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Bretonne

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XII

Léopold Saussaie avait souvent de longues conversations avec Ledormeur. Depuis longtemps ce dernier connaissait les amours de Jeffik et du Norvégien et ils en causaient ensemble. On eût dit que l’administrateur s’intéressait tout particulièrement à cette histoire.

— Mais, disait-il, ce sont là de simples amourettes sans conséquences, comme en ont toutes les filles.

Ah ! il ne trouvait pas surprenant qu’on soit épris de Mlle Trégar-Creachmeur ! ça ferait plus tard, à coup sûr, une femme très distinguée, qui tiendrait son rang partout.

— Distinguée… distinguée… grommelait l’horloger, dites plutôt, Monsieur Léopold, que c’est d’une fierté choquante au monde qui le vaut bien, sans doute… Voilà cette petite Anne, n’est-ce pas ? Eh ! bien, ça a une manière de vous dire les choses, qu’on en est suffoqué ! et si polie tout de même, qu’il est impossible de se fâcher. Le jour de la conscription, elle rentrait de l’école avec une petite robe fanée, et la figure pâle avec ça ! alors un gros garçon de nos amis, qu’est farce, a voulu l’embrasser et lui donner une pièce de cent sous pour avoir des bonbons, — il en donnait à tout le monde, le cher homme, — ah ! Monsieur, si vous l’aviez vue se redresser et piétiner c’te pauvre pièce ! Alors Adrienne, qu’est une fine mouche et remarquante à l’épargne, a vite ramassé l’argent, vous comprenez.

— Et l’autre… la grande ? reprenait M. Léopold.

— Autrefois nous l’appelions la vierge encadrée, celle-là, Monsieur, parce qu’elle se tenait toujours à sa petite fenêtre ; même ça faisait rire nos connaissances ; mais depuis qu’elle a causé au Norvégien, faut pu parler de ça. Allez, allez, Monsieur Léopold, dans leur pays c’est comme dans le nôtre, la jeunesse ne perd pas le temps à enfiler des perles ! Faut pas apprendre aux vieux singes à faire des grimaces… Depuis qu’il est parti, — pour s’en débarrasser sans doute, — elle a rudement mauvaise mine, la fillotte ! Ma femme me dit souvent comme ça, en joignant les mains : — Oh ! qu’ça s’ra bé fait si l’y en a mis un su l’métier !

— C’est faux, Ledormeur, entendez-vous ? protesta l’administrateur exaspéré d’avoir provoqué l’ignoble calomnie de cet homme et violemment tenté à présent de lui sauter à la gorge. Je vous défends, entendez-vous, de répéter ce mensonge, je suis sûr de cette enfant.

Puis, tournant sa colère d’un autre côté, il reprit avec rage :

— Sa mère ne la surveille donc pas ? à quoi pense-t-elle ?

Mais l’horloger, mis sur ses gardes, avait repris son air patelin et indifférent. Il soufflait légèrement sur une belle serrure ancienne dérobée à quelque porte du château pour en ôter la poussière, — car petit à petit il dépeçait le vieux bâtiment, comme le corps d’une baleine abandonnée sur un rivage. Il sciait les poutres, vendait les cuivres au poids, et le plomb au mètre, brûlait le bois des pauvres à pleine cheminée. Il s’était aussi construit, avec des matériaux volés, une petite cabane dans son jardin, où il dormait tous les jours, couché sur une paillasse. Quelquefois il riait tout seul en brossant avec soin les robes des juges et renfermant leurs toques dans des cartons verts. Quand il avait fini, il s’asseyait largement dans leurs fauteuils, heureux de tutoyer la justice.

— La dame est trop malade pour bouger à présent, dit-il après un long silence, le curé vient la chercher dans sa voiture pour la mener à la messe… Encore un qui les croit plus que d’autres, sans doute.


Le même jour Léopold Saussaie, malgré les supplications de son père, demanda officiellement Jeffik en mariage. Il fut refusé net.

Cependant il insista d’une façon si étrange pour accepter le lendemain seulement un refus définitif de la jeune fille, que Mme Trégar-Creachmeur consentit à exaucer son désir, autant par lassitude que pour ne pas froisser son vieil ami.

Loin de s’embarrasser du mauvais accueil fait à sa proposition, l’administrateur semblait si tranquille et si satisfait, que son père l’examinait avec inquiétude à la dérobée.


Lorsque la veuve du marin s’était vue forcée d’abandonner Saint-Malo pour suivre sa fille à Saint-Paul-Église, elle ne laissait derrière elle aucune dette. A dire vrai, la pauvre femme restait encore dans l’obligation d’une dame âgée, amie d’enfance de son mari, bonne et désintéressée, qui, bien que fort près aussi de la misère, lui faisait, avec une simple grandeur d’âme, rémission d’une somme de quelques milliers de francs qu’elle avait peut-être destinée depuis vingt ans à adoucir ses dernières années.

Des actes de ce genre n’étaient point rares dans le noble pays breton, où la vieille race opiniâtre et généreuse ne peut vaincre encore aujourd’hui son dégoût de tout trafic, à moins qu’il ne relève immédiatement de la mer et ne s’y purifie. Aussi, forcée de se livrer au commerce pour exister, cette exquise nature s’était mise bravement à vendre des objets d’armement : cordages, poulies, goudron, voiles. De cette façon elle se trouvait en rapport continuel avec les marins.

Elle gréait tout navire : cotre, bisquine, chaland, cancalais et terre-neuviers ; vivait au milieu du chanvre, de la poix et du fer rouillé. Si le port se remplissait, au retour des grandes pêches, et que de sa fenêtre, au-dessus des remparts, elle n’apercevait plus que des mâts de navires, on la voyait, joyeuse, brûler des cierges à la Vierge, en actions de grâces.

Au fond de tout cela, pas une idée de lucre. Quand elle traitait une affaire, la candide marchande exhibait son prix de revient et demandait au patron de la barque de répondre en conscience si son bénéfice lui paraissait légitime.

Dans de pareilles conditions on a des chances de ne pas devenir bien riche. Mais trouve-t-on rien de plus touchant que cette bonne petite vieille, dont le père avait disparu dans un naufrage, ayant consacré sa jeunesse à fournir aux hommes de mer des armes contre la tempête !

Elle était sobre, faisait ses provisions de morue pour l’hiver, sans oublier un millier de capelans et une douzaine de flétans, — poissons à chair rose que l’on met dans la cheminée pour les garder jusqu’au carême.

Depuis longtemps la dernière ancre de son magasin avait touché le fond de bien des rades. Une petite rente la faisait vivre très pauvrement. La bonne dame écrivait de temps en temps à madame Trégar-Creachmeur des lettres remplies des souvenirs d’une amitié indéracinable, dont la froide vieillesse n’avait pu altérer la vivacité charmante et que n’obscurcit jamais cette question d’intérêt, qui prend d’ordinaire tant de place dans les sentiments des gens d’âge et vient enlaidir trop souvent la fin des belles existences. S’il lui arrivait de demander un peu d’argent à son amie, elle déployait toutes les ressources de son esprit à faire entendre qu’elle n’en avait pas en réalité un grand besoin, qu’il s’agissait de satisfaire un vice : d’acheter du tabac à priser. La mère de Jeffik envoyait ce qu’elle pouvait. On savait bien de part et d’autre que la dette ne serait jamais payée, — si ce n’est dans l’autre monde, — et s’éteindrait avec la vieille dame.


Après que l’administrateur l’eut quittée, Mme Trégar-Creachmeur resta longtemps immobile sur son fauteuil, plongée dans la plus profonde et la plus douloureuse méditation. Certes, elle n’hésitait pas un instant à refuser un semblable mariage, et la position qui rendait si vain le prétentieux et léger Léopold n’avait pesé en aucune sorte sur sa détermination. Avec son extrême pénétration de femme silencieuse et mystique, son regard pur et froid, descendant comme une épée au fond de l’âme de cet homme, craignait d’y avoir rencontré pire que le ridicule maniéré qui le distinguait à première vue. Il y avait de l’affectation dans son sourire, de la dureté égoïste dans ses yeux, de la jalousie sur son front ; et si sa voix cessait d’être couverte et basse, elle devenait à son insu rude et audacieuse. Non, elle ne se sentait pas la force de pousser Jeffik, cette sensible et délicieuse créature, dans les bras d’un mari comme celui-là. Pourtant, c’était un protecteur et il en fallait un à ses filles, puisqu’elle allait mourir. Cruelle perplexité !… Elle s’avouait néanmoins que Léopold Saussaie avait fait preuve de générosité en recherchant une fille dépourvue de tout bien et craignait de le juger avec une sévérité excessive.

La journée s’acheva sans que ses pensées aient pu prendre un autre cours.

Pendant ce temps Jeffik rêvait de son Arvid.

Vers six heures, la servante annonça à la malade qu’un autre Monsieur désirait lui parler en particulier. Et sans lui donner le temps de délibérer s’il convenait de le recevoir, le personnage se présenta devant la veuve. Pénétrant sans bruit dans le salon, sur les pas de la bonne, il promena avec une rapidité incroyable ses yeux sur tous les objets qui décoraient les panneaux de cette vaste pièce ; et rien ne lui échappait, depuis les miniatures encadrées d’or jusqu’aux souvenirs exotiques, aux idoles grimaçantes, gage de l’amitié d’un chef taïtien, aux coffres curieusement travaillés et aux collections précieuses. Quand il fut seul avec la dame bretonne, il s’excusa d’une voix mielleuse sur les exigences d’un ministère auquel il devait des moments bien pénibles, et s’approchant tout auprès de la malade devenue soudain tremblante en proie à un pressentiment sinistre :

— Madame, commença-t-il, je suis franc comme l’osier… Voici la chose. — Notez en passant, s’il vous plaît, que par égard pour une personne aussi honorable et qui aura toujours droit, je l’espère, à la considération des honnêtes gens, je suis venu moi-même pour vous éviter des ennuis et des vexations. Maintenant que vous êtes en état de reconnaître la délicatesse de mon procédé, allons au fait, promptement. — Je suis officier ministériel, huissier en un mot, et chargé par l’unique héritier de votre créancière, Mme Dubut, de Saint-Malo, décédée intestat, de recouvrer en son nom une petite créance qui se monte à quatre mille deux cent trente francs et vingt-cinq centimes. Du reste voici des pièces dont la lecture vous éclairera sur tous points.

Le cœur de la veuve se serrait, ses yeux s’agrandissaient. Au fur et à mesure que parlait l’homme de loi, toutes les conséquences de ces fatales poursuites se déroulaient devant elle : la position de Jeffik perdue, — car l’administration n’admettait pas les dettes, — le scandale, la honte, la misère dans son atrocité, puis, sa fin qui ne tarderait pas à survenir, et ses filles alors livrées à la merci des hasards terribles de la vie, comme deux pauvres oiseaux abandonnés à la tempête.

Elle n’en put entendre davantage. Sous l’empire d’une souffrance aiguë, Mme Trégar-Creachmeur se dressa, extraordinairement pâle, devant l’huissier épouvanté, et, proférant une plainte suprême, étendit les bras et roula inanimée sur le parquet. L’homme s’enfuit en étouffant ses pas comme un assassin.


C’est que pour cette famille réduite au dénuement, quatre mille francs étaient une somme absolument impossible à trouver. — L’argent mène d’un façon arbitraire et tragique la destinée des pauvres gens. — Pour lutter contre cette puissance, il faut porter en soi un sens pratique des choses qui manquait complètement aux derniers rejetons d’une race romanesque, imprévoyante et prodigue, plaçant dans son estime, par une sorte de folie, la pauvreté presque aussi haut que l’honneur. Le moindre des objets d’art qui les entouraient aurait suffi à éteindre la dette, mais elles ne soupçonnaient nullement la valeur que la mode du jour leur prêtait ; l’idée de s’en défaire ne serait même pas venue aux dames bretonnes, tant la tradition l’emportait chez elles sur tout autre sentiment, la superstition et le souvenir sur les menaces du présent.

Il s’agit de figures aujourd’hui disparues, dispersées par le flot des appétits positifs de la seconde partie du siècle ; du reste, il n’est plus d’aïeul assez vieux pour raconter aux petits-enfants les exploits des corsaires, leurs longues captivités sur les pontons anglais, les évasions merveilleuses, les traits d’audace et de générosité chevaleresque, le plaisir de barbare qu’ils trouvaient à dissiper les richesses. Personne ne sera plus élevé à cette école dangereuse, si séduisante pour l’enfance ; à peine le souvenir en vit encore chez leurs derniers et rares descendants.

Voilà pourquoi, de voir ces femmes, intéressantes et supérieures, âmes profondes, toujours prêtes au sacrifice, où dort, replié sur lui-même, un nihilisme inexprimé, arrachées à leur milieu immuable et étrange et soumises à de pareilles misères, avait en soi quelque chose de plus poignant, de moins banal, que s’il s’agissait de personnes moins naïves, moins en retard sur les procédés d’existence modernes.

La servante s’empressa de relever sa maîtresse et de la porter sur son lit. En même temps elle appelait du secours. Jeffik accourut, et, trouvant des papiers dans la main crispée de sa mère, comprit avec désespoir, en y jetant un rapide coup d’œil, ce qui l’avait tuée. Pourtant tout espoir n’était pas perdu, le pouls de la malade battait faiblement sous le doigt de la jeune fille. On courut eu hâte chercher le docteur Lemoine.

Au bout d’une demi-heure il arriva et de suite se montra fort alarmé de l’état où il trouvait sa cliente.

— Cet accident n’est pas arrivé sans motif, mon enfant, dit-il à Jeffik, une cause morale a dû déterminer la crise. Voyons, il y a eu un malheur, une émotion, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, Monsieur, un grand malheur ! répondit en pleurant la jeune fille. Mais au nom du ciel, rassurez-moi, sauvez-la !… Ah ! docteur, je lis dans vos yeux que c’est bien grave…

— Eh ! ma pauvre petite, je lui avais répété mille fois : — surtout pas d’émotions. — Savez-vous, continua-t-il avec la brusquerie bien connue qui avait contribué à son succès dans le pays, savez-vous que votre maman a le cœur gros comme un cœur de bœuf !

Et sur un geste d’effroi de Jeffik il reprit :

— Cela s’explique aisément : cet organe s’est développé outre mesure en fatiguant plus que les autres. Ainsi, un coureur a de gros mollets, un lutteur des biceps énormes…

La jeune fille ne l’écoutait plus, elle descendait l’escalier en courant, prise d’un besoin de fuir devant le malheur ; mais une dentelure de la rampe accrocha sa robe et la retint comme la main d’un ami : elle s’arrêta soudain en essayant de rassembler ses idées. Jeffik pressait son front, joignait ses mains, croisait ses bras comme pour lancer un défi, ou bien s’attendrissait, pleurant sur elle-même, sur sa mère et sur son Arvid.

— Je l’avais toujours senti, disait-elle, que c’était une chose fragile et impossible… trop belle… trop effrayamment belle… cela avait un je ne sais quoi d’instable et d’ailé… Je ne comprenais pas d’où venait ma peur, quand il me quittait au milieu de la campagne ; je tremblais à la voix de la brise, je jetais les yeux autour de moi, je regardais le ciel et la course des nuages, et l’angoisse séchait ma gorge. Je l’entends encore me dire : — Adieu ! ma bien-aimée ! — Adieu Swevenmor, répondais-je, oui, adieu ! adieu ! adieu ! Swevenmor !…

Notre amour était enveloppé d’une brume ; c’était comme un danger subtil répandu dans l’air, une interdiction divine, flottante. Nous aimer semblait un acte digne d’enfreindre des lois plus qu’humaines…

Oh ! ce rêve que je fis autrefois, souvenons-nous-en à cette heure ! comme mon âme nageait libre et heureuse !… Mais, chasse plutôt ces pensées, malheureuse, la chaîne du bonheur est rompue, les anneaux ne se rejoignent plus… Et, par ce misérable obstacle… Aveugle destin ou monstrueuse prévoyance du sort !…

Tu prends ta revanche, or, froid métal ! Tu te venges d’avoir été honni, foulé aux pieds, répandu à torrents, jeté à la vile populace ! tu surnages au-dessus de notre mépris…

Oh ! pour si peu, si peu, ma vie perdue ! pour un petit monceau qui tiendrait entre mes deux mains, mon bonheur envolé !…

Sais-je seulement d’où tu viens, comment on l’acquiert ? Je te croyais ce flot au tintement insipide qui roule sans cesse entre les mains des hommes ; mais je ne savais pas que sans te désirer ni te voir, tu serais un jour mon maître, force monstrueuse, misérable dieu d’or !…


Elle se tut, l’air égaré, et sous l’influence d’une grave détermination, la jeune fille reprit sa course et heurta Léopold qui montait, et, fidèle à sa promesse, venait prendre la réponse promise.

— Monsieur, lui dit-elle, je vous cherchais, ma mère se meurt, une absolue tranquillité pourrait peut-être la sauver ; c’est pourquoi je vous accepte pour mari, à la condition que vous serez ici de nouveau avant une heure avec la quittance d’un huissier de la ville chargé de nous poursuivre, et dont le nom doit être dans ces actes.

En parlant ainsi elle lui tendait les papiers qu’on avait trouvés dans les mains de la veuve.

— Je le savais, Mademoiselle, répondit-il avec une véritable émotion, et la voici, vous ne devez plus rien.

Jeffik lui arracha presque le reçu des mains, et remontant près de la malade, elle se pencha sur la rampe avant de disparaître :

— Comptez sur ma parole, ajouta-t-elle en s’adressant à l’administrateur d’un air désespéré.


Quand la mort s’approche d’une couche, elle répand dans l’âme des assistants tout l’effroi de sa présence. Une atmosphère mystérieuse qui semble lui appartenir remplit soudain la chambre funèbre et pèse avec inquiétude sur la poitrine des vivants. La jeune fille ne s’y trompa point en s’approchant de sa mère. Longtemps agenouillée, elle conversa à voix basse avec la mourante dont les forces déclinaient rapidement. Bientôt, Mme Trégar-Creachmeur perdit l’usage de la parole, mais elle donna des marques d’entendement à ceux qui l’entouraient et les reconnut jusqu’au dernier soupir.

Le vieux prêtre à figure naïve, accouru au premier appel, beau comme un aïeul des montagnes, priait et pleurait tour à tour.

Quand, averti par son expérience, il vit l’âme de son amie approcher de l’instant solennel où elle devait abandonner le monde, il essuya ses pleurs avec les boucles de ses cheveux blancs et s’apprêta à lui faire entendre des paroles dignes de la tombe.

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