sur les tempes. Une sorte de fleur d’or dont la forme est d’une marguerite tremble sur cet édifice de cheveux. La fillette a de plus des boucles d’oreilles en corail et en or, des bracelets de main et de pied en or et en argent. Son visage, ses bras nus, ses jambes, son cou découvert, ce qu’on aperçoit de sa gorge fraîche éclose dans le bâillement de la pièce d’étoffe, posée sur ses épaules comme une étole, mal fermée sur les hanches par une ceinture à paillettes, est du ton délicat de la cire vierge. L’antimoine allonge soigneusement l’ombre des cils ; quelques petites mouches de goudron posent sur le front et les joues ; du moins l’enfant ne s’en est point enduit le bout du nez, selon une mode ici fort répandue. Et par là, la grâce charmante de son visage est respectée.
Un des fils du caïd est élève des Pères blancs, les prêtres du cardinal Lavigerie. Ils possèdent à Ghardaïa une salle d’école. L’œuvre est bien française et l’autorité militaire la voit d’un bon œil.
J’ai été saluer ces missionnaires chez eux et je suis sorti enchanté de ma visite. L’école était fermée, car, au Sahara comme chez nous, les chaleurs de juillet rendent la liberté aux écoliers. Pourtant, j’ai trouvé là le bon élève, le petit fort en thème, qui, même pendant le temps des congés, vient dire bonjour à ses maîtres et à ses livres. Il attachait son cheval à la porte des pères au moment où j’entrais. C’était un enfant d’une dizaine d’années à face réfléchie. J’ai demandé à voir ses « cahiers de brouillon » ; il me les a apportés lui-même. Et comme je n’en pouvais croire mes yeux, j’ai voulu lui dicter cette phrase :
« J’irai voir Paris quand je serai grand. »
L’écolier l’a écrite sans faute d’orthographe, en belles lettres allongées.
Alors, je lui ai demandé :
— Es-tu reconnaissant aux Pères blancs ? Qu’est-ce que la reconnaissance ?
— C’est l’amour pour ceux qui nous ont fait du bien.
Le petit M’zabite ne me récitait pas un modèle d’écriture. Il avait trouvé cette parole-là dans son cœur.
J’ai dit aux Pères :
— Vous devez être heureux…
Ils m’ont répondu :
— Nous serons heureux le jour où il nous sera permis d’élever l’âme de ces enfants après leur intelligence, de travailler pour le ciel, comme nous avons travaillé pour la France. A l’heure qu’il est, nous ne sommes que des maîtres d’école, qui ne mettons de prière ni au commencement de la classe, ni à la fin. Nous parlons de Dieu, nous ne nommons pas le Christ.
Et quand l’enfant fut parti, ils ont ajouté :
— Vous voyez ce petit-là : à présent il nous aime ; son esprit est plus ouvert que celui des enfants d’Europe, mais dans un an ou deux, son intelligence se nouera ; il appartiendra tout entier aux appétits qui commenceront de crier en lui ; il nous échappera tout à fait. Il faudra beaucoup de temps avant que les semences qu’on jette dans cette terre m’zabite germent et s’élèvent jusqu’au fruit.
Il m’a paru que les M’zabites qui fréquentent nos écoles ont surtout des dispositions pour les langues vivantes et pour le calcul. Tous parlent, outre leur idiome national, qui est proche parent du touareg, l’arabe et les patois berbères. Leurs livres de commerçants sont régulièrement tenus, à la française. Ils occupent la place d’honneur dans les boutiques, à côté des balances.
Le M’zab est le grand marché de tout l’extrême-Sud. C’est là qu’aboutissent, d’une part, les produits de l’industrie européenne ; de l’autre, les richesses du Sahara et du Soudan. Le Nord apporte des graines, des chevaux, des étoffes, de la poudre et des armes. Le Sud envoie des dattes, des laines tissées ou brutes, du henné, des dépouilles d’autruches, de l’ivoire, des peaux de félins, de la poudre d’or, surtout des esclaves noirs.
Le M’zabite est le banquier de tous les nomades du Sahara. Il les emploie comme simples commissionnaires ou comme entrepreneurs. Dans ce cas, il leur fait des avances d’argent et quand ils reviennent de course, il leur prend une partie de leurs marchandises pour se rembourser. Lui-même s’acquitte envers eux par des payements en nature : poudre, céréales, étoffes. Cette exploitation rapporte au M’zabite de gros intérêts. Il traite pourtant son client nomade avec plus de ménagement que ne fait le juif algérien, usurier de l’Arabe. La crainte pourrait bien être le motif de cette modération. Le M’zabite est vulnérable par bien des points : ses troupeaux qui paissent dans la Chebka sont à la merci des mécontents ; ses caravanes sillonnent le Sahara et, s’il se sent personnellement en sûreté, sous le feu de notre fort, il craint pour sa fortune qui voyage à dos de chameaux, à travers les sables.
A Ghardaïa et à Ben-Izguen, j’entre dans les bazars. Je passe derrière le comptoir du célèbre Ben-Titi, j’explore, de la cave au grenier, les établissements de ses confrères. A quelques détails près, c’est la boutique de notre mercier de village, où l’on débite, pêle-mêle, du calicot et de la chandelle, avec de la pommade et un peu de quincaillerie. Les M’zabites mettent en vente, dans leurs bazars, des cotonnades, de l’épicerie, de la vaisselle grossière, du fer fabriqué. Ils vendent de la garance achetée à Touggourt, du tabac du Souf, des burnous, des haïks fins du Djerid. Ils importent de Tunisie des ceintures rouges, des chechias, des turbans, des mouchoirs de soie et des cotonnades pour les femmes. J’ai constaté avec chagrin que tous ces objets, de fabrication européenne, étaient estampillés de marques anglaises. La métropole n’envoie presque rien par la route du M’zab à sa colonie du Sud.
Le marché de Ghardaïa est installé assez haut dans la ville, sur une grande place entourée de galeries. On étale à terre les graines, les charges de bois, les dattes, les laines, les tapis, les burnous, les haïks, le raisin et les pastèques, les tas de crottin de chameau séché pour le chauffage, les armes et les poteries du désert, entre les jambes des méhara et des ânes touaregs, splendides, hauts sur pattes, robés de gris, avec une croix très apparente, d’un beau noir, posée sur les épaules.
Autour de ces bêtes et de ces marchandises, une bousculade de gens vêtus de blanc. Le vêtement des M’zabites est d’une grande simplicité : il se compose d’une chemise en coton, sans manches, qui laisse le cou à découvert ; une pièce de laine unie entoure deux fois le corps, encadre le visage, une calotte rouge recouvre la tête. Les riches et les lettrés se distinguent par la blancheur éblouissante de leurs vêtements ; quelques-uns ajoutent à cette lingerie le luxe des chaussettes et des pantoufles en cuir de mouton. Ces chaussures jaunes sont, avec la calotte rouge, les robes en cotonnade bleue des petites filles et des négresses, les amulettes suspendues au cou des enfants et les gandoura des marmousets, les seules taches de couleur qui vibrent à travers l’essaim dense des mouches sur le fond poussiéreux du sol et des bâtisses.
Du haut du minaret de Ghardaïa, je contemple toute cette foule. Au delà des murs, dans le poudroiement de la grande voie qui suit l’oued, les caravanes s’effacent.
Je demande à l’officier qui me conduit :
— Où s’en retournent-elles ?
Il me répond :
— Vous n’avez donc pas vu en arrivant, l’inscription accrochée à l’angle de la maison d’école ?… Route nationale no 1, d’Alger à In-Salah.
Et un soupir achève sa phrase, un geste qui veut dire :
— Quand donc cette route-là sera-t-elle achevée ?