Au Sahara : $b Illustré d'après des photographies de l'auteur
XVII
La voiture de la poste.
Le puits d’Ourlana est un des plus fameux de l’Oued-Rirh. Il est enfermé dans un petit jardin carré où l’on se glisse à plat ventre, par un trou de muraille. Le jet de l’eau est si fort qu’il vous bouscule. La piscine est si large qu’on pourrait y faire la planche. Je m’y attarde au bain avec délices, pendant que le voiturier donne un peu d’orge à sa mule.
Il est furieux, ce pauvre Charles.
— Ah ! ce blond-là, quand je le rattraperai !
Il s’agit d’un moricaud qui à emmené la seule bête valide du relais. Il va falloir ratteler la mule avec un cheval fantôme, un tiers plus grand qu’elle, sanglant des pieds à la tête, crevé au garrot, aux genoux et aux boulets.
Tandis que je déjeune à la hâte avec une boîte de conserves, Charles enduit soigneusement de cambouis les plaies de son attelage. A neuf heures, nous remontons sur le siège. Il paraît que nous aurons de la chance si nous arrivons à Mraïer avant cinq heures du soir.
J’aurai donc à soutenir toute la chaleur du jour. Et j’emporte un grand bidon d’eau, avec une serviette dont je me fais, sous mon casque, un turban constamment trempé. A mesure que nous avançons, le sol devient plus blanc. Les bouquets de palmiers qui, dans le lointain, à droite, à gauche, entourent les puits, semblent s’évaporer dans la lumière. Nous ne parlons plus, les yeux clos, cramponnés à la boîte, à cause des chocs qui nous jettent l’un contre l’autre. Comme la mule est à bout de forces, Charles attache une épingle à cheveux au bout de son fouet. Il pique dans l’épaule, à la place douloureuse, et je ne songe plus même à lui arrêter le bras. Cette phrase du médecin de Touggourt survit, bourdonne toute seule dans la torpeur de ma cervelle :
— A Mraïer, il y a un hôtel…
La vérité c’est que, en hiver, quelques touristes descendent jusque-là pour voir l’entrée des sables. Ils y trouvent dans un vieux bordj rechampi à la chaux, des lits avec des draps blancs. Et c’est une ivresse qu’on ne peut dire qu’une heure de sieste dans cette propre fraîcheur, pour un homme qui couche par terre depuis plus d’un mois.
En cette saison, l’aubergiste de Mraïer ne s’attend à aucune visite, surtout par la route du Sud. Il est un peu pris au dépourvu. Il me donne toutefois une bonne écuelle de la soupe qu’il avait fait cuire pour lui-même et il trouve, en battant sa basse-cour, de quoi me faire sauter une omelette. J’avale et je bois à la hâte, car la poste n’attend pas. Et si je laisse ici le Breton et la pauvre Fatma avec ses vingt-quatre heures de route dans le ventre, le petit Arbi qui doit me conduire jusqu’à Biskra ne m’accorde qu’un quart d’heure de grâce. A six heures, je remonte sur son siège, et nous voici à rouler jusqu’au lendemain, onze heures de la matinée.
Cette seconde nuit est féconde en aventures tragiques. Elles commencent par les caprices du cheval qui, dans une montée de dune, se couche à plat, comme une descente de lit et qui manifeste par des gémissements son intention bien arrêtée de dormir là.
Sans parti pris de le vexer, il n’y a pas moyen de lui passer cette fantaisie. Nous sommes encore à une bonne heure du poste optique, loin de tout secours. Nous nous suspendons à l’arrière de la voiture pour obliger, par contre-poids, l’animal à se relever. Le tout sans autre résultat que de faire casser la sous-ventrière. Il faut la réparer dans la nuit, à la lueur de notre petite lanterne. En désespoir de cause, l’Arbi m’ordonne de récolter du drîne. Nous entourons le cheval gisant de cette broussaille sèche, et on y met le feu. Brusquement, l’animal se relève. Il s’élance, il monte un pan de la dune pour s’abattre encore une fois. Il ne faut pas allumer moins de trois feux dans cette montée de sable, où les roues du diable enfonçaient jusqu’à l’essieu. L’Arbi regrette tout haut de n’avoir pas emporté un peu de pétrole.
Cependant, du poste optique, on a aperçu nos flambées, et la petite garnison est en rumeur. On entoure le diable. Après avoir craint de rester en route par la mort du cheval, je me demande si cette fois je ne demeurerai pas en panne par le meurtre du cocher. Mon Arbi a un mauvais compte à régler avec les gens du poste.
Il les a accusés de voler l’avoine dans le râtelier du relais. On le guette pour « lui faire son affaire ». Le palefrenier est mêlé à l’histoire. On s’empoigne dans la nuit. Il y a un blessé, le sang coule.
L’Arbi m’appelle à son secours d’une voix désespérée.
— Mon lieutenant ! mon lieutenant !
J’en demande bien pardon aux magistrats qui ont charge de punir les usurpations de titres, mais si j’avais fait à ce moment-là l’aveu de mon mandarinat civil, le courrier de Touggourt ne serait point arrivé à Biskra ni le voyageur à destination.
Je prononce donc quelques paroles militaires et impératives. Et si les cogneurs ont de la méfiance, ils n’osent point la faire paraître. Un monsieur qui arrive ainsi de nuit, par la voiture de la poste, ne peut être qu’un officier.
Toutefois, nos tribulations ne sont pas terminées. Au milieu du chott Melrirh, l’Arbi arrête son cheval :
— Voyez-vous là-bas ?
Il y a des lueurs intermittentes au ras de la plaine, des tentes ou des feux follets.
Comme ces parages ne sont pas sûrs, mon cocher éteint sa lanterne. Et nous voilà roulant dans les ténèbres.
Elle me paraît interminable, cette seconde nuit de veille, après la lourde chaleur du jour. L’Arbi fait de grands efforts pour m’empêcher de dormir ; et, dans la crainte de me voir tomber, emporté par le poids de ma tête, il imagine de me ficeler sur le siège. Je lui fais promettre qu’après le chott, au relais, il me donnera une demi-heure de repos.
Les gens qui gardent cette écurie ont des figures sinistres. La semaine dernière, ils ont pillé la cantine d’un officier. Et, quand nos guides ont passé là, vingt-quatre heures derrière la poste, avec nos bagages, ils ont été attaqués par des voleurs. On a fait le coup de feu et Cheikh-Bou-Djemâa a poursuivi les attaqueurs, dans la nuit, à coups de sabre.
J’ai sur moi tout mon argent dans une ceinture. Ma carabine est restée accrochée à ma selle et je viens de m’apercevoir que Charles a gardé mon revolver dans son coffre, par erreur, ou en souvenir de notre rencontre. Pourtant, quand nous arrivons devant la masure, à la pointe de l’aube, je me laisse glisser sur le sol, comme un blessé. Je ferme les veux, je m’endors si lourdement, à plat sur le sable, qu’une demi-heure après, à mon réveil, je ne reconnais plus le paysage, ni mon cocher qui me secoue et me crie :
— Debout ! debout ! Le jour se lève… et là-bas les palmiers de Biskra !