Bretonne
VIII
Quand la mer et le ciel eurent épuisé leurs fureurs, des jours d’une suavité délicieuse se levèrent sur la vallée d’Auge. Une brise plus douce que l’haleine d’un enfant se mit à souffler sur la campagne, l’herbe commença à sortir de terre, brin à brin, d’un bout à l’autre des prairies, avec la timidité d’une semence qui lève. La nature avait une convalescence, ainsi qu’une jeune malade qu’abandonne le délire et la froide fièvre. Des larmes découlaient des arbres. Ce tableau rappelait encore un peu l’automne, moins l’espoir qui palpitait partout. Ce n’était plus le repos d’avant les semailles, mais le calme qui précède les enfantements. On voyait au pied des haies mouillées et nues la marge noire des anciens feuillages ; mais un mystérieux tisserand, plus délicat que l’araignée, n’étendait plus sur les labours ce linceul cendré de gaze soyeuse que font étinceler les derniers soleils.
Chaque jour, un peu après midi, le père Saussaie descendait de sa soupente et se mettait à marcher pour se dégourdir, de long en large, devant le château, allant d’une aile à l’autre sans interruption et d’une façon automatique. Ces allées et venues régulières ressemblaient à la promenade d’un prisonnier au travers d’un préau. Les gamins de l’école qui commençaient à se rassembler sur les pelouses ne le troublaient pas.
Anne, dont les façons avec lui avaient pris un tour d’autorité despotique, lui dit un matin : — Vous avez l’air en pénitence, venez donc dans les champs.
Il la suivit après une légère résistance. Et à partir de ce moment, tout rajeuni, il faisait avec elle l’école buissonnière pendant une heure ou deux.
Ce fut un enseignement précieux pour l’enfant. Il lui apprit les mœurs des animaux, leurs habitudes suivant les époques, et quelquefois, près de son intelligente élève, il se laissait aller à émettre des idées d’une très grande élévation physiologique, à propos d’une bête nuisible, d’un oiseau ou d’une humble plante.
— Ne détruisez pas les vipères, disait-il, ne vous en plaignez même pas, pas plus que des méchants. Le venin qu’elles absorbent, qu’elles pompent de la terre et dont leurs vésicules sont gonflées, n’en ressortira plus pour se répandre sur les humains en maux cruels. Et cette méchanceté de certains êtres qui vous surprend et vous scandalise, aimeriez-vous mieux qu’elle se répandît sur vous ? Cette glèbe est pleine de venin ; laissons faire les vipères et la nature.
Devant les fleurs des prés il avait des joies de collectionneur, comme s’il les trouvait écloses dans son jardin. La couleur le préoccupait surtout.
— Oh ! si on savait, si on savait, murmurait-il, pourquoi ici le suc bienfaisant, et là le poison ? le bleu commun et le rose vulgaire, et le noir ? Oh ! le noir, si rare !
— Il me semble que vous êtes très savant, Monsieur Saussaie ? concluait Anne.
— Voyez-vous, mon enfant, continuait-il, il est beaucoup de gens que rien n’étonne dans la création et qui n’ont aucune idée de son merveilleux agencement et de la beauté infinie de ses détails. Ils jouissent vaguement de l’ensemble et n’observent rien au delà, esprits vite satisfaits. Mais vous ne serez point de ceux-là. En vous recueillant dans le spectacle des petites choses vous puiserez une grande sagesse.
De temps à autre il soulevait sur son front sa casquette ressemblant à celle des invalides.
— Maintenant, vous ne verrez plus, comme en novembre, autour des fermes, la troupe des corbeaux effrontés voleter entre les sillons sur le pas des chevaux en sueur pour dérober le grain, tandis que le laboureur, comme un marin au gouvernail, dirige en haletant sa charrue d’érable. Ils vont commencer leur nid, avant les feuilles ; il est dur comme eux, sans grâce, en terre battue ainsi qu’une aire de grange, couronné d’épines, et si haut sur les hêtres aux troncs lisses et sur les peuples, qu’on laisse en repos leur vilaine couvée.
Quand les premiers coups de soleil font sortir des polders une vapeur bleuâtre, les renards amènent les jeunes à l’entrée des terriers et les regardent se chauffer et bondir parmi les rochers. Je me rappelle, dans les nuits de mon enfance, à Saint-Jean-de-Daye, couché sous le chaume, les avoir entendu chasser pour nourrir leurs petits, et donner de la voix comme des chiens courants. Les mousses reverdissent, les perdrix sont déjà en pariade, les poules d’eau s’accouplent, les taupes commencent à pousser leurs taupinées d’où la terre sort toute menue, et les fourmis renaissent au travail.
Suivez-moi vers cette chasse où l’aubépine montre ses bourgeons. Voyez ce petit oiseau brun au bec effilé, il est sans éclat : c’est le rossignol. Il gèle encore qu’il prélude à ses plus beaux hymnes, et tout le temps que la femelle couve, perché sur une branche, à côté du nid, le musicien l’enchante.
Il lui apprenait aussi à reconnaître les heures d’après certaines floraisons.
— Le nénuphar n’attend pas sept heures pour incliner son calice vers les eaux ; un peu plus tard le mouron fleurit ; puis c’est le souci jaune ; enfin la dame d’onze heures ; ensuite la glaciale, au moment où la chaleur de midi réveille le maigre grillon et le porte à pousser un cri perçant.
Mademoiselle, lui disait-il quelquefois, en soixante-dix années, on a le temps d’exercer beaucoup de métiers ; ainsi, moi, étant gamin, j’ai commencé par être un petit vacher chaussé de sabots et armé d’une grande gaule : quand je rentrais, le soir, ma mère m’embrassait au front. J’ai aussi été pêcheur, laboureur, puis soldat en Afrique. C’est un pays où la lumière est blonde comme un rayon de miel, l’ombre rare et bleue, et la nuit couleur de violette. Lorsque nous ne nous battions pas, nous nous arrêtions dans des douars, ou bien nous traversions les rivières en écartant les lauriers-roses.
Certains jours leur promenade les menait jusqu’à l’Aure qui coule sous les saules.
Il y avait sur une berge quelques petits jardins aux murs défoncés, bordés de ronces traînantes, par-dessus lesquels s’apercevaient des tonnelles peintes et encore dépouillées de verdure, qu’on appelle dans la contrée des salles vertes. Ces enclos appartenaient à de riches commerçants, flâneurs et paresseux, habitués à pêcher des dards, vers cet instant du jour où les cafés sont devenus déserts. Les jolis petits dards, fins comme des aiguilles, se poursuivaient par milliers en faisant de rapides crochets entre les joncs et les roseaux, ou bien, tapis parmi de longues herbes flottantes, on ne les voyait plus.
Cette pêche représentait pour ces désœuvrés une distraction aristocratique, une sorte de sport, un prétexte à traîner un instant de leur vie oisive et à tromper leur ennui. Ils changeaient de vêtements dans leurs tonnelles, s’habillaient de flanelle ; pour se rendre excentriques, au premier soleil, ils se coiffaient de chapeaux yoko, pointus comme des casques et garnis d’une laine rouge ; et souvent, les lignes abandonnées dans l’herbe, on les entendait rire, boire, heurter leurs verres avec fracas, lire le Bonhomme Normand et faire les mauvais sujets.
On disait : — j’ai pris tant de dards aujourd’hui, tout comme on eût dit : — j’ai marqué tant de points au piquet. — Les pêcheurs de dards n’eussent point voulu prendre des mulets, des bars, des moules ou des crevettes, car on aurait pu les soupçonner d’une idée de lucre, du désir d’ajouter un plat à leur ordinaire qui ne leur coûtât rien, et une semblable pensée les aurait profondément humiliés aux yeux de leurs concitoyens : ne pas avoir le moyen de faire une chose constituant une sorte de dégradation morale.
— Maintenant, continuait le bonhomme, en attendant la volonté de Dieu, je cloue des souliers de paysan. C’est un vilain état, sans doute, mais on y gagne un peu d’argent. Tandis que je frappe sur la semelle, je me souviens des jours passés, et ma pie, perchée sur un vieux pot, compte avec sa tête tous les chocs du marteau.
Une après-midi, qu’ils revenaient ainsi en causant, ils aperçurent devant la porte du maître d’école le cabriolet du médecin Lemoine, dit Tortillard, dont le cheval tenu en main par un enfant reniflait la terre. L’escalier était rempli de monde, car, depuis le jour de l’accident, chacun s’arrogeait le droit de visiter Mlle Perpétue, pour déplaire au bilieux Boscher.
La vieille fille venait d’essuyer une première attaque de paralysie, et, assise sur son lit, elle disait avec essoufflement et les yeux dilatés :
— Je sais ce que c’est que de mourir, allez, j’n’en ai plus peur à c’t’heure ; tout mon corps y a passé, n’y a que la tête qui n’a pas voulu… J’sentais que ça m’tirait, qu’ça m’tirait toujours… et le cou s’allongeait, s’allongeait… Enfin, pisque la tête ne voulait pas passer…
— On la tuerait plutôt que de la changer, fit la femme de l’instituteur. Que voulez-vous, vaut mieux entendre ça que d’être sourd.
Et donnant à ces mots le ton le plus aimable, elle poussait chacun vers la porte.
Alors le médecin entra, posa son chapeau sur un siège, passa sa main avec importance sur ses cheveux et, appuyant son dos contourné à la cheminée, il dit en promenant autour de lui ses yeux avec sévérité :
— Je prie tout le monde de sortir.
Au même instant une fenêtre s’ouvrit.
Dans l’aile gauche on jouait du piano. Des garçons meuniers, qui empilaient des sacs de blé sur une voiture à la porte des halles, se retournèrent pour écouter, et les deux filles Ledormeur sortirent sur la porte, une couture à la main. Le vieil instrument, ranimé sous les gammes, se mit à pleurer, tandis que s’élevait un chant d’une mélancolie passionnée, d’une tristesse sans borne ; il disait :