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Bretonne

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IV

Onze heures sonnèrent. Au dedans, le feu crépitait doucement ; au dehors, tout était figé, immobile. Il semblait qu’il y eût un temps d’arrêt dans la marche éternelle des choses, comme si rien ne devait plus bouger dans la nature cristallisée, comme si les affreux vents d’ouest ne devaient plus tordre les grands arbres du pays d’Auge, comme si la neige devait rester toute blanche indéfiniment, et les fleurs de givre, les fleurs de nacre, tendre toujours leurs draperies fragiles sur les brins d’herbe, suspendre leurs pendeloques étranges au bord des toits.

La vieille dame bretonne égrenait toujours son chapelet devant le feu de hêtre, mais la prière un peu machinale qu’elle disait pour ses pauvres morts s’échappait avec douceur de ses lèvres, sans entraver son esprit, qui remontait, dans un triste retour, le courant de ses jours passés.

Enfant, jeune femme, elle se revoyait, ce soir-là, à chaque phase de sa vie, nettement, sans omettre un détail, photographiée dans un coin oublié de sa mémoire. C’étaient comme des portraits d’elle longtemps égarés qu’elle eût trouvés tout d’un coup au fond d’un coffret, sous des lettres d’amour ou des fleurs séchées. Elle revivait tout d’une pièce en telle attitude, d’une façon unique, et tout s’harmonisait dans cette peinture, concourait à reconstituer l’être qu’elle était alors, le moi qu’elle avait à jamais dépouillé par d’innombrables et fugitives transformations.

Enfant, le jour de sa première communion. La toilette terminée, quelqu’un, qui donc ? sa mère, sans doute, l’a saisie entre ses bras, et élevée vers une glace… Elle revoyait, ô avec quelle netteté, le tour harmonieux de ses boucles brunes, les fleurs de son voile de dentelle, les roses pressées de sa couronne, elle sentait craquer sous ses pieds le satin blanc de ses souliers, puis, elle avait fermé ses yeux dans la crainte de se trouver trop belle, pour Dieu ! Quel espoir confus, alors ! Quelle légèreté ! Quelle joie de vivre !

Puis, c’était ailleurs, un jour de printemps, à l’époque de l’amour. Devant elle, celui qu’elle aima, celui qui la troublait d’un regard, celui pour qui ses yeux versèrent les larmes inépuisables de la jeunesse, celui qui ne la posséda jamais, se tenait jeune et superbe. Qu’il était charmant ! Elle craignait, en vérité, de ne pas être assez belle pour lui plaire, et voilà que, des fleurs de trémaine dans les mains, après une promenade champêtre, toute rose de grand air et de passion, elle avait souri en rentrant, à cette ombre radieuse qui souriait aussi au fond de la psyché et qui était, elle, l’amoureuse. Et quelqu’un encore se tenait là, quelqu’un d’ancien, sans doute, et de flétri par la vie, lui avait murmuré : — Jouis bien de l’heure présente, savoure également tes joies et tes larmes d’amour. Un jour viendra où tu te souviendras de ces choses si importantes pour toi aujourd’hui, comme d’une légende, de ces instants comme d’un rêve… Tu diras, avec quel étonnement ! — C’était moi ! c’était donc moi ? — Et tu consulteras ton cœur refroidi ; tu lui diras : — C’était donc toi qui battais si fort dans mon sein de vierge, dans mon sein de jeune femme ? toi qui te gonflais de pleurs ? je ne te connais plus !

Et tandis que ces visions d’un autre temps se déroulaient devant ses yeux fermés, et que les grains ternis de son chapelet d’argent glissaient sur ses genoux, un à un, espacés comme des larmes, une voix qui se lamentait parvint jusqu’à elle, frappant d’abord son oreille, sans entamer ses songes.

Elle revenait petit à petit du pays de sa jeunesse. Là s’étaient déroulées à ses yeux des scènes semblables à des mirages. Cette terre que sa pensée avait parcourue ressemblait à ces îles païennes, vertes et embaumées, où ses pères, les vieux Celtes, plaçaient leurs radieuses fictions. Sur des arbres dont les feuilles s’étalaient larges comme des peaux de buffles, des oiseaux aux ailes de rubis se balançaient parmi les fleurs ; un peuple qui rit et qui chante, un peuple d’enfants, aux cheveux bouclés, y vivait sans souci et sans décrépitude. De mystérieux navigateurs avaient tracé le tableau de ces heureuses contrées, vers lesquelles nul ne pouvait plus orienter son esquif, mais où l’esprit assouvissait toutes ses chimères et dont l’existence supposée rassasiait un instant l’idéal affamé. — Comme ces terres fantastiques qui n’existaient que dans le cerveau fertile du peuple indo-celte, notre passé nous apparaît tout brillant et exotique, lointain et proche, douteux, ayant participé à notre vie et participant déjà à notre mort.


La voix n’avait pas cessé ses appels lamentables. C’était un organe débile, un peu traînard :

— Isidore !… Isidore !…

En même temps, la mère des jeunes filles aperçut une femme suspendue dans le vide s’accrochant désespérément à la pierre d’une fenêtre de l’aile gauche, occupée par l’instituteur. Madame Trégar-Creachmeur reconnut aussitôt la tante du maître d’école, pauvre vieille presque centenaire qu’on laissait souvent seule et qu’on ne soignait plus. Le poids de son corps distendait horriblement ses bras ; ses mains et sa coiffe paysanne paraissaient d’une blancheur spectrale ; ses pieds grattaient le mur et cherchaient vainement un point d’appui sur la corniche effondrée. Un bruit sec s’entendit : — Clac. — Un de ses sabots venait de tomber sur le trottoir de granit.

Mme Trégar-Creachmeur se trouvait, selon toute vraisemblance, seule dans la maison à cause de la fête ; mais incapable de mesurer l’impossibilité physique où elle se trouvait de secourir, sans aide, l’infortunée, elle s’élança aussi vite que lui permettaient ses forces débiles.

Il lui fallait descendre cinquante-deux marches pour arriver sur la place, pénétrer dans l’autre corps de logis et gravir un escalier identique pour atteindre la porte du maître d’école. En admettant qu’elle parvienne à l’ouvrir, que ferait-elle ? grand Dieu !

Elle cherchait, tout en courant, à se rappeler des moyens de sauvetage, réclamant une inspiration du ciel ou quelque miraculeuse intervention.

En réalité, des secondes séparaient d’une mort affreuse la malheureuse paysanne. La noble femme qui volait à son secours s’attendait à la voir expirante et effondrée au pied du château ; mais quand elle fut en bas, levant la tête, elle vit encore au même endroit, le corps de Mlle Perpétue. Son autre vieille galoche de bois était tombée en tournoyant à côté de la première : — Clac.

Cependant la vieille fille, en dépit de ses quatre-vingt-quatorze ans, se cramponnait encore avec une force véritablement prodigieuse au rebord de la fenêtre.

A ce spectacle, la dame du télégraphe, prise d’un incertain espoir, se jeta dans l’aile gauche qu’elle franchit sans reprendre haleine. Une première porte céda sous ses efforts. Elle en ouvrit et en ferma beaucoup ainsi sans arriver à celle de Mlle Perpétue. Dans l’une des pièces qu’elle traversa, un jeune homme qui dormait tout vêtu sur un lit de sangle, au milieu de son bagage en désordre, se dressa sur ses pieds, effaré.

La mère des jeunes filles était dans un de ces états d’esprit où rien ne peut plus surprendre ou épouvanter davantage. Elle saisit donc le bras du Norvégien et l’entraîna à sa suite.

Il avait refusé d’entendre le concert, arguant de fatigue, puis s’étant étendu pour rêver un instant, sans quitter ses habits, le sommeil l’avait emporté tout d’un coup très loin de Saint-Paul-Église, vers le Nord.

La pauvre vieille ne se lassait pas d’appeler Isidore !

Il y eut un moment tout à fait affreux, où le jeune homme, livide d’angoisse, malgré sa force désespéra de la sauver, se sentant lui-même attiré vers le vide. Enfin, raidissant ses muscles dans un effort colossal, il parvint à enlever et à remonter la bonne femme, qui s’attachait à ses vêtements avec une sauvage énergie. L’étranger lui fit lâcher prise en détachant un à un, avec douceur, ses doigts usés et noueux de paysanne. On l’assit dans une chaise où elle eut une sorte de syncope, les yeux fermés, les cheveux en désordre, son bon visage habituellement tout rose, pâli et soudain creusé de rides plus profondes.

La chambre qu’occupait la pauvre fille était dans un état de délabrement, de saleté et de misère vraiment affreux. Quand elle reprit ses sens, le jeune homme lui demanda comment la chose était arrivée.

— C’est bien drôle, mon bon Monsieur, expliqua-t-elle avec une vive tension morale, c’est tout à fait drôle ! jamais ça ne m’était arrivé… Je croyais être encore chez nous, à Cricqueville. Près de not’jardin y avait comme ça une petite barrière en bois que j’enjambais dans ma jeunesse ; alors, j’ai enjambé. Mais maintenant on a creusé un trou à côté, ajouta-elle en mêlant le passé au présent ; je ne savais pas, moi, vous comprenez ; alors j’ai tombé, puis j’ai appelé Isidore. Vous savez, Isidore ? c’est un petit que j’ai élevé.

— Qu’est-ce que c’est que cet Isidore ? interrogea le jeune homme en s’adressant à Mme Trégar-Creachmeur.

— C’est l’instituteur, Monsieur, le neveu de cette malheureuse.

— Oh ! exclama-t-il avec un geste de dégoût.

— Ben sûr qu’il n’est pas là, Isidore, reprit la vieille en pleurant, y m’aurait ben tirée d’çu trou-là. Pensez donc, c’est quasi mon enfant.

Elle racontait maintenant, dans son parler décousu de pauvre folle, où éclatait à tout moment son attachement de campagnarde pour la terre, l’herbe et les vaches, combien elle avait aimé l’instituteur.

Il avait été pour elle l’illusion de la maternité. Elle se souvenait de ses mots d’enfant, des habits qu’elle lui mettait, d’une fièvre scarlatine qu’il avait faite, — même qu’elle était restée quarante jours sans se coucher. — Depuis il s’était écoulé des temps dont elle ne se rappelait plus. Enfin, elle l’avait vu arriver à Cricqueville, au petit matin, dans une carriole. Ils étaient allés dans le jardin où il avait cueilli tout ce qui se trouvait de prêt à manger. A ce moment, les haricots commençaient à fleurir au bas des rames ; et ça sentait si bon, la rosée sur les fleurs des haies, qui ont, comme on le sait, des odeurs amères et doucettes, qu’elle avait dit : — j’vas faire un bouquet pour porter à ta bourgeoise, mon neveu.

L’idée l’avait prise, vu qu’il ne manquait pas autour de sa masure de plantes aussi belles qu’on pouvait le désirer : des lys jaunes, palais d’été des coccinelles, et des jalousies, parure ordinaire des courtils normands.

— Inutile, avait-il répondu, ma femme n’a pas le temps ; puis, vois-tu, des fleurs qu’on met dans l’eau, ça sent mauvais dès le lendemain, alors ça empoisonne les maisons.

— Je ne savais pas que c’était aussi pire, dit-elle avec docilité. Vous êtes à l’étroit, peut-être ? Ce que c’est que d’habiter les villes, mon pauvre fieu !

Mais lui, expliquait, au contraire, que loin d’être gêné, il demeurait dans un château dont on avait chassé les seigneurs autrefois pour les remplacer par des gens comme lui. C’était d’un bon exemple pour le peuple.

Ben sûr, vraiment, approuvait-elle, — ayant habitude de se tirer ainsi des choses qu’elle ne comprenait pas, par esprit de conciliation et d’ignorance, — car de si grands savants, on est obligé de les traiter un peu comme les ivrognes, sauf respect, on dit toujours comme eux.

Après, par manière de farce, il lui fit mettre ses plus belles hardes et sa coiffe brodée. Elle riait de tout son cœur alors, la pauvre vieille aux yeux d’enfant, d’une telle fantaisie. Elle rit davantage encore quand il la hissa dans sa carriole où elle s’assit sur une chaise, bien tranquille, les pieds chauds dans la paille. — Quel farceur que ce Zidore ! — Il disparut un instant et revint avec toute la basse-cour garrottée qu’il déposa près de Mlle Perpétue : quatre poules de Houdan, un beau coq pattu, des canards.

Singulière idée, qu’il avait, pourtant, de lui prendre ses poules. Bah ! c’était son bien après tout, et puis, elle n’allait pas commencer à lui refuser quelque chose à cette heure.

Mais quand elle le vit entasser pêle-mêle tout ce qui lui tombait sous la main, elle l’arrêta en riant de plus belle.

— Tu sais bien, mon fieu, que je ne peux pas m’absenter seulement une journée, rapport aux bêtes. Quand je serai plus vieille, je les vendrai. Laisse-moi te retirer encore quatre sous.

Dans le même instant, sans l’écouter, il avait ramassé les guides, et, sautant près d’elle, il cinglait sa bête d’un vigoureux coup de fouet. La jument qui sentait l’écurie, régalée d’une grosse botte d’herbe fraîche, détala en galopant avec ardeur sur la grande route sous l’ombre frissonnante des trembles.


C’était écrit, Mlle Perpétue ne dormirait jamais plus dans le lit où, près d’un siècle auparavant, son père, jeune laboureur, l’avait conçue avec joie et espérance, où sa mère l’enfanta dans la douleur et l’amour.

Dans la vieille masure, des générations de paysans, accomplissant leur destinée, avaient battu le sol noirci de leurs sabots de hêtre ; sur la table massive, mangeant le pain du champ, buvant le cidre du pommier, ils avaient échangé un certain nombre de paroles, toujours les mêmes, répondant à des préoccupations semblables ; leurs idées, tristes ou joyeuses, se succédaient, comme les événements, dans une symétrie invisible et inéluctable. L’antique horloge, méditant dans son cercueil de forme égyptienne, leur avait, dans ses brusques réveils, mesuré avec intégrité toutes les heures de leur vie. Ils étaient morts, comme les hommes de la terre, stoïques, le nez au mur, sachant que ça ne pouvait pas toujours durer.

Tout contre la maison, on avait planté un baliveau, sans réfléchir, bien sûr, qu’il pouvait devenir un chêne de futaie, beau à voir, qui, en se gonflant des sèves printanières, pousserait la caduque chaumine. Déjà il la tenait toute dans ses racines tortueuses et noires comme des serres et la soulevait presque. Quelques saisons encore et elle s’effondrerait à ses pieds dans la pose lamentable des vaincus : il n’en resterait plus qu’un pan rectiligne, troué d’une chatière, où le jeune berger passerait en riant sa tête hâlée. Le laiteron, la ciguë, l’ortie, le pissenlit prospèreraient à cette ombre ; la pluie y creuserait une mare verdâtre au bord de laquelle les dames vertes s’assiéraient en rond, confondues dans les herbes fines et la prêle ; l’orfraie s’abattrait au crépuscule sur cette ruine, et, se cramponnant aux pierres, dardant sur ces choses des regards aigus, y contemplerait l’ignoré.

On n’avait pas toujours désigné la tante du maître d’école sous ce nom de Perpétue si bien ajusté maintenant à son grand âge. Autrefois, lorsque, sur ses joues rondes, s’étalaient les couleurs délicates d’une fleur de pommier, on choisissait pour elle, parmi ses six patronnes, quelque appellation plus tendre.

Ses parents, obéissant à la coutume normande, n’avaient pas trouvé trop d’une procession de six vierges saintes, palmes en mains, yeux baissés, pour escorter leur enfant dans la vie.

Comme elle semblait douce, on la nomma Aimable ; comme elle était vermeille, on la nomma Rose ; comme elle avait l’épiderme neigeux, on la nomma Blanche ; les longs jours qu’on lui souhaitait furent cause qu’on ajouta Perpétue ; Félicité vint après, pour marquer qu’elle apportait la gaîté ; Magloire couronna l’œuvre, car elle fut belle.

Aimable, Rose, Blanche, Perpétue, Félicité, Magloire !

Elle était si candide qu’elle ajouta foi à tout ce qu’il plut à son neveu de lui raconter, lorsqu’il l’eut installée chez lui à Saint-Paul-Église, pour excuser la séquestration où il la contraignait. Du reste, le changement de vie, les mauvais soins, l’isolement et le regret d’avoir quitté sa maison et ses bêtes affaiblirent vite sa tête et troublèrent ses pauvres idées.

Elle aimait de plus en plus Isidore.

Sa constitution résistait à tout. Presque tout l’hiver, elle coucha la fenêtre ouverte, par instinct, pour entendre, avant le jour, le chant aigu de la trairesse qui va de vache en vache au travers des prés recueillir le lait pour le compte de son maître.

Ce chant sonnait dans la nuit ou dans l’aube, lointain comme le son des cloches passant au-dessus des bois.

Elle qui n’avait jamais gravi d’autres degrés que ceux de sa petite église, monté d’autre escalier que l’échelle des granges, elle se sentait tout étourdie d’être si haut au-dessus de la terre, un grand vertige la prenait, aggravant encore le désordre de sa pensée.


Mme Trégar-Creachmeur et Arvid Swevenmor écoutaient, en proie à la stupéfaction et à la pitié, les paroles incohérentes s’échappant des lèvres de la vieille fille. Soudain, une clameur retentit dehors sous les tilleuls, mêlée au ronflement d’un dernier accord : on sortait du concert, et la foule, se divisant en groupes de bourgeois, remontait vers la petite ville muette, tandis que les marins, les chalutiers, les calfats et les gens du peuple s’acheminaient dans le voisinage de la maison commune, du côté des quais et du quartier des pêcheurs, précédés d’une horde de gamins effrontés qui se battaient en se roulant sur la glace ou se poursuivaient à outrance en poussant des cris sauvages.

Le maître d’école parut aussi avec le reste de ses pensionnaires marchant deux par deux, très sages, comme des petits pantins noirs ; et, derrière eux, groupés par le hasard, suivaient tous les hôtes du bâtiment communal : le concierge Ledormeur, sa femme et ses filles, le commissaire de police, le père Saussaie accompagnant Anne et Jeffik, et, par derrière, avec des grognements d’ivrogne, deux matelots, coupables de vacarme nocturne, colletés par le gendarme de marine, se laissaient docilement mener en prison dans les souterrains du château.

A ce moment, le jeune Norvégien, étant descendu au devant de Boscher, le rejoignit sur la place et, l’arrêtant, se mit à lui raconter l’accident. Chacun, pris de curiosité et flairant une nouvelle, s’approcha, fit cercle, voulut savoir. On le suivit dans l’intérieur, à son grand déplaisir, et, gravissant l’escalier derrière lui, on se hâtait en gémissant, comme dans une maison incendiée.

La chambre de Mlle Perpétue fut envahie par tout ce monde. Pour couvrir leur honte et leur dépit, le mari et la femme, la figure mauvaise, se déchaînèrent sur leur tante.

— Nous avons autre chose à faire, comprenez-vous, Madame Trégar, dit la mégère, cherchant une approbation dans les yeux de la veuve, que de rester à la regarder ; car ce n’est pas avec ses douze cents francs de rente que nous pouvons vivre, comme elle, à rien faire !

— C’est bien simple, ajouta Boscher en se frottant les mains avec embarras et en marchant à travers la chambre, très simple, en vérité ! on clouera les fenêtres, voilà, elle sera bien attrapée… Du reste, elle a des idées !… mille exigences… Ainsi, ne voulait-elle pas une chambre ouvrant sur la rivière, parce qu’à l’entendre, il lui fallait voir les vaches ! Eh bien ! vous savez, continua-t-il gravement en touchant son front du bout de l’index ; c’est là, là !

— Comme si ce n’était pas plus plaisant de voir passer le monde sur la place, minauda Mme Boscher, grosse brune sanguine, en tourmentant à son corsage une longue épingle à tête noire qui ne la quittait jamais et qui lui servait à trépaner les canards.

— Pendant un temps, figurez-vous, poursuivit le maître d’école en agitant sa tête avec des gestes de corbeau et en grimaçant un rire bilieux, c’était vers l’été, chaque fois que j’entrais dans sa chambre elle me disait d’un ton suppliant : — Mon neveu, apportez-moi une brassée d’herbe, je vous en prie, mon neveu. — Comprenez-vous ça ? Pouvais-je obtempérer à un pareil désir, hein ? Ah ! Ah ! Ah !

Il prenait à témoin le commissaire de police qui se tenait tout seul, les yeux baissés, les mains croisées sur son gros ventre, le torse immobile sur ses petites jambes, dans une attitude très humble, à cause de cette pêche aux grenouilles à laquelle il s’opiniâtrait non sans quelque honte. Malgré la timidité que lui imposait la pénurie de ses ressources vis-à-vis d’un personnage comme M. Boscher, il prit la parole avec une certaine assurance :

— Tant pis, Monsieur, si mon avis vous déplaît, mais je trouve coupable la négligence dans laquelle vous laissez cette demoiselle. Vous feriez mieux de satisfaire ses pauvres lubies, elles ne sont pas ruineuses.

— Je te l’avais dit, glapit la femme de l’instituteur, que tu n’aurais que des désagréments avec ta tante. C’est pour te faire du tort, par méchanceté, qu’elle a fait semblant de se jeter par la fenêtre ! Va, va, mon pauvre ami, c’est bien fait pour toi… tu es trop bon, on se moquera toujours de toi…

Puis, en s’excitant, elle se lançait dans des phrases embrouillées, avec des sous-entendus venimeux à l’adresse de Mme Trégar-Creachmeur, dont le visage exprimait seulement une froide et dédaigneuse tristesse ! Savait-on au juste comment la chose s’était passée ? — Tout cela ne lui semblait pas clair. — Ses affaires ne regardaient personne. Ce n’était pas elle qui verrait, au milieu de la nuit, les voisins se balancer par les fenêtres !… Que chacun reste chez soi et vive comme il l’entend.

Sur ces mots, les personnes présentes se retirèrent en commentant l’accident.


Malgré l’heure avancée, Jeffik, une fois rentrée dans sa chambre, ne se sentit aucune envie de dormir. Elle procéda à sa toilette avec une extrême lenteur, allant d’un meuble à l’autre, sans but, le visage resplendissant d’une beauté grave. Ses cheveux à l’abandon, elle s’approcha de la croisée et l’ouvrit.

Plus que jamais, sur la campagne immobile, s’étendait une éphémère parure d’arabesques cassantes comme du verre, filé en un instant par le souffle du Nord ; et des fils de glace, semblables à des cordes d’argent, descendaient des branches noires, en ébauchant des formes de harpe.

Mais sous les yeux de la jeune fille se déployaient d’autres paysages, des paysages de rêve. Son imagination, comblant tous ses désirs, courait à perdre haleine jusqu’aux bornes de sa destinée et revenait vers elle chargée de fleurs.

C’est en vain qu’elle se demandait de quel breuvage cette journée avait enivré ses espérances confuses, ou de quelle nourriture altérante et suave son cœur devenait soudain affamé. Une pudeur l’empêchait de répondre. Le froid n’arrivait pas à la transir, elle restait là sans entendre les heures tomber l’une après l’autre du haut de la tour de l’église, sans apercevoir le feu tournant de la Hogue, au bout de l’espace, rouler sur la mer ses deux gros yeux dont l’un est vert et l’autre rouge.

Tout à coup, une chauve-souris qui remontait dans les combles toucha son front. Jeffik n’en eut point peur et s’imagina tout aussitôt, en se glissant frileusement entre ses draps, que c’était peut-être une jeune mère venant allaiter ses petits et les étreindre avec douceur entre ses ailes de toile noire tissée par la nuit.

Comme un troupeau affamé d’herbe fraîche se presse devant le pré contre la barrière que va lever le berger, puis s’éparpille, se précipite, se roule sur les fleurs ou s’abreuve au ruisseau et se livre en liberté à toutes ses fantaisies, ainsi le sommeil, cet autre berger, rassemble autour de lui les hommes épuisés, et, de sa clef d’or, ouvre devant leur âme captive la porte de l’infini.

Petit à petit les idées de la jeune fille se déformaient, se séparaient. Des êtres dont elle ne distinguait pas la forme se partageaient sa conscience, et, parlant très distinctement avec des voix qu’on n’entendait pas, ils se substituaient à elle, mettant à nu, sans vergogne, les sentiments les plus ignorés. Alors elle devenait le compagnon inséparable de ces mystérieux interlocuteurs, et ils la traînaient à leur suite dans leurs voyages. Elle tenait déjà de leur immatérialité, car elle ne participait plus du toucher, franchissant, plus légère qu’une brume, le sommet des montagnes, entrant, sans les effleurer, dans des barques sans voiles ni matelots, toujours suivie de ces créatures de rêve qui dialoguaient sur elle, et Jeffik sentait que son corps était de trop dans ces pérégrinations, qu’il n’était rien, qu’une misérable apparence.

Naviguant sur une mer rude et hérissée de récifs, le mystérieux vaisseau où s’était embarquée son âme côtoyait un monde bouleversé et terrible. Parfois Jeffik se posait sur des roches noires au milieu desquelles, dans des couloirs de granit, s’élançaient et tourbillonnaient en blêmissant les eaux marines ; tantôt elle traversait des étendues mornes comme un désert sans soleil, et tantôt, sur des pentes riant au midi, des prairies d’un vert luisant, plus profond que l’émeraude, émaillées d’une flore alpestre et estivale ; ou bien elle s’élevait avec une douceur d’assomption vers des cimes boréales, blanches comme le visage des statues.

Au-dessous de la jeune fille, le sauvage océan gisait, lapidé d’innombrables îles dont le chaos, aidé par les volcans et les déluges, avait tracé la sombre architecture, empruntant des formes aux remparts que construisent les hommes, à leurs tours, à leurs châteaux, s’inspirant aussi de la carapace des monstres ou des contours du brouillard.

Moins dense que l’infime goutte de pluie détachée d’un nuage, plus subtile que l’air, plus vague qu’un atome, Jeffik errait dans cet archipel désolé, quand elle rencontra une immense pierre druidique qui se balançait au vent comme un bouleau. Là se tenait un homme, ou le fantôme d’un homme : un homme plutôt qu’une forme vaine, car l’étreinte dont il l’enveloppait en demeura dans toute sa chair de femme. Et jamais plus beau visage ne lui était apparu, jamais taille plus noble n’avait dessiné des linéaments aussi purs sur le fond des mers, quand le couchant, entouré d’un halo de pourpre, semble porté sur les eaux comme l’Esprit de Dieu.

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