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Bretonne

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XI

Les derniers jours de juin avaient une douceur adorable dans ce pays de polders, au milieu de ces grèves arrachées à la Manche, où le tamarin embaumé balance ses panaches vieux rose. Au choc de la brise, une espèce de poussière glauque s’envolait des herbes trop mûres et flottait au-dessus des prairies. Les fossés étreignaient chaque pièce de terre d’une ceinture de plantes d’eau fleuries : iris, nénuphars, lotus, arums aux blancs calices, lentilles vertes enchevêtrées.

C’est le temps où les pauvresses sans feu ni lieu vont arracher la fumeterre et les fleurs de mauves pour les vendre aux apothicaires et cueillir le cresson que l’on met en salade, où les vieux hommes de mer, assis à l’ombre des murs ou sur le pas des portes, bercent les enfants en contant des histoires, où les gamins abandonnés à leurs propres soins courent dès le matin au bout du feu, avec des lignes faites d’une gaule, de bouts de ficelles raboutés, pour pêcher des crabes. Ceux qui ont un sou hêlent le passeur immobile au fond de sa barque entre un pichet plein de cidre et un filet qu’il noue sans cesser de fumer. L’homme suspend son travail, les voilà de l’autre bord de la Vire, sur Brévands, explorant les petites plages. La marée baisse, et tel qu’un troupeau de bœufs mugissants chassés d’un gras pâturage ou telle encore qu’une armée surprise à dépouiller un camp et oubliant dans sa fuite le plus riche butin, telles se sauvent les vagues. Comme elles se sauvent vite, roulant avec fracas un tas de caillous, d’huîtres détachées de fonds inconnus et de longues plantes blondes, fines, ainsi que des cheveux de femme ! comme elles se sauvent, ravinant le sable dans leur marche rapide et relevant leur robe verte !

La flore des mers s’étale sur les rochers, la faune se cache sous l’humide végétation, et le frêle enfant du matelot sait où trouver, à l’abri du varech, la coquille brune et l’humble vignette, creuser le sable doré pour en extraire la coque rayée, ou disputer à l’oiseau vorace, qui la brise de son bec, la moule blonde nichée dans les grosses pierres. Plus loin on voit une femme entrée jusqu’à la ceinture dans les mares : c’est la bichetière à la poursuite des crevettes, poussant sa bichette à travers les herbiers, les grands herbiers verts.

En ces temps-ci, les pauvres sont moins à plaindre, il y a un peu de joie pour tout le monde : à chacun une petite part du splendide héritage des hommes. Au fond, la nature est très bonne, il n’y a que ses enfants de mauvais.


Le père Saussaie avait coutume de dire à la petite Anne, quand il apercevait, sous la porte arrondie des vastes fermes encloses de hautes murailles, quelque figure rugueuse, la dure silhouette d’un paysan : — La maison de l’homme est inaccessible comme son cœur. Un mur, mon enfant, rien ne m’afflige plus qu’un mur ! C’est cet obstacle préventif offert à ma naïve inquisition, à mon inoffensive curiosité ; c’est aussi ce sentiment sans nom envahissant petit à petit ceux qui ne nous aiment plus. Cela veut dire à celui qui passe : ne lève pas les yeux, je n’ai rien pour toi ! — Les trois quarts des gens me traiteraient de vieux fou s’ils m’entendaient parler ainsi.

— Qu’importe, répondait l’enfant, en levant sur lui ses yeux profonds, je comprends bien votre idée, moi.

Elle essayait d’exprimer comment la route se déroule ininterrompue sous les pieds du voyageur, car il est permis à l’infortuné de cheminer entre les richesses des autres. Le hasard plaça souvent une fontaine sur ses bords, le soleil fit mûrir dans les haies quelques baies sauvages, l’arbre étendit charitablement son ombrage pour protéger le pèlerin, la mousse lui dressa une couche au pied des chênes, le vent rafraîchit son front, seul l’homme ne voulut rien faire pour l’homme.

La grande amitié du vieillard et de la petite fille durait toujours, mais on se promenait moins, à cause de M. Léopold.

L’administrateur avait su se concilier tout le monde avec beaucoup d’adresse. Il offrit à la femme du secrétaire de la mairie, — qui le recevait dans l’intervalle de ses accès d’humeur noire, — un rouleau de musique arabe ; Anne eut une boîte de fruits exotiques, et on porta tout un régime de bananes à l’instituteur ; l’horloger régla sa montre, il mit au cou des deux filles des écharpes algériennes et il les embrassait dans les corridors sous prétexte qu’il les avait vu naître. Enfin Monsieur le maire l’invitait à dîner.

Cependant il n’osa pas se présenter chez Mme Trégar-Creachmeur dont le maintien réservé et mélancolique était peu fait pour encourager les nouvelles connaissances. Du reste on lui a dit que ces dames sont très fières, très pauvres, très charitables, — car on ne les aime pas, en qualité de hors venues et de bretonnes : on n’a jamais vu venir de ce pays que des mendiants, sortes de fénubiens, joueurs de bombardes et de cornemuses dansant de vieux pas sur des airs naïfs.


Les hirondelles sont revenues en troupe, à tire d’ailes, des contrées dont on rêve. Dès le matin une bande de martinets se met à tourner autour du château, entourant quelquefois une pauvre chouette chassée de son nid, presque morte d’effroi. A chaque cercle qu’ils tracent, leur vol semble augmenter de vitesse, se rétrécir et raser de plus près le granit. Tous ces oiseaux voyageurs ont reconnu leurs anciennes demeures, ceux-ci sous les corniches, d’autres dans les greniers, et un certain nombre derrière un mur de briques masquant une fenêtre vitrée du bureau télégraphique. Au dedans c’est une volière, une maison où chacun entre, sort, gravement, comme un locataire. Nombre de petites pailles ont été apportées par de mignons becs noirs pour clisser un store sur la glace indiscrète. Deux espèces ennemies nichent là, côte à côte, comme ces gens bien différents réunis sous le toit de la maison commune : oiseaux de jour, oiseaux de nuit, chauves-souris et hirondelles !

Jeffik se plaisait à épier ces dernières, et sa pensée, aussi rapide que leurs ailes, essayait de les suivre dans leurs lointaines migrations. — Ces joyeuses filles du jour n’avaient-elles point plané au dessus des villes ardentes où les dromadaires chargés d’outres sont arrêtés près des fontaines ? Peut-être se berçaient-elles dans les airs sur les ruines de Thèbes, ou bien ont-elles, de leurs cris aigus, tandis qu’elles traçaient de grands cercles, réveillé l’écho endormi de la vallée de Josaphat ? les vit-on près du muezzin pendant qu’il versait sa prière à la tombée du jour ? entendaient-elles le langage barbare des amants couchés sous les tentes ? et n’est-ce point une sultane favorite qui entoura leurs pattes légères d’un bout de ruban bleu ?

La jeune Bretonne s’irritait, pour ses oiseaux chéris, du voisinage des chauves-souris, mais elle finit par s’intéresser à cette couvée silencieuse, à dents et à mamelles, où l’amour semblait avoir autant de douceur et plus de mystère encore que dans les autres nids. Quelquefois elle les comparait à ces êtres difformes dont les Chaldéens peuplaient le chaos dans le temps où tout n’était qu’eaux et ténèbres ; en d’autres instants elles lui apparaissaient comme le symbole des songes volant au travers de la nuit avec des ailes d’ombre qu’on croirait dérobées aux épaules de la mort.


Depuis ce jour mémorable des Rogations, l’esprit de Jeffik habitait un monde aérien, où, débarrassée de toute crainte, sa passion grandissait de jour en jour et s’exaltait à chaque nouvelle rencontre, comme ces fleuves qui coulent vers la mer se grossissant des plus petits ruisseaux. Elle ne se plaignait jamais plus de l’esclavage de son bureau, de l’insanité du public, de la pauvreté de sa mise, de l’insuffisance de la table. Tout était bon, doux et joyeux pour elle.

On la voyait encore dans l’ouverture de sa fenêtre ovale dominant les prairies, mais ce n’était plus pour chercher à découvrir un grand voilier à l’horizon. Quand elle s’y montrait, les Ledormeur avaient coutume de dire par dérision : — Voilà la vierge encadrée !

Vers le soir, de légères impatiences la prenaient en consultant la pendule, elle rafraîchissait son front sur les vitres et ses mains au marbre des cheminées, elle dînait en hâte avec sa mère et l’enfant, puis à sept heures précises une sonnerie se faisait entendre ; elle courait ouvrir son appareil ; quelques petits caractères apparaissaient sur le papier : c’était le bureau de Caen qui lui rendait la liberté jusqu’au lendemain. — Clôture ! s’écriait Anne, allons-nous-en.

Tout le monde remarquait que Mme Trégar-Creachmeur ne sortait plus que pour aller à l’église et paraissait minée chaque jour davantage par un mal intérieur. Une tristesse plus morne envahissait ses traits si beaux ; et, bien qu’elle ne pressât jamais ses filles sur son sein, leur sort si douteux était la suprême torture de cette âme que la religion semblait avoir détachée de tout. Pour rien au monde, Jeffik n’eût osé faire à sa mère la confidence de son amour ; ce mot n’avait en aucune occasion été prononcé devant elle par cette femme austère, et la jeune fille n’imaginait point qu’il fût jamais tombé avec transports de ses lèvres rigides.


Chaque soir les amants se retrouvaient dans la campagne. Le lieu de leurs rendez-vous, assez éloigné du château, était un étroit chemin ménagé entre deux prairies et bordé de hauts peupliers aux cimes bruissantes ; les vaches couchées à leur abri s’assoupissaient en écoutant leur grand murmure. Anne accompagnait sa sœur et gardait son secret avec une adresse et une fidélité sans pareilles. Elle imaginait des ruses pour détourner les curieux et Jeffik se laissait guider par la petite fille avec insouciance. Tantôt elles allaient par la traverse des prés, franchissant les ruisseaux, ouvrant de lourdes clôtures et frémissant quand le taureau, au milieu du bétail, se mettait à mugir et baissait la tête, labourant la terre de ses cornes. Alors, enivrées par le danger, palpitantes, elles couraient à perdre haleine, portées par la peur en se tenant la main ; et dans ce silence du soir tout prenait pour ces enfants d’une sensibilité passionnée un caractère extraordinaire. D’autres fois elles commençaient par suivre tranquillement la digue comme pour une promenade sans but. On était en pleins foins : des ombres de femmes s’allongeaient démesurément derrière les meules profilées sur le grand ciel clair ; les faneuses s’apprêtaient à quitter le travail et entassaient d’un geste las l’herbe suspendue à la fourche de hêtre, leur nuque brunie se renversait en arrière tandis qu’elles élevaient les gerbes, et des brindilles dorées s’accrochaient, en retombant, à leurs cheveux noués ; soudain les jeunes filles coupaient au plus court, se jetaient dans un champ où le trèfle abattu échelonnait des vagues rouges, pour atteindre le terme de leur périlleuse excursion.

Le Norvégien attendait. Il les entraînait avec joie dans le sentier d’herbe fine, et souvent la jeune Bretonne devait s’appuyer quelques instants au tronc d’un tremble, plus essoufflée qu’une biche aux abois, pâle et les mains sur son cœur.

— Hâte-toi, bien-aimée, disait-il, mon âme est triste loin de toi, et cette heure accordée à notre amour tombe plus vite dans le passé qu’un seul instant de toutes les autres.

— Moi, répondait la Bretonne, j’avais préparé mille choses graves à te dire, et voilà maintenant que je ne m’en souviens plus.

— Rien ne peut être grave, ô ma belle amie, à moins que tu ne m’aimes plus.

— Que vous êtes méchant ! faisait-elle en joignant les mains.

Arvid passait sous le sien le bras blanc de sa fiancée. Elle détachait son chapeau de paille et le tenait à la main, renversé comme une corbeille. Ses cheveux châtains, ramenés en casque sur le haut de sa tête, étaient étreints et noués en torsade tout près de son front doucement arrondi ; elle avait des prunelles humides couleur de l’ardoise mouillée par une pluie d’orage. Parfois, d’un geste charmant elle appuyait sa tête sur l’épaule du jeune homme en levant vers lui ses larges paupières, et ils suspendaient leur marche pour se contempler indéfiniment avec un sourire.

Enfin, ils reprenaient une à une toutes les circonstances favorables à leur amour. Ils s’étonnaient des années qu’ils avaient pu passer sans se connaître, sans soupçonner même leur existence réciproque. Cependant Arvid prétendait l’avoir entrevue dans ses songes et avoir vécu dans l’attente de sa rencontre.

— Que de fois, dans les sombres crépuscules des villes, traversant des rues boueuses où une foule pleine de soucis s’écoulait sans interrompre sa marche fatale, tu m’es apparue environnée de lumière ; j’ouvrais les bras pour te saisir, mais il ne me restait que la déception de mon rêve. Mes yeux se sont troublés en t’apercevant la nuit de la tempête, je t’ai reconnue tout de suite. Nous avons dû nous aimer ailleurs, dans d’autres étoiles !

— Je savais bien, reprenait-elle, que mon bonheur viendrait de la mer. J’avais toujours les yeux sur elle.

— Pour cette bonté qu’elle a eue de me porter à tes pieds, nous l’aimerons, ma chère âme, soit qu’elle déroule ses flots soyeux sur des plages brûlantes ou qu’elle vienne écumer sur les rochers bretons ou se délasser, figée dans les fjords… As-tu toujours ce beau costume de châtelaine ?… Tu le mettras dans notre maison, si tu veux que je t’aime encore davantage.

— Tu ne sais pas, mon bien-aimé ? c’est un habit de noces que nous gardons pieusement en souvenir de nos aïeux. Leur costume était comme celui des princes dont la forme ne varie pas ; ainsi, ils ressemblaient à leurs ancêtres, et les vieilles grand’mères croyaient avoir recouvré la jeunesse en voyant porter à leurs filles les atours d’autrefois. Le vêtement de l’époux est couché près de celui dont j’étais parée, dans un grand coffre ; il est juste à ta taille… Que tu serais beau avec la veste ronde et le grand chapeau noir aux velours flottants !

Mais ils éprouvaient aussi du plaisir à interrompre leurs propos d’amour pour savourer dans ses moindres détails la sérénité majestueuse de la nature, comme si le cadre où se déroulaient leurs jeunes tendresses en redoublait la volupté, concourait à les embellir et à les éterniser, devait vivre dans leurs souvenirs uni étroitement à l’heure présente qu’ils auraient voulu retenir et fixer à jamais. Le sifflement d’un bouvreuil, une tourterelle s’envolant du milieu des branches, le frôlement d’une rose sauvage, le choc d’un gros bourdon étourdi qui rebondissait sur leur joue, une bouffée de brise alourdie d’essences diverses, se groupaient comme autant de parcelles surchargeant leur félicité.

L’enfant folâtrait devant eux, cueillant des myosotis, ou poursuivait dans son jeu solitaire de charmantes petites rainettes de la couleur des feuilles qui sautaient à son approche au milieu des mousses.

Alors, au fond de la chasse verte, ils apercevaient le soleil s’enfonçant à demi dans la Vire et projetant comme un phare immense des lueurs d’ocre et de pourpre sur la prairie nouvellement fauchée ; la rosée glaçait le sang des herbes mourantes ; et ils s’attendrissaient au point de songer à ces toutes petites existences, à la corolle flétrie d’un éphémère coquelicot.


Jeffik dit un jour à Arvid :

— Vous étiez triste autrefois, cher amour, quelque chagrin pesait sur votre vie ?

— Maintenant, ma chérie, il est descendu tout au fond de mon cœur ! C’est une histoire trop longue pour ce soir et un peu pénible pour moi, répondit le jeune homme en passant la main sur son front comme pour en chasser l’ombre même d’un souci.

Et tout de suite, secouant gaiement ses boucles blondes et penchant vers elle ses grands traits purs, il se mettait à lui parler de leur avenir et de son enfance.

— Voyez-vous, mon bel ange, quand je songe que vous serez bientôt tout à fait à moi, je n’y puis croire. Que Dieu est bon d’avoir inventé l’amour et la jeunesse !… J’ai toujours été un peu abandonné, savez-vous ; tout petit, je me souviens d’un grand vide dans mon cœur : pas de sœur, plus de mère ! un père qui apparaissait de loin en loin, chez ma nourrice, dans la famille de marins où j’étais élevé. Ces pêcheurs de phoques, cédant à mes supplications, m’emmenaient avec eux dans la Mer Glaciale ; nous menions une vie rude et libre ; mon corps s’endurcissait ; mais, souvent, pris d’un impérieux besoin de tendresse, je pleurais, le front dans la neige, comme un orphelin… Je n’aimais que la mer et notre bateau ; je me couchais au fond pour sentir le flot palpiter contre le bois, comme un cœur sur le mien ; j’aurais juré par son grand mât, comme d’autres prennent à témoin de leur serment un roi ou une épée… Plus tard, je voulais qu’on agisse avec moi comme on faisait autrefois aux funérailles d’un vieux corsaire : — quand le Soekangar venait à mourir, on le couchait avec ses armes dans sa fidèle barque qu’on lançait tout enflammée sur les vagues. — Qui m’eût dit dans ce temps que je serais si heureux aujourd’hui ?…

Un jour, je revenais de la chasse après avoir pris tout vivant un splendide oiseau de proie, rare dans nos parages, et que l’on nomme l’harphang des neiges : ses plumes sont comme le duvet du cygne, comme des flocons arrachés à la blanche toison de la terre, et il a des prunelles brillantes ainsi que des pièces d’or. J’essayais de l’étouffer contre ma poitrine et il me labourait les flancs de ses griffes, fixant sur moi des yeux magnétiques. Mon père m’attendait dans la cabane de Margit Baars, et je dus me montrer à lui en lambeaux et couvert de sang. Il parut très heureux et m’appela son cher enfant. Je remarquai sa mise recherchée, la douceur de ses mains, l’odeur de toute sa personne. Son traîneau attendait, il m’emmena, non sans que j’aie longuement pleuré dans les bras de Margit… J’avais quatorze ans, je devins étudiant. J’appris que j’étais riche, je me mêlai à des enfants du rang de mon père, mais secrètement je regrettais les cimes blanches du Iostedalsbrae, notre barque, les feux allumés sur les glaces et nos combats avec les lions marins… Malgré ma timidité et ma défiance de moi-même, j’en vins à me juger en me comparant aux autres. Quelle ne fut pas ma surprise de m’apercevoir que j’avais une nature fortement trempée, mâle et obstinée ; qu’au lieu d’être un objet de risée pour mes camarades, ma force et mon adresse excitaient au plus haut point leur admiration, et qu’à mon insu j’étais devenu pour eux une sorte de chef dont ils recherchaient, en se les disputant, l’amitié et les récits ? C’est alors que je sus gré à mon père de m’avoir fait montagnard et pêcheur.

Et s’interrompant pour serrer la jeune fille dans ses bras, il s’écria avec des pleurs de joie, remué délicieusement par les souvenirs du pays qu’il adorait :

— Nous irons au Nord, vers la Finlande et le Groenland, du côté des Valkyries et de l’Étoile Polaire, fouler des neiges inviolées ; tu coucheras dans des lits de bouleau élevés comme des trônes, où le regard nacré de la curieuse lune coulera sur toi à travers le bleu trouble de la nuit ; tu entendras le sol résonner sous le pas des chevaux sauvages ; nous mangerons dans des plats d’argent des rôtis de rennes en buvant du vin épicé et du lait caillé tremblant dans des terrines ; pour te plaire, les femmes du gaard sortiront du grenier la plus belle gerbe afin de l’offrir aux oiseaux que tu verras accourir de tous les coins du ciel ; pour t’en parer, je détacherai du bras d’une Finlandaise des bracelets d’or dont les ciselures ont des caprices dignes de l’art le plus pur, et je te porterai dans mes bras au-dessus des torrents ; serrés l’un contre l’autre, nous irons vers le Nord, jusqu’aux bornes silencieuses de la terre, pour comprendre mieux la majesté de l’amour !…

....... .......... ...

— Oh ! oui, c’est cela ! disait-elle en battant des mains comme un enfant… Que j’aimerais parcourir avec toi ces étendues solitaires, sans tenir compte des saisons, de la lumière ou de la nuit, indifférente à la fuite des jours !


Mais huit heures tombant à coups mesurés du clocher pointu de Sainte-Marie-du-Mont les tiraient brusquement de leur rêve bleu, et quand la dernière vibration s’éteignait, ils demeuraient surpris, silencieux, les oreilles pleines du coassement éperdu des dames vertes, assises dans le cresson, au milieu des roseaux fleuris, ou soulevant au long des fossés l’épais manteau des lentilles.

Alors, avant de se dire adieu jusqu’au lendemain, ils essayaient de s’aguerrir à une plus longue séparation, car depuis les premiers jours de leur intimité, ils avaient arrêté ensemble qu’Arvid partirait pour Christiania par le prochain bateau. Il s’agissait de tout expliquer à son père, dont le consentement ne semblait pas douteux, et de réunir les papiers indispensables. Muni de ces choses importantes, il effectuait son retour par les voies les plus rapides. On hâtait le mariage. La cérémonie aurait lieu dans les salles de la mairie dont ils regardaient souvent par les fenêtres les sculptures de chêne avec des airs mystérieux. On installerait Anne et la mère près de Saint-Malo, sur les bords de la Rance, dans une maison ayant appartenu à un corsaire de la famille, appelée la Bigarade.

Le trois-mâts vint un peu plus tard qu’on ne l’attendait, retardant de près d’un mois le départ du jeune homme, à cause d’un chargement de morues avariées provenant des pêches du printemps, pris au Hâvre pour le compte d’un épicier. A présent qu’il était là, amarré au quai, avec ses voiles pliées, ses poulies immobiles et son blond équipage penché sur les bastingages au-dessus de sa coquille vert tendre à rayures blanches, il arrivait encore aux amoureux de parler en souriant de ce voyage, mais par bravade seulement, pour se réconforter et dissimuler une tristesse suprême, un pressentiment vague que trahissaient seuls, en dépit de leur volonté, des yeux humides et des voix altérées.

Après l’arrivage, tout se passe méthodiquement à bord du navire norvégien. Pour commencer, on vit le déchargement par des femmes de peine en bonnet de coton et plus fortes que des hommes robustes, égayant leur travail de plaisanteries aussi salées que le gros sel de Cadix et de la Rochelle répandu partout comme une neige sale. Les poissons s’empilaient symétriquement sur une voiture, et rien n’était plus lamentable que les poses de ces femmes assises au-dessus du camion, à même sur le chargement, que traînait un cheval poussif. Quand ce fut fini, on nettoya à grande eau le navire, brossant le pont et chassant la mauvaise odeur ; puis on remplit la cale de barils de beurre roulés les uns sur les autres. Le trois-mâts compléta ses provisions, se disposant à appareiller, et tous les jours on voyait sécher des vareuses bleues et des gilets rapiécés de toutes couleurs flottant suspendus aux cordages.

Enfin le capitaine, un solide marin, dont la barbe dorée descendait très bas sur la poitrine, s’approcha un matin du fils de l’armateur et lui annonça paisiblement qu’on allait mettre à la voile le lendemain.

Rien à dire à cela. Néanmoins, le jeune homme pâlit comme à l’approche d’un malheur, et quitta brusquement son compatriote en marchant d’un pas emporté.

C’est qu’il y a dans notre vie des heures de crise où nous apparaît avec une effrayante lucidité combien la réalisation de nos plus chers désirs se trouve à la merci des événements les plus misérables. En effet, le sort de chaque être se compose d’une série de petits faits venant de sources différentes. Si tout concorde, arrive à point pour compléter l’ensemble, il en résulte une homogénéité, une harmonie dans l’existence que l’on appelle la chance ; si au contraire on rencontre une obstination négative de la destinée à ne pas vouloir enchaîner le hasard, il n’y a rien à faire, c’est immuable. Certains hommes ont senti toute leur vie cette volonté mauvaise au fond de tout.

Les heures de ce dernier jour passent semblables à toutes les autres pour les habitants de Saint-Paul. D’où vient que les amoureux les trouvent tantôt promptes comme le désir ou tantôt lentes comme la réalité ? D’où vient que, tout en parlant de se revoir, en se jurant d’être l’un à l’autre, on les voit s’étreindre en pleurant comme pour un dernier adieu ? Hier encore ces cœurs confiants pouvaient être émus par le récit d’une misère, ou prendre part au bonheur d’autrui : demandez-leur, aujourd’hui qu’un danger menace leur amour, si les morts qui dorment à l’ombre d’un rideau de peupliers et sous les dalles de l’église sont moins insensibles qu’eux.

Les anciens Bretons croyaient qu’il existait, dans les montagnes, un lac appelé Dulenn, dominé par un cirque de rochers escarpés ; ses ondes noires étaient peuplées de poissons hideux à la tête énorme ; aucun oiseau ne fréquentait ses bords, ni les cygnes, ni les ducs communs à tous les étangs ; si quelqu’un en faisait jaillir l’eau sur les rochers voisins, un orage éclatait tout à coup dans le ciel : ainsi le cœur de l’homme recèle des sentiments cruels semblables à des monstres dont la présence a chassé les songes aux blanches ailes ; si on les trouble, ils déchaînent d’inexorables furies.

Rien de changé autour d’eux ; la campagne avait à peine quelque chose de plus mûr et de plus doré qui tenait aux moissons. Les myosotis étaient défleuris ; on ne voyait plus les violettes, mais la digitale empourprée, la grande mauve rose, les bouillons blancs et la véronique à fleurs pâles se rencontraient avec la mélite au feuillage odorant dont les calices blancs tachés de violet semblent éclaboussés de vin. Les fruits de l’aubépine et du merisier commençaient à mûrir. La vie fourmillait partout, étincelante au dos des scarabées et des libellules. Il faisait chaud ; l’herbe haute dans le sentier devenait presque noire à force d’être d’un vert intense.

Assis sur un talus, enlacés étroitement, ils savourent avec tristesse les instants avares. Arvid veut être le plus fort.

— Tu penseras à moi, tu m’aimeras, tu ne m’oublieras pas. Deux mois sont bien vite passés, et puis, il le faut !

Et tandis qu’il parle, une voix qui vient on ne sait d’où lui murmure tout bas : — Reverras-tu ta bien-aimée ?

Pâle et pensive, la jeune fille s’abandonne à son chagrin dans un oubli complet d’elle-même et avec ce désordre de la parure et cette faiblesse divine qui, chez une femme, est la meilleure preuve de la sincérité de l’amour ; des larmes silencieuses ternissent les beaux yeux de Jeffik, coulant sur le front du jeune homme agenouillé maintenant à ses pieds et inondant son visage, de telle sorte qu’on ne peut voir s’il y mêle les siennes.

Elle penchait d’un air de souffrance sa taille déliée, et ses manières avaient pris, depuis la veille, la langueur touchante d’une fleur de mélite altérée à la fin du jour. Un fichu de mousseline noué négligemment sur son sein révélait le haut de sa gorge et laissait deviner sa forme parfaite ; ses cheveux séparés en deux masses tombaient en tresses lourdes de ses tempes pour aller se confondre dans les plis de sa jupe.

Mais la chaleur s’apaise, l’air fraîchit, la première étoile se distingue à peine, pareille à la lueur d’un flambeau allumé avant les ténèbres, les prés blanchissent, les couleurs s’éteignent petit à petit, la lune innocente jette sur la Vire un long filet d’argent qui tremble à la crête de chaque flot, l’heure se détache avec sérénité des clochers d’alentour enveloppés de brume, le lézard se retire entre les pierres moussues et la chauve-souris tourne sur la campagne en agitant des ailes aussi silencieuses que l’ombre.

— Adieu donc ! ô mon bien-aimé, dit la jeune Bretonne en enlaçant le cou de son amant. Comment remplirai-je mes journées à présent, sans l’espérance de te voir ? Où puiser de la force pour rompre ainsi l’habitude de nos douces promenades ?… Est-il seulement un autre bonheur ?… celui-ci me suffisait bien !… Nous viendrons, Anne et moi, tous les soirs dans ce lieu que tu aimais tant… Adieu !… Tu emportes mon courage, ma volonté, mes espérances, et tu laisses derrière toi un spectre qui aura l’air de vivre au monde, mais dont le cœur sera mieux enfermé et plus muet, quoique aussi rayonnant qu’aucun des diamants que recèle la terre. J’ai versé mon âme à tes pieds comme une corbeille pleine, sans rien réserver de ce qu’elle contenait : recueille cet humble trésor.

Arvid la prit dans ses bras pour éviter que la rosée des herbes mouillât ses pieds charmants. Le corps souple de la jeune fille s’abandonnait chastement à lui et ondoyait sur ses bras, entouré de ténèbres grises, avec la légèreté virginale d’une allégorie représentant la plus candide des illusions. Il la posa à terre de l’autre côté de la clôture.

— Adieu ! criait-il, pendant qu’elle s’éloignait en se détournant à chaque pas, Adieu ! ma bien-aimée, mon bien, ma joie, tout ce que j’aime !…

Anne suivait sa sœur en versant des larmes. On eût dit que l’enfant si précoce avait vécu, dans ces soirs d’été, la passion des amants comme la sienne propre, et respiré avec délices l’atmosphère de l’amour.

— Toujours ?

— Toujours !

Ce fut le dernier mot qu’ils échangèrent, et les yeux du Norvégien ne distinguèrent bientôt plus la robe blanche, le fichu de mousseline, les nattes dorées de sa douce belle, car des écharpes de crêpe détachées du front de la nuit ne tardèrent pas à envelopper d’ombre sa toilette de femme, épaississant sa taille haute et fine comme un jeune bouleau et dérobant la forme de ses charmes à la dernière caresse de son regard.

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