Au Sahara : $b Illustré d'après des photographies de l'auteur
XIII
Rencontres de caravanes.
Bien que l’occupation du M’zab ait dérangé les opérations des nomades et que les caravanes soient moins exposées qu’autrefois aux surprises de la harka, on a conservé dans le Sahara des habitudes guerrières. Chacun met d’abord sa confiance dans ses armes.
L’été, les routes tout à fait désertes sont moins sûres que l’hiver. La vie commerciale cesse du mois de juin à la fin d’août. Les partis isolés que l’on rencontre ne peuvent guère donner des motifs avouables de leurs déplacements. Ce sont des rebelles, des gens qui ont fait un coup, tué un ennemi, razzié quelques chameaux et qui profitent de la solitude d’été pour se sauver avec leurs tentes. Ou encore on croise des contrebandiers qui viennent de franchir la frontière tunisienne en fraude, avec de la poudre, des armes, surtout du sucre.
Si large que soit le désert, il y a nécessité fatale qu’on se rencontre, car on ne choisit point sa route. Sous peine de mort par la soif, il faut marcher d’un puits à l’autre en coupant au plus court. Pour ce motif, les bergers et les honnêtes gens qui ont obligation de voyager pendant la chaleur, dressent leurs tentes très loin des puits.
C’est Cheikh et Brahim qui signalent toujours l’approche de l’homme. On dirait qu’ils le flairent, car j’ai beau écarquiller les yeux, l’horizon est encore net pour moi. Aussitôt, on ralentit le pas, afin de laisser aux sokhrars et aux chameaux de bât qui suivent à quelques centaines de mètres le temps de rallier. On se déploie en éventail. On donne un coup d’œil aux fusils qui, toujours chargés, pendent aux selles. Bientôt des points noirs apparaissent au bas du ciel. La caravane grossit lentement, car elle-même n’avance qu’avec circonspection. A portée de tir, si décidément on est, de part et d’autre, d’honnêtes gens qui demandent la franchise de la route, on s’envoie des ambassadeurs. De chaque côté, un cavalier se détache. Les deux chameaux trottent l’un vers l’autre à la rencontre. Quand on est face à face, on s’interroge.
— Comment t’appelles-tu ? D’où es-tu ? Où vas-tu ?
Après qu’on s’est reconnu ami, tout le monde se rapproche. Seuls les chameaux porteurs de bassours, où les femmes voyagent cloîtrées, demeurent un peu à l’écart.
Chaque parti questionne l’autre sur la route parcourue. Les puits sont-ils encore bien éloignés, et dans quel état les a mis la sécheresse ? Les cavaliers qui ont la provision d’eau la plus abondante et la plus fraîche laissent généreusement boire à leurs outres. Puis on renouvelle les saluts et chacun pousse devant soi sans tourner la tête.
Après la première surprise, le charme de ces mœurs primitives s’impose. Nous vivons dans un monde où la lutte est tout aussi âpre qu’au désert ; seuls, les moyens de bataille diffèrent, et les nôtres ont moins de franchise. La balle du Saharien vient en face, et la prompte justice du fusil en joue donne ici à l’homme, avec une jouissance de sécurité, la fierté de la vie individuelle.
Nous rencontrons autour des puits des caravanes arrêtées pour laisser reposer leurs bêtes et renouveler leur provision d’eau. Nos Chaamba reconnaissent en eux des gens de leur tribu ; la confiance naît tout de suite. Les hommes laissent leur campement sous la garde des esclaves qui font paître les chameaux et ils viennent s’accroupir autour de nous pendant les heures de la sieste.
Tout naturellement, nous les interrogeons sur le motif de leur voyage. Ils ne font pas de façon pour conter qu’ils désertent, qu’ils passent avec armes et bagages du côté des mécontents qui se groupent dans le Touat, au sud du Maroc, autour de quelques marabouts.
Un mot revient perpétuellement dans leurs discours. Ils le prononcent en français d’une langue amère : corvée, corvée. Il s’agit des journées de prestation que le règlement commande de fournir aux bureaux arabes. Il paraît que la dune menace à cette heure l’oasis de Ouargla. On a entrepris de la fixer d’après la méthode qui a donné de si heureux résultats à Aïn-Sefra. Mais c’est là un long travail. Il réclame des bras nombreux. Or, autant que j’ai pu les juger sur les gens de notre escorte, sur les nomades rencontrés en route, ces Chaamba sont des pillards invétérés. Peut-être serait-il juste de dire qu’ils aiment la bataille autant que le butin. Si nous avions l’occasion d’utiliser leurs forces guerrières contre les Touaregs ou tous autres de leurs voisins, ils seraient capables de nous servir avec fidélité. Mais si on veut leur mettre la pioche à la main, leur bonne volonté se tourne en mauvaise humeur et en haine. Ils n’ont ni le tempérament, ni les habitudes des Berbères ksouriens. Et peut-être s’expose-t-on à de graves déboires en voulant exiger d’eux les mêmes travaux.
Ces causeries se prolongent pendant les heures chaudes du jour, à l’ombre d’un rocher. Les Chaamba sont assis en cercle, leurs babouches ôtées. En devisant, d’un mouvement rapide, entre le pouce et l’index, ils font glisser les grains des chapelets. A leur tour, toute la besogne finie, les esclaves nègres viennent s’asseoir près des maîtres. Si bien qu’à la fin c’est autour de nous un vrai « méâd » de discoureurs qui ne s’interrompent que pour boire…
A Ogglat-ed-Debban, nous rencontrons un Abid des Oulad-Sidi-Cheikh à qui nous offrons le café. Ce personnage semble fort au courant de la politique du Sud et des menées indigènes. Lui-même dispose d’une certaine influence chez les Chaamba de Metlili. Il descend de ces esclaves que Sidi-Cheikh affranchit par son testament et auxquels il confia le soin de recueillir des offrandes religieuses.
Cet Abid nous raconte que depuis leur soumission Si-Ed-Dine, Si-Hamza et Si-Kaddour ont perdu une bonne part de leur influence ancienne sur les Chaamba, clients religieux des Oulad-Sidi-Cheikh. Le vent souffle aujourd’hui du côté de Bou-Amama, celui qui fomenta contre nous l’insurrection de 1882.
Ce nom de Bou-Amama est sur les lèvres de tous les gens dont nous faisons rencontre, Chaamba en fuite ou contrebandiers. On nous apprend que le marabout a reconquis le prestige dont l’avait un instant dépouillé la défaite. A l’heure qu’il est une bonne partie des peuplades du Sahara et du Sud marocain acceptent son influence religieuse. On récolte pour lui des dîmes et des présents. On célèbre la généreuse hospitalité qu’il accorde dans sa zaouiya à tous les croyants qui le visitent.
Brahim, qui a été envoyé naguère comme courrier dans le Touat, est revenu entièrement conquis par les grandes façons du marabout. Il ne nous cache pas ses sentiments. Il prend ouvertement la défense de Bou-Amama. Il le fait sans colère avec la sérénité de la foi inébranlable :
— Non ! Bou-Amama n’est pas du tout l’homme que vous pensez…
Il lui décerne le titre de « mouley taham » (donneur de couscouss). Il n’hésiterait certes pas à le rejoindre si du jour au lendemain le marabout prêchait la guerre sainte. Et il est probable que nombre de Chaamba l’accompagneraient dans cette défection.
… Nos guides ne sont pas seulement fort attachés à leur religion, mais aussi abominablement superstitieux. Cette pusillanimité qui cohabite chez eux avec une éclatante bravoure s’explique sans peine. Ce sont les mêmes raisons psychologiques qui font du Saharien et du matelot des personnes inquiétées par le surnaturel. L’un comme l’autre, ils marchent dans le silence et dans le vide, en tête-à-tête avec leur seule rêverie. Leur cas est donc celui de tous les obsédés : une minute vient où leur idée s’objective, où ils voient se dresser devant eux le fantôme qu’eux-mêmes ont créé. Ajoutez que la nature, les éléments sont ici complices de ce vertige. Le mirage entretient les sens dans une énervante illusion. Otez donc de l’esprit de ces simples que c’est un bon génie qui leur fait voir de l’eau quand la soif les affole, qui leur montre des fraîcheurs d’oasis quand ils sont à bout de forces ! Et si Allah donne tant de puissance au mauvais ange, pour torturer les hommes, comment les cœurs ne trembleraient-ils pas dans les poitrines ?
Le soir, avant de se couvrir la tête avec son manteau pour dormir, Brahim, qui est dévot, crie bien haut dans l’ombre :
— Que l’Esprit malfaisant s’éloigne !
Et vraiment, nous avons eu sur la route plusieurs manifestations de son pouvoir occulte. En des nuits étouffantes de simoun, couchés sur la dune, nous avons distinctement entendu sous la terre des pas rythmés de troupes en marche, des roulements de tambour, des galops de chevaux. Les Français qui ne croient à rien prétendent que c’est le contre-coup des vagues de sable roulant au loin sous l’effort du vent. Mais les Chaamba savent bien que c’est la bataille souterraine des guerriers morts qui sont restés prisonniers de l’esprit du mal.
Souvent, l’âme de ces maudits jaillit du sol par une fissure. Elle voltige dans l’air, sous l’apparence d’une flamme haute et flambante. Le chameau fait un écart et le cavalier pousse un cri d’épouvante.
— Zghoughen ! Zghoughen !
Les revenants !
Nous en rencontrons presque chaque jour de ces feux follets sautillants, sur la piste de caravanes, semée entre les puits d’ossements de chameaux, de mulets et d’hommes. Parfois, même, les revenants prennent les apparences de la vie. C’est qu’ils ont alors une mauvaise nouvelle à nous annoncer.
Une nuit, Cheikh, qui n’a pas la conscience tranquille et qui ne prie jamais, a été réveillé par un éclat de rire. Il s’est levé en sursaut et il a regardé autour de lui. Debout près d’un de nos méhara, il a vu distinctement une forme de femme au clair de lune. Le fantôme a ri encore une fois, puis a disparu. Deux jours plus tard, comme nous arrivions à Metlili, on est venu annoncer à un de nos sokhars, qui avait là sa tente dressée, qu’un de ses enfants était mort pendant son absence. On avait enterré le petit corps l’avant-veille.
J’ai moi-même entendu plusieurs fois de ces éclats de rire qui vous font retourner. Ils sont produits par le souffle du vent tombant sur une touffe de drîne sec. C’est un bruit strident et extraordinaire. Il n’a vraiment d’analogue pour l’oreille qu’un ricanement de méchanceté.
Mais quand le siroco ne souffle pas, quand il ne tourmente ni la dune, ni les nerfs des hommes, l’épouvante disparaît et une immense douceur descend du ciel sur les fronts.
Entre l’étape d’après-midi et l’étape d’aurore, de minuit à deux ou trois heures du matin, nous descendons de selle pour nous reposer. Comme nous n’avons pas emporté de tente, c’est le ciel que nous contemplons, étendus sur le dos.
Les levers et les couchers du soleil que j’ai vus sur la route ne m’ont point fait oublier les levers et les couchers de soleil de mon pays. Mais comment imaginer de chez nous la gloire de ces nuits sahariennes ? Sûrement, l’ivresse qu’elles donnent passe les mots ; seule la musique la pourrait traduire. On entend vraiment ici le chœur des étoiles, les harmonies des mondes.
Innombrables, larges et chaudes comme des soleils, ces étoiles fleurissent, une nuit tour à tour azurée ou couleur de perle, selon que l’on se rapproche ou qu’on est éloigné du jour. La voûte est si transparente que ces feux semblent y plonger par la racine en reflets. Et d’un bout de l’horizon à l’autre, la voie lactée jette sur ce fleuve de feux une arche de lumière.
Les yeux éblouis de fixer ces lueurs se ferment par degrés. On passe sans secousse de la veille consciente au sommeil où on les voit encore. Et quand les guides vous réveillent pour reprendre la route, le premier regard rencontre les constellations qui brillent toujours.
Oh ! ces marches de nuit sous les étoiles ! Les couples des cavaliers et des méhara ne forment plus dans les ténèbres de la terre qu’un seul fantôme, des silhouettes d’animaux fantastiques, sans épaisseur, promenés sur un écran clair. Le sloughi qui, tout le jour, marche dans l’ombre des chameaux, a l’air d’un squelette qui danse dans les flaques de lune. Le rythme des sonnailles, balancées dans un trot d’amble, accompagne la chanson mélancolique de la petite flûte. Les méhara, en garde contre la traîtrise des ombres, tâtent le sol de leur pied sûr et supportent l’injustice des coups de matraque en pleurant.
… C’est ainsi que le soir du 5 août, par la route de Zelfana, d’El Hobrat, d’Arad, après une terrible journée de soleil passée à Mellalah, au bord d’un puits empoisonné, sans autre abri qu’une touffe de drîne, nous arrivons par un escalier de sable au balcon de rochers qui domine Ouargla.
A nos pieds, sous le clair de lune, l’immense plaine s’étale comme un lac pâle où l’oasis masse des taches sombres, où le chott de sel reluit en plaque d’acier. A droite, c’est la route du pays touareg. De ce côté, un formidable piédestal de rochers, surgi du sable, semble attendre quelque statue démesurée.
Nous restons là à regarder dans le vide, un long temps, silencieux ; puis Brahim, qui jamais n’est sorti du Sahara, désigne la plaine d’un geste d’enthousiasme et il s’écrie :
— Ouargla ! Il n’y a rien de plus beau dans le monde !
Pour moi c’est le but de ma course dans le Sud, le point extrême vers lequel je tendais, le pays que plus d’une fois j’ai craint de ne pas atteindre. La joie de nos Chaamba ne me fait pas sourire et je me souviens du cri de ces errants qui, un jour, du haut de la montagne biblique, aperçurent les palmiers de leur terre promise.