Au Sahara : $b Illustré d'après des photographies de l'auteur
XVI
L’Oued-Rirh à vol d’oiseau.
Un grand bordj vide où il ne reste plus qu’un médecin soigné d’insolation par un de ses confrères de Biskra, appelé à la hâte ; des chambres d’officiers monumentales, sans meubles, abandonnées par leurs propriétaires qui sont en France, à prendre les eaux ; une immense place de marché, bordée, en face du bordj, par des maisonnettes en boue, avec une galerie sous laquelle s’abritent des boutiques ; une centaine d’oisifs bourdonnant dans ce grand vide autour d’un couffin de légumes ou d’un sloughi qu’on vend ; quelques chevaux que des spahis mènent au pas, trébuchants, la jambe de devant attachée à la jambe de derrière avec une longe, pour les dresser à l’allure de l’amble ; des galopades de bourriquots montés par des gens coiffés de calottes rouges et vêtus de blanc ; — voilà, dans le cadre d’une forêt de palmiers, les impressions premières de notre arrivée à Touggourt, par le chemin de Temacin.
Comme l’impatience nous tient d’atteindre Biskra, nous ne passons qu’une nuit au bordj. La journée tout entière est employée à chercher des moyens de rafraîchissement. La chaleur d’ici, toute chargée d’eau, est plus amollissante que la brûlure sèche du Sahara. On nous dit que le thermomètre est monté, au commencement d’août, jusqu’à cinquante-quatre degrés. Le docteur qui nous reçoit, encore tout pâle et vacillant sur ses jambes, a pris l’insolation dont il a manqué mourir pour avoir traversé la place du bordj, dans le coup de soleil de deux heures, avec son casque, sans son ombrelle. Quand on a voulu mettre en marche l’appareil à glace pour rafraîchir la tête du malade, on s’est aperçu que la machine était brisée. Dans tous ces postes du Sud, il en va de même. Nous avons bu de la glace une seule fois, à Géryville ; encore l’avait-on fabriquée à l’hôpital, comme un remède.
Dans cette souffrance de vie quotidienne, nos officiers sont tout à fait dignes d’admiration. Tantôt ils habitent de vieilles kasbahs en ruines où les scorpions sont si nombreux qu’on en trouve le soir dans les lits, et qu’il faut garder des volailles avec soi pour s’en défendre. Tantôt le génie leur construit des bordjs, comme à Ouargla, comme à Touggourt, que le climat rend inhabitables. Ces constructions administratives sont édifiées d’après des plans immuables, archaïques, qui feraient bonne figure à Lille. Les fenêtres sont spacieuses pour que le soleil y pénètre plus facilement. Il y a des cheminées en marbre dans les chambres, des glaces au-dessus des cheminées ; mais pas une armoire, pas un porte-manteau, pas une pièce de mobilier. On laisse à un officier de Ouargla le soin de se meubler comme s’il tenait garnison à Vincennes. Or le transport par chameau est infiniment coûteux ; la maigre « indemnité de soleil » ne suffit pas à couvrir de si lourdes dépenses. J’ai vu des officiers qui couchaient sans un bois de lit, à terre, avec leurs vêtements suspendus à la muraille.
La question du vivre ne laisse pas moins à désirer. On pourrait trouver dans les archives de la guerre le rapport qu’un médecin militaire de Ouargla écrivit de son lit de mort voilà quelques années. « Je n’ai connu ici, disait-il, que M. X… qui ait pu supporter notre climat pendant plus d’une année, parce que sa fortune personnelle lui permettait de boire exclusivement de l’eau de Vichy. »
L’usage des eaux minérales, c’est là-bas une question de santé ou de maladie, à la longue de vie ou de mort. Il n’y a pas de meilleur moyen de lutter contre les congestions du foie qui obligent tant d’officiers à demander leur rappel après quelque mois de séjour. Ces eaux si précieuses appartiennent à l’État. Il aurait sans doute le devoir de les fournir, sinon gratuitement, au moins à bon compte à ses officiers. Cependant ce commerce est abandonné à des intermédiaires, si bien qu’une bouteille d’eau de Vichy ne coûte pas moins de deux francs à Ouargla. Autant dire qu’un officier vivant de sa solde ne peut en boire.
… La fatigue de mon méhari, qui marche depuis Géryville, donne à craindre à nos guides que le cavalier et la bête ne restent en route. On me parle d’achever la montée de l’oued Rirh dans la voiture de la poste, et je vais m’entendre avec son conducteur.
Il ne faudrait pas que ce mot de « voiture » égarât les imaginations et qu’il donnât des visions de civilisation raffinée. Le véhicule du postier de Touggourt ne ressemble aux véritables voitures que de nom. Ce sont deux roues massives, hautes à peu près comme celle de ces diables qui dans les forêts servent à transporter les troncs des chênes. Sur l’essieu une petite caisse de bois est posée, le conducteur Charles s’installe là-dessus. Il n’a ni dossier, ni garde-crotte ; il est assis sur son coffre, comme un décrotteur sur sa boîte à cirage.
Si peu confortable que soit le véhicule, il ne suffit point qu’on ait besoin de le prendre pour y monter. Charles à toujours le droit de refuser un voyageur à cause de l’état de son écurie. Il fait de grandes difficultés pour m’emmener :
— Si j’avais deux mules ! mais aujourd’hui je n’ai qu’une mule !
Il serait plus exact de dire qu’il n’a que la moitié d’une mule à mettre dans ses brancards. La petite bête qu’il sort de son écurie, tête basse, coiffée d’un collier trop large pour elle et qui lui descend jusqu’aux genoux, à tout le côté emporté depuis la pointe de l’épaule jusqu’à la moitié du flanc. C’est une horrible bouillie de sang et de chair écrasée. On ferme les yeux pour ne point voir le collier appuyer sur cette plaie.
Et tout d’abord, Charles m’invite à prendre les devants à pied.
— Quand la mule, dit-il, se rebute au départ, elle en a pour toute la route.
Je prends congé de mes compagnons de voyage que je dois rejoindre à Biskra, avec les bagages et l’équipage de chameaux. Il est cinq heures du soir.
En haut de la dune, je m’asseois pour attendre Charles. Nous débordons son siège des deux côtés, penchés en avant, sur le garrot de la bête, car la mule est moins haute que l’essieu. Charles l’encourage de la voix :
— Hue Fatma ! Hue Pensée ! Si elle est disposée, monsieur, vous allez la voir trotter après le chott.
Fatma n’est pas disposée. Et après les douceurs du début, le postier commence à l’injurier dans toutes les langues, en sabir, en arabe, en espagnol, en maltais, et — Dieu me pardonne — en breton ! Comme nous sommes de loisir, il me conte son histoire.
Il est né dans le Finistère, avec la grande mer verte devant lui. Un hasard qu’il ne m’explique pas et qui pourrait bien avoir été son incorporation dans les compagnies de discipline, l’a conduit en Algérie. Il y est resté. D’abord, comme conducteur de diligence, avec des six chevaux dans la main et de beaux pourboires le long des routes. Puis les chemins de fer ont remplacé le roulage, la locomotive a repoussé le Breton, toujours plus loin, dans le Sud. Au-dessus de nos têtes, il me montre une étoile :
— Voyez-vous, ce feu-là, c’est le chemin de Biskra… Et cet autre, là-bas, c’est le chemin de chez nous. Vous y allez ? Moi je n’y retournerai jamais.
Et il rentre dans le silence, un silence attendri d’ivrogne avec un petit frémissement du menton et des mains.
Nous arrêtons tous les cent mètres, pour quelque accident survenu au harnais, ou bien c’est la roue qui s’enterre dans le sable ; c’est Charles qui s’étend sous la voiture pour boire à son bidon d’absinthe, suspendu, au frais, entre les roues. La nuit nous enveloppe. La piste et si obscure qu’une douzaine de fois Charles se croit égaré. Il descend pour examiner les empreintes avec ses lanternes. A sept heures du matin, quand nous apercevons les premiers palmiers d’Ourlana, il y a quatorze heures que la mule tire sans dételer et que nous sommes emboîtés sur notre siège, l’échine en avant, genoux contre genoux.
Chemin faisant, Charles m’a conté à sa façon l’histoire de la colonisation de l’Oued-Rirh.
« Oued-Rirh, rivière cachée », disent certains étymologistes. Leurs confrères en linguistique les traitent d’ânes arabes. C’est la pire façon d’être âne que je connaisse.
Quoi qu’il en soit, l’eau coule à fleur de ces sables. Sous la vallée longue de cent cinquante kilomètres, qui s’étend de Temacin jusqu’au chott Melrirh, circule une nappe souterraine, connue de tout temps, et dont les habitants réussissaient à faire jaillir l’eau jusqu’à la surface du sol. Lors de l’occupation de Touggourt, le colonel Desvaux, frappé des travaux indigènes, demanda des crédits, fonda un atelier de forage militaire, et, tout de suite, il obtint de magnifiques résultats. Pourtant des années passèrent avant que la colonisation osât se risquer au delà de Biskra, sur le chemin de Touggourt. Ce fut seulement en 1876 que MM. Fau et Foureau, d’accord avec le capitaine Ben-Driss, alors agha de Touggourt, fondèrent la Compagnie dite de l’Oued-Rirh, pour la création d’oasis artificiels.
J’ai fait, à Paris, quelques jours avant mon départ, la connaissance de M. Fernand Foureau. Il rentrait d’une mission au Tademayt (territoire d’In-Salah) qu’il a depuis publiée sous la forme d’un rapport au ministre de l’instruction publique. M. Foureau rapportait de son intéressant voyage des documents de toute espèce, photographies des contrées parcourues, notices botaniques, observations d’astronomie.
L’homme ne m’a pas moins intéressé que l’œuvre même. Je vois d’ici la table du café de la Paix où, en buvant des boissons fraîches, M. Foureau m’a conté comment il a rencontré par hasard son associé, M. Fau.
Tous deux portaient le même rêve ; tous deux avaient battu le monde. Ils descendirent dans l’Oued-Rirh avec l’intention première d’élever des autruches. Mais les caprices de la mode, la fluctuation du cours des plumes les détourna de persévérer longtemps dans leurs projets. Ils achetèrent du domaine de l’État des terres qui leur parurent les plus favorables à la culture du palmier et plantèrent des espaces que l’on croyait alors voués pour toujours à l’abandon. Aujourd’hui, la Compagnie de l’Oued-Rirh a exécuté plus de treize forages avec ses propres outils. Elle verse sur le sable plus de deux mille cinq cents litres d’eau artésienne à la minute. Elle a plus de soixante mille palmiers en rapport dans ses diverses plantations de Touggourt, Djedida, Tamerna, Tigdidine, Ourlana, Mraïer, Biskra.
J’écoutais chanter tous ces noms, et derrière la tête correcte et chauve du garçon de café qui nous versait l’eau frappée, dans la fumée des cigarettes, je voyais apparaître cette silhouette merveilleuse, biblique, ce jardin de rêve, un oasis du Sahara… Me voici sur la route dont on me parlait, et à cette heure — étrange mobilité de l’homme — c’est de Paris que je rêve, comme de la cité paradisiaque. Pour me distraire des visions de cocktail glacé bu dans des verres troubles de buée, lentement, avec des pailles, je demande à Charles quelques détails sur la culture des palmiers.
Il s’y entend en gros, comme le premier paysan venu que vous rencontrerez le long d’une route vous renseignera sur la culture du blé, sur les rites des semailles et de la moisson. Il me conte avec des images d’un pittoresque violent que l’arbre a deux sexes séparés sur des pieds différents :
— Ça c’est le mâle… Et ça c’est…
— Parfaitement !
Sur les pieds sauvages la fécondation est incomplète. L’art a perfectionné la nature.
C’est par bouture que le palmier se reproduit. Au pied de tout arbre qui n’a pas encore atteint les grandes hauteurs, je vois plusieurs « drageons ». Il suffit de détacher un de ces drageons, de le planter et de l’arroser régulièrement. A cinq ans le palmier femelle commence à produire. Mais il ne commence à compter, comme sujet de rapport, qu’à partir de la quinzième année.
— Il faut qu’on lui mette les pieds dans l’eau, la tête dans le feu… C’est comme ça que les Arabes disent.
Le bouquet de tant d’effort, ce sont ces magnifiques régimes de Deglat-Nour qui, dans les devantures des épiciers parisiens, font concurrence aux jambons d’York par la splendeur sombre, pailletée d’or de leurs robes. Ici les régimes suspendus au bouquet de palmes allourdissent l’arrogance des têtes. Ils me font songer tout ensemble à ces grappes de la Terre Promise qui courbaient les soldats sous leurs poids — et à la chevelure biblique d’Absalon.