← Retour

Bretonne

16px
100%

X

— Où étais-je donc, hein ! père, la dernière fois que j’ai écrit ?

— Il y a huit ans ! répond le père Saussaie en baissant la tête, tu étais à Elbeuf, dans une banque ; il te manquait trois mille francs pour ta caisse, tu sais bien… J’ai brûlé la lettre.

— Vous avez, ma foi, raison, murmura ce personnage avec un léger embarras, quelle mémoire vous avez ! ça conserve, la campagne, ma parole.

Le vieillard jette furtivement un regard sur son établi, où se trouvent étalés ses instruments de travail ; en silence il semble les prendre à témoin et leur demander s’ils se souviennent de ses aubes, de ses veilles, de la fatigue de son vieux bras toujours levé pour battre le cuir, tandis que la malveillance attribue son incessant labeur à la plus odieuse avarice. La paix n’abandonne pas son visage à cette sortie grossière et ingrate.

— C’est vrai, répond-il doucement, plus je vieillis, plus tout devient lumineux dans le passé. Se rappeler, est le plaisir de mon âge.

Mais, ajoute-t-il tout bas, il vaut mieux qu’on ne se souvienne pas du mal qu’on a fait. Pouvoir l’oublier, ô mon Dieu, c’est le repos du méchant.

La pie, toute troublée de cette visite, a abandonné son perchoir habituel ; elle vole en agitant ses ailes avec bruit. Le vieillard se tait et garde son air mélancolique.

Une valise est dans un coin. Sur une chaise basse, près de la haute cheminée, un homme est assis, qui a déjà franchi les limites de la jeunesse. Il tord ses grosses moustaches et remue avec sa canne un tas léger de cendres. Son visage est écarlate, ses cheveux roux et plaqués sur le crâne en mèches distinctes et rares ; ses yeux ont la couleur d’une eau troublée où se reflètent des nuages gris, sa mise très soignée indique un certain souci de lui-même ; il semble prétentieux, et avance plus qu’il ne faudrait son pied finement chaussé.

Il ne se sent pas trop à son aise, dans ce pauvre petit ménage si propre, où la grosse horloge respire bruyamment, et promène ses regards des poutres enfumées du plafond au long des murs couverts d’une multitude de cadres rappelant toutes sortes d’événements domestiques : mariage, première communion, diplômes, portraits un peu grotesques sans doute, mais si attendrissants parfois ! jusqu’aux giroflées épanouies magnifiquement devant les petites fenêtres, jusqu’au misérable escabeau où se tient le vieux cordonnier en tablier de cuir, sa casquette d’invalide sur ses genoux rapprochés.

Les prunelles du vieil enfant prodigue ont fait tout le tour du sombre logis, elles restent attachées sur une photographie représentant un assez beau garçon à l’air braque et dur : lui-même, Léopold Saussaie. Il la regarde avec une attention scrupuleuse et une sorte de défaillance passagère. Il éprouve le besoin de parler, de se défendre, comme si l’atmosphère même de cette chambre lui faisait reproche d’être si pesante ; et tout ce qu’il dit a l’air d’un plaidoyer en sa faveur.

— C’est vrai, je ne pouvais m’appliquer à rien… aucune volonté !… Il suffisait que je me dise : fais ceci, pour avoir le désir irrésistible d’aller à l’encontre de moi-même… Peut-on se refaire ?… Pourquoi suis-je né comme cela ?… J’étais agité, il fallait que je change de place. L’argent ? me direz-vous, eh bien ! je n’ai jamais connu sa valeur, vous savez si je suis généreux, je ne m’en suis jamais occupé.

A présent, poursuit-il, c’est fini, ma position actuelle est plus belle qu’on ne pouvait l’espérer, je la conserverai et vous n’aurez plus besoin de trembler et d’empiler vos écus dans l’armoire pour racheter ma triste tête.

J’ai voulu vous dire tout cela, écrire ne signifie rien. Voilà mes cheveux bientôt de la même couleur que les vôtres, il est temps de réfléchir un peu. Vous trouveriez sans doute bien inutile que je vous raconte par quel étonnant concours de circonstances, moi, ancien sergent, ancien commis, ancien voyageur en liquides, je me trouve aujourd’hui administrateur de la commune mixte d’Hammam R’hira, Algérie, avec un habit plus brodé que celui d’un suisse et vingt gendarmes arabes à mon service galopant autour de moi au moindre signe… J’avais une étoile, vous comprenez, et elle me menait à ces hautes destinées par un chemin inconnu aux mortels.

Il fait une pose, très satisfait. Il a repris son aplomb.

— Ma conscience ? direz-vous… Mon Dieu, elle ne me reproche que des actes d’une nature toute privée et dont je suis absous depuis longtemps, j’en suis sûr.

— Je suis bien content de t’entendre dire tout cela, Léopold : comment un père ne trouverait-il pas raisonnable que son fils vienne à monter sur un trône ? Tu as bien agi en venant m’apprendre ta bonne fortune, mon enfant. Je suis heureux de t’avoir vu une fois encore.

Une larme a roulé sur les joues du père Saussaie, et l’on ne voit point briller sur sa figure, entre ses rides, ce bonheur qu’il dit éprouver. Peut-être n’a-t-il pas confiance.


— Hammam R’hira ! dit-il, ah ! oui, les eaux chaudes.

Je me rappelle avoir traversé ces gorges à l’époque de la conquête. J’étais jeune et fort, et si étourdi, que je chantais à tue-tête. Il pleuvait, j’avais de grandes bottes où s’attachait une boue visqueuse. On fuyait devant nous : nous étions maîtres. On n’aurait pas trouvé un chien bédouin dans les douars. Nous suivions la rivière. Tout à coup j’entends des sanglots près de moi. Une voix mâle criait avec des accents désespérés : — Mamak ! Mamak ! — J’arrête mon chant, je me glisse sous les buissons où j’avais entendu le cri.

Une force me poussait. Oh ! c’était là. Et je m’en souviendrai toujours, si longtemps que j’existe.

Je me trouvai devant eux. Je les vois dans ma mémoire aussi bien l’un que l’autre. Je n’aperçus d’abord qu’une claie de fagot assez habilement appuyée sur des branches et formant un petit toit, une espèce d’auvent, puis, en dessous, une natte où un grand Arabe agenouillé se lamentait en brandissant son chapelet.

Il nous entendait bien défiler et n’arrêtait nullement de crier, voulant se faire tuer, sans doute. — Mamak ! criait-il toujours.

Enfin je distinguai qu’il pressait et noyait de larmes le corps d’une pauvre petite vieille femme desséchée comme un sarment et plus légère, bien sûr, qu’une brassée d’étoupe. Je la regardais avec effroi, accroupie contre un arbre, les mains nouées sur le devant des jambes, la tête inclinée sur ses genoux, avec quelque chose de rigide qui me parut bien douloureux. Elle était morte. Il l’avait cachée et soignée là. Un trou avait été creusé à côté, pas très profond, pas très allongé. Et il pleurait, le pauvre homme, tout en parlant avec une étonnante volubilité.

Quelquefois, il se tournait vers une belle jument noire à queue traînante, de façons aussi délicates qu’une jolie fille et qui hennissait tout doucement, pour lui répondre, en s’agitant avec impatience au bout de sa longe. Une selle de velours couleur amadou, brodée d’or, pendait au-dessus de sa tête, avec un fusil. Je remarquai aussi que la vieille défunte portait à sa petite main décharnée un gros diamant, plus immobile à son doigt glacé que ne nous paraît une étoile au ciel.

Ce devait être un cavalier accompli, célèbre dans cette tribu des R’higas. J’aurais aimé le voir caracoler dans la plaine sur sa belle petite cavale. Je n’entendais rien à son langage, mais je voyais bien qu’il avait le cœur déchiré à l’idée de laisser là son ancienne. Il ne m’avait point vu du tout, mais je jurerais volontiers qu’il n’eût pas changé de visage sous le feu de douze fusils français.

J’étais jeune, te dis-je, et, en ce temps-là, ma mère existait encore, allant et venant dans sa chaumière, à Saint-Jean-de-Daye. D’où vient que je me mis à étouffer, moi aussi, comme si je venais de la perdre ? comme si cette moukère arabe pouvait se rapprocher d’elle ?… Je me sentais très malheureux. J’essuyai du revers de ma manche mes joues toutes mouillées, je me découvris, et je me mis à marmotter aussi, moi, quelque chose d’oublié depuis de longues années et qui pourtant coulait de mes lèvres semblable à une source fraîche qui vient on ne sait d’où et s’enfuit doucement au travers des branches : je priais.

Alors il se détourne, me regarde un instant derrière ses pleurs, comprend ma pieuse attitude et me fait signe de lui aider.

Nous tapissons la fosse d’étoffes multicolores tressées au métier dans un gourbi des montagnes, nous étendons au fond un tapis formé de peaux de lynx. Ainsi nous l’avons enterrée tous deux, à l’abri de longs roseaux bruissant au moindre souffle, dans le lit même où en hiver le torrent se précipite du haut du mont, semblable à un coursier sauvage. Une pierre roulée dessus, où il a dessiné un croissant et gravé quelques caractères, a marqué la place. Il m’a pris dans ses bras, cet homme qui avait l’air créé pour commander aux autres, s’est penché vers moi et sa joue a touché la mienne. — Toi, frère pour moi, a-t-il dit en pressant mes mains.

J’ai rejoint mon bataillon avec mille dangers. C’est la première fois que j’en parle, et je retrouverais aisément l’endroit après quarante années.


Monsieur l’administrateur a écouté patiemment l’histoire avec une gracieuse condescendance. Ses idées sont devenues très riantes.

— Très gentil, ce souvenir, mais vous savez, au fond, ces Arabes…, une dangereuse engeance qu’on devrait tranquillement repousser au désert.

Père, continue-t-il, croyez-vous qu’un célibataire puisse jamais être un homme tout à fait rangé ? Non, n’est-ce pas. Eh ! bien, j’y pense souvent, la solitude me pèse, quelquefois mes yeux s’arrêtent avec plaisir sur le galbe délicat de quelque jeune fille anglaise traversant mon village désert pour venir boire à la fontaine en babillant avec ses frères ; alors je songe que ce serait exquis de voir traîner sous la vérandah, entre les caisses d’orangers, une ombrelle de femme ou de petites babouches. En un mot, je veux me marier, avoir une femme autour de moi, jeune, jolie, bien élevée, surtout connaissant les usages du grand monde et sentant bon, allant, venant, tachant le jardin de sa claire toilette…

Quoi ! papa, mon idée ne vous sourit pas ?… Je croyais vous voir tout réjoui et songeant déjà à vos petits-enfants.

— J’ai trop souhaité ces choses autrefois, mon garçon, mon désir s’est épuisé tout seul. Je trouve à présent qu’il est bien tard, au moins pour une femme si jeune, comme tu dis. Mais je te connais, avant huit jours il n’en sera plus question.

— N’en croyez rien…

Allons, bon appétit ! Moi je vais déjeuner chez Turpin, c’est la meilleure auberge de France et d’Algérie : de la crème, du beurre, des crevettes, du civet !… Et cette grosse mère réjouissante qui fricote devant vous sans tacher son tablier blanc !… Je voudrais l’emmener en Afrique… comme cuisinière, s’entend.

Chargement de la publicité...