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Bretonne

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XIV

Les deux pauvres enfants passèrent dans la douleur et l’abandon les jours qui suivirent la fatale mort. Sans un ami, sans un parent, sans aucune expérience de la vie, ne possédant aucun bien au monde, timorées d’âme au point de n’oser demander un conseil, fières au point d’éprouver une honte mortelle à traiter la moindre question d’intérêt, elles se sentirent submergées par la crainte et la mélancolie.

Pour couvrir les frais des obsèques qu’elle avait voulu très convenables, Jeffik dut réduire encore les dépenses déjà si modestes. On renvoya la bonne Lisbeth, qui partit en pleurant ; et, pour ne rien solliciter de personne, les orphelines vécurent de nourritures grossières, à peine suffisantes pour soutenir leurs forces.

Une lettre qu’elle reçut vers ce temps de Swevenmor acheva de décourager la jeune fille. Il lui disait, qu’en arrivant à Christiania il avait eu la douleur d’apprendre le second mariage de son père avec une jeune femme de réputation tapageuse dont il redoutait depuis longtemps l’influence néfaste ; que ses affaires se trouvaient bien malheureusement compliquées par cet événement qu’on lui avait tenu secret ; que si la place de sa mère était prise dans la maison, celle qu’il croyait avoir dans le cœur du vieux gentilhomme norvégien était occupée par une personne dont le pouvoir savait effacer les sentiments les plus forts. Déjà, avant cette union fatale, elle avait su faire exiler l’enfant à Saint-Paul-Église sous un prétexte futile, — disgrâce à jamais bénie, puisque, à cause d’elle, il avait trouvé son amie, son amour. — Aujourd’hui, par d’autres artifices elle retardait son bonheur. On traitait sa passion de caprice, d’enfantillage sans durée et sans avenir. — Au moins, lui disait-elle, beau-fils, attendrez-vous bien une année ! Un pareil roman ne peut sitôt prendre fin ! Augurez mieux de la fidélité de votre belle !… Mais laissez faire, vous êtes comme un merle étourdi pris au piège, heureux, si quelque bonne âme l’arrache à son lac maudit. Allons, allons, enfant gâté, vous me remercierez plus tard…

« Je vais vous faire une grande peine, ô mon amie, écrivait Arvid, mais je ne puis rien vous cacher : une année, voilà le terme qu’on m’impose !… Je vois bien, Jeffik, à mon désespoir, qu’ils ont raison de me traiter comme un adolescent sans courage, incapable de supporter aucune épreuve. Un homme, sans doute, ne verserait point de pleurs ; mais une année paraît un long temps à notre âge ! Que de choses peuvent se produire en un pareil espace !… Je ne doute point de vous, ma bien-aimée, mais des choses. Celui qui laisse une rose dans un jardin revient le lendemain et ne la trouve plus ! c’est le vent qui l’a emportée : quand on s’aime, il faut se tenir étroitement et ne point se quitter, jusqu’à la mort !… »

« Je vaincrai tous les obstacles, disait-il ailleurs, ayez confiance en votre Arvid, il est à vous, corps, âme, volonté… N’ayant plus que mon bien dans le Sognefford, ajoutait-il encore, maintenant que mon père m’a cessé ses bontés, j’y vais aller de suite mettre ordre, afin de lui faire rapporter un revenu qui nous fasse vivre… »


Ce nouveau contre-temps et la misère toujours croissante abattirent l’âme de la pauvre fille. Jusqu’à ce jour elle avait compté gagner du temps sur la malheureuse promesse qui la liait à Léopold. Elle espérait que le retour prochain d’Arvid arrangerait tout. Il n’en était rien.

Plusieurs mois s’écoulèrent ainsi dans des alternatives d’espérance et de découragement. Jamais elle ne put vaincre sa fierté au point de faire l’aveu de ses tourments à Swevenmor.

Jeffik aimait mieux perdre tout son amour par une apparente perfidie que de le voir abaissé, diminué, par le détail de sa pauvreté. Son infortune lui apparut de plus en plus sans aucun remède. Néanmoins elle parvint à gagner six mois sur les instances de Léopold à hâter le mariage.

Au bout de ce temps, Anne tomba malade d’épuisement, et l’administrateur en profita pour porter un coup direct à la volonté de la jeune fille. Il revint tout exprès d’Afrique, muni d’un congé de deux mois.

— Voulez-vous, lui dit-il, causer la mort de cette enfant que vous dites aimer d’une si vive tendresse ? Prétendez-vous attendre un jeune homme entouré d’une famille puissante ? Il ne reviendra jamais… Et la promesse que vous m’avez faite, comptez-vous la renier ?

Alors il tira de sa poche le reçu des quatre mille francs qu’elle avait tenu à lui rendre, et, le mettant en pièces, en jeta les morceaux à ses pieds.

— Je ne fais cas que de votre serment, ajouta-t-il, ceci est une bagatelle dont le souvenir affreux me pesait, mais n’attendez pas que je vous rende jamais la liberté, mille morts plutôt que vous perdre.

— Monsieur, lui répondit-elle en portant les deux mains sur son cœur, j’aime Arvid de toutes les forces que Dieu m’a données !

Et le visage de l’infortunée, déjà affaiblie par le deuil et les privations, perdit toutes les teintes de la vie.

— Je ne puis ! Monsieur, murmura-t-elle encore, je ne puis !… ma sœur !… Arvid !… Et elle s’évanouit.

Le vieux prêtre qui assistait les derniers moments de sa mère vint la voir le même jour et Jeffik lui confia sa peine.

Il avait passé toute sa jeunesse dans les missions. Mutilé en Chine et perclus de douleurs, il obtint la cure de son village pour y finir ses jours. Vivant sans cesse dans l’idéal et le rêve du martyre, il ne comprenait plus beaucoup les choses de la terre et méprisait les passions qui l’avaient autrefois torturé.

— Que voulez-vous, mon enfant, lui dit-il, il faut vous soumettre. Notre-Seigneur n’a-t-il pas été livré pour trente deniers ?… Le méchant trouve une punition dans ses actes et le juste une récompense dans sa droiture.

Et il se mit à exalter les sacrifices et les sentiments qui semblent au-dessus de la faiblesse humaine.

Des scènes pénibles se succédèrent entre Léopold et Jeffik.

Cette fille si fière se jeta aux genoux de l’administrateur et le supplia avec larmes de lui rendre sa parole.

Enfin, lasse de prier, elle consentit tout d’un coup à fixer une date et écrivit à Swevenmor une lettre d’adieux déchirants.

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