Au Sahara : $b Illustré d'après des photographies de l'auteur
AU SAHARA
I
Paris — Alger — Saïda.
J’ai quitté la France dans le déluge de Saint-Médard. Je trouve un Alger glacial, sans soleil, avec une mer verte et houleuse, un vent si coupant, si sec, le long des quais, sous les arcades, que les terrasses de cafés sont désertes et les squares abandonnés.
J’ai eu tout juste le temps de faire porter mes bagages à l’express de nuit qui marche sur Oran.
Elle est divertissante à observer par une fenêtre de wagon, la vie de cette banlieue algérienne. Cela ressemble, d’une façon comique à nos trains de la campagne parisienne. Toutes les cinq minutes on arrête.
— L’Agha ! Hussein-Dey ! Maison-Carrée ! Bouffarik ! Blidah !
Et ce sont des fillettes qui remontent de la mer avec leurs costumes de bain sous le bras, — des jeunes femmes, de retour de la ville, chargées d’emplettes, — des pères de famille qui reviennent du travail quotidien et que l’on attend, en bandes, sur le quai envahi, bruyant, où les Arabes coudoient la population européenne, où de petits voyous bronzés, pieds nus, coiffés de calottes rouges, crient les journaux du soir avec des intonations faubouriennes. Tout autour, un décor d’eucalyptus et de palmiers. Les premières lanternes de la voie qui s’allument font danser des lumières et des ombres sur ce grouillement de foule bariolée, qui rit et qui parle haut. Et le glissement des Arabes, tout blancs, muets au milieu de cette joie de vivre, a quelque chose qui inquiète aux approches du soir…
La nuit est sans lune. Il faut renoncer à explorer les environs. Aussi bien, les stations commencent à s’éloigner, et le train qui rampait en torpeur prend vaillamment sa course. Une ou deux fois pendant la nuit, je me lève de la banquette pour reconnaître le paysage. Je colle mon visage à la vitre noire. Autour de nous, le silence est illimité. La locomotive qui siffle au seuil de ces plaines obscures et vides à l’air d’un poltron qui chante sur une route pour se donner du cœur.
Le changement de ligne est à Perrégaux. J’en pars le matin, un peu après onze heures, pour Saïda.
Bien qu’il n’y ait que cent vingt kilomètres de parcours, je n’arriverai à Saïda qu’à cinq heures et demie du soir : ces chemins de fer algériens n’ont rien dans les veines de la vivacité des habitants. Du moins est-elle d’une grande beauté pittoresque, la contrée que nous traversons ainsi aux belles heures de la journée. L’Atlas, coupé par notre descente perpendiculaire sur le Sud, à vraiment une ossature, une robe de lion. Et dans son bondissement à travers l’Algérie, l’ardeur du soleil fait courir sur sa croupe ces ondulations mouvantes, ces zigzags de lumière qui donnent tant de souplesse à la marche des grands fauves. Puis c’est la vue de l’eau qui cause aux yeux brûlés par cette aridité montagneuse un délassement, une joie indicibles. On la fait glisser à l’ombre dans des canaux étroits comme des écrins de bijoux. Les tailleurs de brillants prennent moins de peine pour recueillir les éclats de diamant que l’Algérien pour empêcher la poussière d’eau de s’évaporer dans l’air. Il donne la main à la source quand elle saute. Il la reçoit, comme au barrage d’Oued-Fergoug, dans des cuvettes de roc, veloutées de verdure. Il suffit qu’elle fuse pour que le pays perde sa beauté inutile, inhabitable. A Thiersville, une véritable prairie se déploie, qui porte des arbres, des fermes, dépassés par un clocher pointu. Et ce nom repose des aspirations gutturales, comme ces verdures des aridités mortes. Le rêve naît de quelque village normand. L’illusion serait complète, si, sur un mamelon, plus haut que le clocher, ne veillait, sentinelle de l’islam, un marabout très blanc, près d’un arbre très noir, avec l’Atlas qui monte, au fond, vers le ciel, sombre et vague dans ses plans lointains comme un horizon de houle. A Charrier, le spectacle est plus caractéristique encore. C’est de toutes les cimes des montagnes voisines, vers le ruisseau, une procession pressée d’arbres. La terre nue est sous leurs pieds ; on dirait une foule de pèlerins qui descendent les collines pour venir se délasser dans l’eau pure.
Après la traversée de si grands espaces qui semblent impeuplés, on est surpris de trouver à Saïda si vivante figure de petite ville. L’hôtel est bon aussi et la cuisine : c’est là, bien entendu, que les officiers prennent pension. Gantés, en bel uniforme, ils viennent parader le long de la voie à l’arrivée du train, guetter les rares arrivées de voyageurs. Puis, la jambe raide, les épaules larges, ils remontent jusqu’à la table d’hôte, salués à droite, à gauche, sur la route, par des troupiers de tous costumes.
Je m’assois à la table d’un ingénieur qui a travaillé au dessin de la voie ferrée. Comme j’arrive de Paris, ce Saïdien pense me faire plaisir en me racontant d’abord une histoire de chasse. Il paraît que je rencontrerai demain sur la voie, une petite station qui s’appelle Mokta-Deli. Le chef de ce poste a été victime, il y a quelque mois, d’un accident très dramatique : un berger avait vu son troupeau, pris de peur, fuir soudain dans toutes les directions. On croyait à la présence d’un mouflon qui descendait boire à la source. C’était un beau coup de feu. Le garde-barrière arma un fusil et partit, accompagné de son petit garçon, un enfant de six ans. En arrivant à l’eau, il se trouve face à face avec une panthère de grande taille. Il n’y avait plus moyen de reculer : il tira. Mais, dans son émotion, il rata son coup. Alors la panthère bondit sur le chasseur. Il eut la présence d’esprit de tirer une seconde fois et atteignit mortellement son ennemi. Tuée raide, la bête vint pourtant rouler jusque sur lui. Dans un dernier spasme, elle lui saisit le bras entre ses crocs formidables. Du coup le pauvre homme fut transporté à l’hôpital où il est resté en traitement pendant six mois. L’amputation du membre a été jugée nécessaire. Pour la panthère, elle fut expédiée à Aïn-Sefra. C’était un mâle de la grande espèce. On trouva dans ses entrailles un porc-épic, gloutonnement avalé, dont les dards avaient perforé l’intestin. Lors même que le fauve n’eût pas rencontré le garde-barrière, il n’avait plus que peu de jours à vivre.
Si les panthères sont presque aussi rares sur la ligne d’Aïn-Sefra qu’un sanglier dans le bois de Boulogne, du moins les gardiens de la voie ferrée vivent-ils dans une certaine crainte des indigènes. Ils habitent deux ménages ensemble. Le train leur apporte dans des stations perdues la viande et le pain ; l’administration leur fournit des fusils Gras pour la défense. Les petites gares sont fortifiées avec des murs d’enceinte percés de meurtrières. Toutes ces précautions ne sont point inutiles, car les Arabes ont plus d’une fois tenté des coups de main dans ces endroits déserts : ils cherchent surtout à surprendre les maisons quand les maris travaillent à la voie et que les femmes restent seules pour les défendre.
L’an dernier, ils ont attaqué en force des ouvriers espagnols et des Marocains qui posaient des rails. L’équipe de travailleurs leur a échappé en montant dans un wagon-traîneau et en se laissant glisser sur une pente. A la suite de cet incident, on a fait voyager dans le train pendant quelque temps des soldats armés.
A trois jours de Paris, ces histoires de coups de fusil et de frontière ravissent. Je les savoure après dîner, à la terrasse d’un café d’officiers en regardant passer, dans l’ombre, des Arabes qui remontent à la kasbah, leurs visages perdus dans le linceul des burnous, leurs têtes de fanatiques serrées derrière, dans la corde en poils de chameau, qui, de père en fils, façonne les crânes.