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Bretonne

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XVII

La maison, située dans le vieux Alger, est blanche comme un cygne, recueillie comme un cloître, carrée comme un dé d’ivoire ; elle a deux petites fenêtres grillées percées dans la muraille : la première, qui se trouve hors de la vue des passants, laisse fuir la lumière au travers des barreaux et pendre un pampre stérile ; la seconde, de plain-pied avec la rue en pente raide, reste muette et solidement close. Si quelque bruit vient à troubler le silence pénétrant qui l’enveloppe, ce ne peuvent être que des frôlements d’étoffes douces et de pieds nus mêlés à la poussière, quelques sons gutturaux et voilés, et le heurt des anneaux d’argent mesurant la marche des femmes.

Une porte étroite en boiserie, garnie de gros clous, s’ouvre sur la cour toute baignée de fraîcheur ; à gauche, quelques marches, effondrées à demi, mènent dans une pièce spacieuse meublée à l’arabe ; à droite, deux celliers voûtés soutenus par des piliers trapus, aux chapiteaux surchargés de dentelures qu’on emploie à suspendre quelques vases poreux, supportent la terrasse où conduit un escalier qui tremble.

Un antique pied de vigne, de plus de mille ans d’âge, monte tout droit jusqu’au niveau du toit en plate-forme ; de là ses rameaux s’élancent horizontalement, sans faiblir, comme une chevelure qu’emporte le vent, et c’est un plafond élevé, vert et mouvant, tendu au-dessus de la cour arabe, un velarium aux dessins d’émeraude sur un fond de ciel bleu. A l’automne, quelques feuilles détachées des pampres s’échappent vers la mer comme des oiseaux d’or.

On dit que chaque soir une inconnue, plus belle qu’autrefois l’esclave chrétienne ravie par les maugrebins, et qui semble atteinte d’une langueur ineffable, monte les degrés branlants, s’accoude sur le mur bas dans l’angle de la terrasse où l’oranger secoue son parfum et ses fleurs d’albâtre, reste immobile et muette des heures entières, les yeux perdus sur l’horizon, jusqu’à ce qu’une enfant blonde, fatiguée d’écouter sa négresse lui conter l’histoire merveilleuse de la diablesse Maratha dont les yeux sont au bout des ailes, entraîne l’étrangère alors que la triste derbouka retentit encore sur les autres toits et accompagne les paroles gutturales des femmes arabes parées dans leur prison des plus éblouissantes couleurs, ressemblant aux oiseaux des îles et ramageant comme eux.

Quand l’enfant était lasse d’écouter la mer, de caresser ses pigeons, de partager par-dessus les murs ses fruits avec les muchachos voisins et de lire dans les livres, elle grimpait, vers le soir, jusqu’à l’ouverture grillée de la fenêtre en se tenant aux pampres pour voir tout d’un coup passer au-dessous d’elle quelques ombres inattendues effarouchant la ruelle morne.

Un jour qu’elle était ainsi, penchant son visage mélancolique, elle entendit son nom prononcé tout bas dans la rue. Très peu de gens le connaissaient à présent ce nom, aussi son cœur fut horriblement serré, et joignant ses petites mains blanches, elle écouta avec angoisse.

— Anne, dit encore la voix, si bas que c’était comme un souffle.

Alors l’enfant, inclinée vers la rue, avec confiance répondit sur le même ton, comme s’adressant à un esprit venu pour la consoler :

— Est-ce vous, ma mère, qui appelez votre enfant ?

— Hélas ! non, ma pauvre petite, murmura un grand jeune homme qui se montra soudain, ce n’est que moi !

— Swevenmor ! s’exclamait-elle avec stupeur, voilà Swevenmor !

Elle courut lui ouvrir l’étroite porte.

Et, bien qu’elle ne fût encore qu’une toute petite fille, Anne vit que ce beau jeune homme avait beaucoup souffert et qu’entre ses boucles blondes quelque chose se balançait sur son front, comme une ombre.

Jeffik, attirée par le bruit ou par la vibration de ce nom bien-aimé, parut au seuil de sa chambre et demeura sans cris, sans gestes, comme clouée par l’effroi aux degrés effondrés.

Pendant bien longtemps ils ne purent que pleurer et s’étreindre, pleurer et s’étreindre encore, tant leur joie, à peine ressuscitée, vacillait devant eux, était obscurcie de tristesse et de science funeste. Ils s’entretenaient de leur amour et le berçaient dans leur cœur avec des sanglots, comme une mère étreint entre ses bras son enfant mort.

Vainement la vieille négresse plaça devant eux, sur la terrasse, un plat de bois où fumait le repas, des fèves nouvelles et un fruit d’ananas ; vainement elle coupa, en l’honneur de l’hôte, la plus belle grappe de muscat doré pendant à la treille comme un lustre d’or ; vainement elle sourit à tant de jeunesse ; rien ne put arrêter les larmes délicieuses qui allégeaient leurs âmes et entraînaient tout doucement le flot de leurs infortunes.

Le lendemain Arvid dit à Jeffik :

— Nous sommes deux plantes de rocher : moi, je ressemble au saule penché sur un torrent ; vous, à la fleur d’œillet sauvage épanouie dans la falaise, arrosée par l’écume des vagues. Ici l’on meurt. Il y a plus de tristesse nostalgique sous ce beau ciel inaltérable et sur cette mer endormie que dans nos nuages mobiles et nos marées tumultueuses. Pour valoir quelque chose, l’homme a besoin d’être ébranlé jusque dans les profondeurs de son être, le meilleur est celui qui tremble dans son nid et dont les humbles jours roulent emportés comme des brins d’herbe par le flux des hivers, des vents et des flots.

Et prenant la Bretonne sur sa poitrine, comme pour l’emporter et la défendre, il continua avec enthousiasme par ces paroles dont il l’enchantait autrefois, et dont le souvenir retombait sur son cœur comme la strophe d’un poème :

— Allons au Nord, vers la Finlande et le Groenland, du côté des Valkyries et de l’Étoile Polaire, fouler des neiges inviolées ; tu coucheras dans des lits de bouleau élevés comme des trônes, où le regard nacré de la curieuse lune coulera sur toi à travers le bleu trouble de la nuit ; tu entendras le sol résonner sous le pas des chevaux sauvages ; nous mangerons dans des plats d’argent des rôtis de rennes en buvant du vin épicé et du lait caillé tremblant dans des terrines ; pour te plaire, les femmes du gaard sortiront des greniers la plus belle gerbe afin de l’offrir aux oiseaux que tu verras accourir de tous les coins du ciel ; pour t’en parer, je détacherai du bras d’une Finlandaise des bracelets d’or dont les ciselures ont des caprices dignes de l’art le plus pur, et je te porterai dans mes bras au-dessus des torrents ; serrés l’un contre l’autre, allons vers le Nord, jusqu’aux bornes silencieuses de la terre, pour comprendre mieux la majesté de l’amour !

FIN

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