Au Sahara : $b Illustré d'après des photographies de l'auteur
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L’équitation en méhari.
Quand de son fauteuil on rêve au Sahara et qu’apparaissent devant les yeux les blancheurs vides du Grand Désert, on voit se développer une grève de sable, sans relief, presque sans moutonnement où les caravanes s’enlisent. Cette prévention tient en nous par de si fortes racines que, au seuil du désert, le premier mouvement est ce cri étonné :
— Mais le Sahara est couvert de végétation !
Végétations innommables, grises, bleu de fer, desséchées comme cette rose de Jéricho que rapportent les pèlerins de Terre sainte. Elles dorment en léthargie dans le sommeil de leurs racines. Pour se gonfler, pour revivre, elles attendent les pluies d’hiver. Leur misère broussailleuse, tordue, crucifiée, est plus effroyablement stérile que l’apparition, par larges taches, du sol rouge et nu. Pour le sable, on le rencontre bien, lui aussi, au désert, mais comme l’oubli, au bord des galets, d’une marée à jamais retirée. Il continue d’osciller ainsi qu’une eau clapotante sous les coups formidables du simoun. Tantôt, pendant des kilomètres, il s’étend en couches épaisses, déroulé en tapis, si merveilleusement uni qu’il semble avoir été tassé par le passage d’un rouleau. Tantôt il est vagué, strié de moires ; tantôt il se dresse en pics coniques, en dunes qui fuient abruptes, se perdent dans les brumes de l’horizon, et le sable reparaît aussi au fond des oued.
Ce sont les lits, desséchés durant toute la saison chaude, des torrents que forment les pluies d’hiver, dans les bas-fonds de la cuvette. Pendant tous les mois d’été, l’oued, complètement tari, sert de route aux caravanes. Deux de ces voies naturelles aboutissent dans les parages de Brezina : l’oued Segueur qui file en ligne droite sur El Goléah et l’oued Zergoun qui incline vers le M’zab.
Lorsqu’on entre dans le Sahara par l’oasis de Brezina, au seuil de l’oued Segueur, on voit surgir du sol, à perte de vue plat et nu, comme une silhouette étrange de château démantelé. De près, la forteresse est un plateau tabulaire, rigoureusement carré, taillé dans la forme d’un dé à jouer, en pans abruptes. Il a plusieurs kilomètres de tour. D’autres rochers volcaniques, de même coupe mais de taille inférieure l’entourent comme des ouvrages avancés. Ces falaises sans grèves ont donné leur nom à la partie du Sahara qu’elles dominent. On l’appelle la Région des Gour. Chaque gour compte plusieurs gara qui ont leur nom et leur histoire.
Voici la légende du gara de Brezina.
… Au nom d’Allah, très juste et très bon.
Un jour, Dieu voulut créer une femme qui eût une âme.
Et il forma de ses mains Bent-el-Rhass.
Ses yeux étaient noirs et bien fendus. Ses sourcils ressemblaient au trait arrondi du noun que trace la main d’un écrivain habile. Son front semé d’étoiles bleues était large comme la lune dans la nuit de sa rondeur. L’ouverture de sa bouche faisait songer à une bague, la fraîcheur de ses lèvres à un sabre ensanglanté. Ses dents brillaient comme des coquillages, ses joues comme des roses. Ses épaules s’arrondissaient comme un arceau d’ivoire. Sa gorge potelée était de celles dont les textes ont dit : « Ta gorge réchauffera ton mari et rassasiera tes enfants. »
Et comme Bent-el-Rhass devait commander à des hommes, Allah lui donna par surcroît les dons virils. Derrière les paroles, sa pensée devinait le secret des cœurs. Derrière les obstacles, ses yeux voyaient à trois jours de marche.
Un jour, sa chamelle favorite se sauva loin du gara, brûlée par l’amour d’automne. Les vieux cavaliers estimaient son prix à quatre cents boudjou. On aurait donné dix chameaux de bât pour elle.
Personne n’osait annoncer à Bent-el-Rhass le départ de la chamelle bien-aimée. Mais elle-même, étant montée sur sa terrasse, après le bain, à l’heure du moghreb, mit la main sur ses yeux à cause du soleil couchant.
Et elle prononça :
— Je vois ma chamelle qui a suivi l’amant de son cœur.
En même temps, elle cria à haute voix :
— Zem ! Zem !
C’est-à-dire : « Reste là ! »
Des cavaliers coururent dans la direction que Bent-el-Rhass avait indiquée, et le troisième jour, ils découvrirent la chamelle sous un bétoum. Agenouillée sur la terre, elle ruminait du drine.
Le Sultan Noir entendit parler de Bent-el-Rhass. Il leva ses tentes et dit à ses cavaliers :
— Allons trouver la femme qui a une âme, je veux avoir un fils d’elle.
Il envoya devant lui des chanteurs qui, au pied du gara, vinrent déclamer des vers en l’honneur de leur maître :
« Que de fois, IL a étendu sur la poussière le mari d’une femme très belle, dont la vie coulait par une blessure semblable à une lèvre fendue. Bent-el-Rhass, interroge les cavaliers si tu ignores ses exploits. Ils te diront qu’IL est toujours monté sur un cheval rapide et couvert de cicatrices.
« Son fer perce les burnous : le héros n’a point d’abri contre sa lance.
« IL le laisse en pâture aux bêtes sauvages qui rongent ses belles mains, ses beaux bras.
« Lorsqu’IL met pied à terre pour achever un ennemi, les lèvres du mourant se relèvent sur les gencives. Mais ce n’est pas pour sourire.
« Sa lance s’allonge comme les cordes d’un puits pour s’enfoncer dans le poitrail des chevaux ; sa jeunesse brille comme un bracelet sous les plis d’un haïk. »
Bent-el-Rhass écouta les chanteurs déclamer. Quand ils eurent déposé leurs instruments, elle répondit par les vers du poète :
« J’ai pour demeure Adya, une citadelle avec de l’eau, où je puise quand je veux. Ma forteresse est élevée ; les aigles eux-mêmes n’y peuvent atteindre. Si une injustice me vise, je n’en souffre pas. »
Alors le Sultan Noir envoya deux vizirs au pied du rocher pour annoncer ses présents.
— Bent-el-Rhass ! notre maître a apporté pour toi mille douros dans un coffre. Il te le fera remettre par dix négresses d’une beauté parfaite, nées le même jour. Tu trouveras parmi ces présents innombrables des bracelets de bras et de pieds en argent ; deux pièces d’étoffe du Soudan de dix coudées, quatre haïks fins, des tapis et des pantoufles de Fâss, quarante guessâa de blé, vingt guessâa d’orge, six pots de beurre, des clous de girofle, du serghîna, du koheul et des parfums pour la toilette des femmes, enfermés dans une haïba en peau de lérouy, avec sa serrure.
Bent-el-Rhass répondit aux vizirs :
— Dites ceci à votre maître : la quenouille de mes femmes suffit à me vêtir ; l’antimoine est aussi sombre dans ce pays-ci que dans le sien.
Les vizirs revinrent au camp, vers l’Achâ, c’est-à-dire deux heures après le coucher du soleil. Le Sultan Noir avait donné l’ordre de préparer du couscoussou à la poule, au mouton et à la citrouille, des viandes rôties, des dattes et du lait frais pour mille bouches. Deux nègres tenaient par la bride, l’un à droite, l’autre à gauche, un mulet caparaçonné d’un tapis à franges qui devait ramener la fiancée.
Quand il connut la réponse de Bent-el-Rhass, le Sultan entra dans une grande colère. Il ordonna :
— Jetez dans la fontaine toutes les toisons des moutons que vous avez égorgés ; aveuglez la source avec du sable. Demain, l’eau manquera à la Reine des Gour, et peut-être le soleil attendrira son cœur.
Les nègres firent comme leur maître avait dit, et le lendemain, à l’aurore, quand les femmes de Bent-el-Rhass vinrent pour chercher de l’eau au puits, elles virent que la source ne sanglotait plus dans le sable.
Elles coururent conter à leur maîtresse la mauvaise nouvelle.
— Sûrement, c’est le Sultan Noir qui a tari la source.
En parlant, elles pleuraient.
Bent-el-Rhass dit :
— Celui que je hais ne me tient pas encore.
Et elle reprit son visage riant.
Une semaine s’écoula ainsi où chacun mesura sa soif. Un matin, les suivantes déclarèrent :
— Il n’y a plus d’eau que pour un jour.
Alors, sans s’émouvoir, Bent-el-Rhass commanda :
— Faites un tas de tous les haïks, de tous les burnous, de toutes les gandoura. Lavez-les avec cette eau qui vous reste. Étendez-les sur des cordes au grand soleil.
Les femmes crurent que la douleur avait troublé la raison de Bent-el-Rhass.
Elles murmurèrent :
— Maîtresse, voulez-vous nous répéter l’ordre que vous nous avez donné ?
Bent-el-Rhass lisait dans leurs cœurs. Elle répéta :
— Faites comme j’ai dit. Je vois plus loin que vous.
Les médecins du Sultan Noir lui avaient promis la capitulation de Bent-el-Rhass pour le jour même. Il était monté à cheval avec l’aurore pour se porter au-devant de la reine.
Au soleil levant, il aperçut toutes ces étoffes blanches que le vent gonflait comme des voiles.
Il fit appeler ses médecins et demanda :
— Que vois-je donc là-haut ?
Les médecins répondirent :
— Ce sont sans doute des nuées blanches qui se reposent sur le sommet du Gara avant que de reprendre leur course.
Mais le Sultan Noir s’emporta dans une colère si terrible que tous ses cavaliers sentirent trembler leurs cœurs.
— Vous mentez ! Ce ne sont pas là des nuages : ce sont les haïks de Bent-el-Rhass. Elle les blanchit pour nous narguer. La reine boit là-haut à quelque source inconnue. Jamais nous ne la prendrons par la soif.
Le Sultan fit couper la tête à ceux qui l’avaient trompé, puis il leva le siège pendant la nuit avec toute son armée.
Et Bent-el-Rhass vécut cent années arabes. Sur sa terrasse ou sous sa tente, elle aima des guerriers, blancs comme elle. Elle eut d’eux des fils en grand nombre qui tous furent valeureux.
Quand elle mourut, le kohl de ses yeux descendit sur ses dents, le souak qui rougissait ses gencives monta à ses yeux. Et par la volonté d’Allah, très juste, très bon, elle garda dans la mort une splendeur de beauté, terrible, — telle que les hommes n’en ont plus jamais vue.
… Nous laissons sur notre droite les Gour de Bent-el-Rhass et notre petite troupe s’engage dans le lit de l’oued Zergoun.
A l’heure qu’il est, outre nous deux, Européens, et nos trois guides, elle est composée d’un cuisinier arabe et de quatre chameliers à pied qui poussent les cinq bêtes de bât. Comme l’oued Zergoun fait de nombreux détours, il est convenu que nous ne suivrons pas son lit. On y rentrera seulement le soir pour dormir ; le reste du temps, on coupera au plus court. On marchera, de jour avec le soleil, de nuit avec les étoiles.
Le Saharien est comme le marin : il va, les yeux levés sur le ciel. Son horizon étant sans nuages, il n’a jamais besoin de boussole. D’ailleurs, au bout d’une semaine de route, les montres s’arrêtent pour un choc, pour quelque grain de sable. On ne sait plus l’heure, ni la date du mois, ni même le nom du jour. Le temps ne compte pas. Et, dans l’absence de tout rapport avec d’autres hommes, on se laisse bercer dans le rythme des successions astrales, entre les levers de soleil et les levers de lune.
La chaleur et le bercement du méhari entretiennent cette somnolence de la pensée.
Il y a peu de monture sur qui l’on soit moins renseigné que sur le méhari. La raison en est simple : on ne trouverait pas dans le sud des trois provinces, vingt officiers ayant monté la bête pour un voyage de quelque durée.
Lorsque je vis pour la première fois nos méhara sur la place de Géryville, le matin du départ, je fus tout d’abord saisi d’admiration. Le chameau de bât, le djemel, qu’on rencontre dans toute la région du Nord, surprend nos yeux d’Européens par le cabossage de ses formes, et il faut quelque acclimatation pour s’habituer à son dos caricatural, à la prétention de son port de cou, à la gaucherie de toutes ses allures.
Le méhari s’impose du premier coup comme un animal noble. Il est aussi différent du djemel par la taille, les formes, toutes les proportions, qu’un cheval de course d’un cheval de fiacre. Un proverbe arabe dit « qu’il a les oreilles de la gazelle, l’encolure de l’autruche, le ventre du sloughi ». Sa tête est sèche, attachée à un cou si souple que, dans la colère et la révolte, il emprunte des ondulations de serpent. Les yeux à fleur de tête, très noirs, sont voilés de cils saillants, qui leur donnent une profondeur pensive. Le museau effilé n’est guère plus gros que celui d’un fort bélier. La bosse du djemel a fondu sur le dos du méhari, tandis que cette partie antérieure de la poitrine sur qui le poids de l’animal porte dans l’accroupissement, avance en éperon de navire. Des pieds étroits, des jambes sèches, un jarret musclé indiquent les soins donnés depuis des siècles à la reproduction de cette race. Encore aujourd’hui, au moment même de la naissance, on emmaillote avec une large ceinture les intestins du jeune méhari pour que leur paquet ne prenne point un développement trop volumineux. De là, l’évidement du ventre à l’âge adulte dans une forme de lévrier. Ces chameaux, remontés du pays touareg, sont tout blancs ou de robe fauve, avec des basanes blanches et des crinières de lions noirs.
Quand le cavalier s’approche d’eux, il les trouve agenouillés sur les jambes de devant, accroupis sur les jambes de derrière. Le harnachement est à la mode touareg. La selle en bois, le rahla, se creuse comme une assiette ; le dossier monte en pointe jusqu’à la trois ou quatrième vertèbre du cavalier. A la place du pommeau, une petite croix de même hauteur. On vous avertit tout d’abord de ne jamais toucher à cette pièce qu’on serait parfois tenté de saisir à pleines mains. Elle est supportée par un os de gazelle, fragile comme du cristal.
Pour monter en selle, tandis que le chamelier se tient à la tête du méhari et le rassure par la parole, il faut poser le pied sur l’encolure, et s’asseoir légèrement dans le creux de l’assiette avec la petite croix du pommeau dressée entre les cuisses. On installe alors ses pieds, placés l’un derrière l’autre, sur l’encolure même du chameau, et, saisissant les guides, on l’oblige à lever la tête, de façon à trouver un point d’appui un peu solide sur le cou.
Alors, le chamelier agite son bras : c’est le geste qui commande de se dresser. L’animal qui rugit presque aussi violemment que le lion, lève brusquement son train de derrière. Ce mouvement sans nuance lance en avant le cavalier inexpérimenté. Avant qu’on ait pu reprendre l’équilibre, un choc tout aussi robuste, vous rejette en arrière. C’est que le méhari vient de se lever sur les pieds de devant. Le troisième mouvement, le plus périlleux pour les novices, se produit encore une fois, d’arrière en avant quand le chameau se dresse sur ses jarrets. Dans cette secousse, on joue sur la selle le rôle d’une pierre dans une fronde. Il fait bon se cramponner, car on est alors porté par ces animaux gigantesques à deux mètres cinquante ou trois mètres du sol. Et les histoires sont fréquentes de cavaliers assoupis dans une marche de nuit, qui se sont tués en tombant de leur monture.
L’équitation du méhari est sûrement une vocation. Il y a des hommes de cheval qui n’entreront jamais dans les allures du chameau et qui resteront crispés à la selle. Il y en a d’autres avec qui les saccades s’assoupliront et qui finissent par obtenir de leur monture des airs de manège, du trot, du galop, du passage.
L’usage des pieds comme aides joue un rôle important dans la modération des allures. La principale difficulté demeure pourtant la position de la tête et le doigté des rênes. Elles s’attachent à un anneau de fer rivé dans la narine droite du méhari et passant de droite à gauche ; elles viennent se réunir sur le garrot avec la longe du licou qui s’appuie de gauche à droite. Le plus léger mouvement sur la rêne de narine cause à l’animal une douleur très vive. Il cède, il prend sa droite ou sa gauche, et il avance. Il oblique, il modifie son allure. Le meilleur moyen de définir la légèreté de main, ici nécessaire, est peut-être cet axiome obscur : « Il faut tenir le méhari sans le tenir, tout en le tenant. »
On raconte dans le Tell que les méhara font en un jour dix fois la marche d’une caravane, soit cent lieues. Mais les meilleurs et les mieux dressés, du soleil à la nuit, ne vont pas au delà de trente à quarante lieues. Pour nous, notre entraînement n’a jamais dépassé quatre-vingts kilomètres par jour en deux étapes. Et après cette expérience, je suis tout à fait de l’avis du général Daumas qui dit dans son Grand Désert : « Si les méhara pouvaient courir cent lieues, pas un de ceux qui les montent ne résisterait à la fatigue de deux courses. » C’est, en effet, dans cette fatigue du cavalier que gît l’obstacle.
Ceux qui parlent du mal de mer dont on souffre sur les chameaux prouvent par là qu’ils n’y sont jamais montés, ou, tout au moins qu’on les a fait voyager en bassour, dans le palanquin des femmes. Un homme à califourchon sur sa selle, assez assoupli pour ne pas résister avec raideur, au léger tangage de l’amble que les méhara marchent même au pas, n’a rien à redouter de leurs balancements. Mais dès que l’animal prend le trot qui est son allure ordinaire, qu’il exécute, la jambe tendue, sans jamais plier les genoux, la souffrance est certainement assez vive pour des Européens. Nos Chaamba se soutenaient par deux ceintures très serrées ; l’une autour des reins et du ventre, l’autre sous les aisselles. Pour avoir négligé de les imiter, j’ai passé par une courbature effroyable, car les poumons, le foie, tous les organes, battent ici contre les côtes. Cela produit une multitude de points de côté qui vous font à la longue une ceinture de douleur.
On n’en meurt point. La preuve, c’est que huit jours après cette mésaventure, je mettais mon méhari au galop. C’est la grande épreuve : les foulées de la bête atteignent vingt mètres. On a, en l’air avant la secousse de la chute, la sensation délicieuse du vol. Pour une fois, je manquerai de modestie et je vous dirai que nos Chaamba, très satisfaits de mon équilibre, m’ont loué dans des termes qui sont restés dans mon cœur.
— Kif kif Touareg !
(Tu montes comme un Touareg).
Un dernier préjugé dont il faut faire justice, c’est la fausse opinion qu’on nourrit de la robustesse des chameaux.
La vérité, c’est que les méhara, en leur qualité de bêtes de sang, ont le cœur mieux placé que les camarades. Si l’herbe est abondante, un peu gonflée de sève, ils passent les mois d’hiver sans boire. En automne, ils ne vont aux puits que deux fois dans le mois. L’été, même en voyage, ils se contentent de s’abreuver tous les cinq jours. Mais toutes ces fatigues se payent et se payent cher. Le méhari qui, sous un courrier, aura couru deux cents kilomètres d’affilée, se couchera pour ne plus se relever. Les nôtres, au bout de leurs douze cents kilomètres parcourus aux grandes allures et autant dire sans halte, sont venus tomber à Biskra, devant l’hôtel, à demi-morts. Nos guides ont réclamé leurs prix. Pendant la route, ils les avaient maintes fois saignés d’une façon tout ensemble primitive et cruelle : avec leur couteau poignard, ils fendaient la chair d’une estafilade qui ouvrait l’animal de la croupe à l’épaule, jusqu’aux côtes ; un bourrelet de crottin sec venait panser cette blessure quand elle avait abondamment coulé. Ou bien Brahim crevait une veine de son méhari en plein front. C’était un spectacle qu’il aimait à donner devant des étrangers pour prouver qu’en bon Chaambi, il n’avait pas peur du sang.
Les méhara supportent ces incisions sans se plaindre. Ce courage physique fait d’eux des compagnons précieux pour la guerre. Tandis que le djemel blessé se répand en interminables beuglements, le méhari patient, courageux, ne trahit jamais sa douleur et ne dénonce pas aux ennemis le lieu de l’embuscade.
Honnête et sûr, malgré des révoltes passagères et des rages léonines, pour l’agenouillement et la montée en selle du cavalier, le méhari ne connaît point la peur. Nous sommes descendus avec les nôtres par des pentes de torrents où l’on ne se risquerait à pied qu’avec crainte sur les pierres roulantes.
Le méhari commet l’écart devant un seul obstacle : quand il rencontre sur la route le squelette d’un de ses frères.
D’ordinaire les ossements sont éparpillés sur une cinquantaine de mètres, dispersés par les chacals et les hyènes. Le soleil a tôt fait de consumer ce que les animaux avaient pu laisser de chair attachée aux os. La carcasse surgit de terre, à moitié ensablée ; c’est vraiment une épave, ce qui reste après le naufrage de ces « vaisseaux de la terre », gouareb el berr. Si, à ce moment-là, on relâche un peu la bride et qu’on laisse le méhari libre d’agir à sa guise, il vient flairer ces restes du compagnon défunt. Souvent même il prend un de ces ossements dans sa mâchoire. Et c’est un spectacle fréquent au désert, quand on croise un ibel (troupeau) de méhara, que de voir une bête portant ainsi, pendant des lieues, la relique du frère défunt.
A quel instinct cèdent alors ces grandes bêtes pensives ? Il y a peut-être un paradis tout blond d’orge, tout verdissant de drîne, promis aux méhara marabouts qui honorent les défunts tombés sur la route des caravanes, dans le galop de la harka.