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Bretonne

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XVI

Ainsi, gravir la montagne, tandis que la forêt déroule à ses pieds, au fond du ravin, les masses sombres des sapins, à cet endroit d’où l’on aperçoit au loin la mer immobile comme son beau rivage, avec des voiles dépliées à sa surface dont la couleur crémeuse fait songer à de blancs papillons posés sur un champ de lin fleuri d’azur ; s’asseoir pendant l’ardeur du jour sous les lauriers-roses, près de la source cachée derrière des figuiers entremêlés d’une vigne sauvage qui donne des fruits dégénérés et dont le vieux cep prend, avec les siècles, la force rude d’un jeune chêne, pour suivre, dans l’ouverture du roc, où les capillaires et les scolopendres ont établi leur maison verte, les mouvements peureux de l’oiseau altéré ; fouler avec indifférence la poussière disséminée des hommes dans la ville morte ; admirer sur les grappes du raisin la même mielleuse couleur d’or que l’on voit étendue sur les marbres en ruine transpercés de soleil ; se reposer sur un antique cercueil de jeune fille, où l’on descendit peut-être l’amour et la beauté et pleurer sur elle ; puis, fermer soudain les yeux pour ressaisir les scènes de son enfance dans leur cadre gris et voir Saint-Malo, les vieux murs rongés par l’embrun des vagues, les forts, les tours, les châteaux, les grèves, les rochers, les navires ployant sous le vent, les phares lumineux oscillant au milieu des tempêtes, la mer tournant ainsi qu’un anneau autour de ce vieux granit qu’elle enchâsse comme un bijou démodé, grossièrement taillé par les naïfs corsaires ; s’endormir ensuite allongée sur un sarcophage, la tête appuyée sur un bouquet fraîchement cueilli ou sur d’épaisses mousses, sans songer qu’avec ses tresses blondes, l’expression austère de ses habits et l’ovale aminci de son visage, sa taille haute drapée dans une simple gandoura, elle attendrissait autant le cœur que le souvenir d’une vierge inconnue qu’on n’imaginait ni plus belle ni plus pâle que la jeune Bretonne dormant sur son tombeau au bord d’une voie romaine ; puis enfin redescendre lentement au village et rêver, appuyée sur sa terrasse par des nuits étincelantes d’Afrique, où les astres ont tant d’éclat qu’on ne peut en détacher ses regards, étaient les plaisirs avec lesquels Jeffik se flattait de vaincre l’ombre de Swevenmor.

Mais cette existence de contemplation et de songes ne servait qu’à augmenter la force de ses sentiments intérieurs. — La solitude est un terrain où prospère l’amour. — Impuissante à dominer ses pensées, elle s’accusait tour à tour d’être infidèle à sa passion ou à son devoir, et ses jours se consumaient de plus en plus à lutter contre les fantômes de son cœur.

Une sorte d’espérance, qui ne quitte l’amante que lorsqu’elle n’aime plus, se montrait parfois à ses yeux, semblable à l’étoile lointaine dont on distingue avec effort la faible lueur à l’autre bout du ciel. Son esprit enthousiaste ne pouvait s’empêcher de palpiter sans cesse, comme les ailes d’un oiseau mourant, au souffle de l’idéal. Le vautour blanc de l’Atlas aux pieds croisés s’élance aussi vers le soleil avec la proie dérobée au troupeau, soudain ses forces le trahissent et il la laisse retomber du haut des airs.


Les vignes étaient vendangées et le vin fermentait au fond des celliers que les colons creusent dans le roc au-dessous de leurs chaumières adossées au coteau ; le rat des champs, pressentant le retour des pluies, se rapprochait des villages ; les charbonniers espagnols revenaient des forêts avec leur escorte d’ânes disparaissant sous les sacs liés de branches flexibles ; on achevait les semailles ; on rentrait les pommes de terre, les dernières courges ; on bouchait les crevasses pratiquées par la sécheresse dans les murs de pisé ; on entassait sous les hangars les racines de lentisques qui servent à alimenter les foyers ; et le marchand arabe, ayant pressé ses olives, arrêtait de porte en porte son bourriquet chargé des outres de peaux de bouc, pendant sur ses flancs comme deux bêtes mortes, qui renferment l’huile vierge et un peu verte.

Le soir, un vent glacé, courant sur les plateaux avec un grand murmure qui venait de la mer et des bois, chassait Jeffik de la terrasse ; la nature perdait chaque jour de sa beauté. — Certains pays, comme certains visages, ne peuvent supporter impunément la tristesse.


Ce fut vers ce temps que la jeune Bretonne éprouva une commotion qui la replongea plus avant dans son trouble.

Un soir de décembre qu’elle considérait dans une allée du jardin quelques feuilles de figuier tombées des branches, glissant à ras de terre en se déplaçant, par petits bonds, comme un oiseau qui cherche quelque graine, Jeffik entendit un pas résonner sur la route sèche et sonore. C’était un pied jeune, quoique un peu lourd, mais décidé néanmoins. Tout à coup l’homme parut au tournant du chemin, pleinement éclairé par la lune. Elle reconnut tout de suite un militaire, un trainglot, comme on en voit chaque semaine venir de Miliana avec leurs mulets pour approvisionner d’eau ferrugineuse la table des officiers, et qui, ne devant partir que le lendemain, rentrait se coucher chez quelque colon de sa connaissance.

Celui-ci se distinguait, au physique, par sa grande taille, ses cheveux roux, sa laideur et son air joyeux. Il faisait tourner de la main droite une grosse matraque et poussait devant lui, avec son pied, un caillou tout en cheminant ; puis il cessa son jeu, sembla se recueillir, et entonna tout à coup ce refrain de la chanson normande que chantent les conscrits au pays d’Auge :

En avant, la Normandie !
Marchons d’aplomb, mes enfants.
Elle n’est pas engourdie,
La race des gars normands !

Ce fut pour Jeffik tout une apparition de Saint-Paul-Église et de son amour. Aussitôt qu’il parvint à portée, elle fit signe au soldat de venir lui parler. Mais voyant cette femme en blanc, il dit : — Ah ! vous m’avez fait peur !

Elle le questionna sur mille sujets à la fois. Alors il l’interrompit :

— Attendez, j’vas vous dire tout c’que j’sais. Moi, je servais à Saint-Paul, à l’auberge, chez Turpin ; j’conduisais les voyageurs dans le cabriolet ; j’ai tiré au sort, j’ai amené cinq, a fallu partir… C’était une bonne place…

— Parlez-moi de tous les gens du château !

— Bon. Ledormeur a marié sa fille Adrienne, — la jeune qu’a tant d’astuce ; — elle a monté une grande boutique en ville. La dame du secrétaire de la mairie est devenue folle à force de chanter, on l’a menée au Bon-Sauveur de Caen ; son pauv’ mari était quasiment mort tant qu’il avait bu de camomille : — toujours manger des radis et boire des infusions, vous comprenez !… maintenant y mange chez nous et y se r’fait ben.

— Et le commissaire de police ?

— Ah ! Madame, y l’y ont fait un procès, rapport aux dames vertes ! Fallait ben qu’ça vienne. Alors il est parti ailleurs. On l’a renvoyé que j’pense.

— Et le maître d’école ?

— Il a de la chance, celui-là, comme un pendu !… Sa tante est morte : avec son héritance il a entrepris un journal ; tout le monde l’achète le jour du marché ; sa femme et lui l’impriment la nuit, sensément dans une machine ; il porte un ruban violace à sa boutonnière ; — paraît qu’on l’a nommé officier.

Et puis, vous vous rappelez ben le grand Norvégien ?… il est revenu comme un intrépide ; il a couru tout le pays en toqué pendant huit jours, comme s’il avait perdu quéque chose… après, on ne l’a point revu.

Il parla encore longuement sur toutes sortes de choses, mais Jeffik ne l’écoutait plus.


Maintenant les perdrix ont cueilli les dernières baies de lentisques, l’hyène s’enhardit dans ses excursions nocturnes jusqu’à regarder à la clarté de la lampe, par la fenêtre sans rideaux des maisons, la famille réunie pour la veillée ; quelques larges gouttes d’eau volent à la tombée du jour, les oiseaux poussent des cris inquiets, la haute mer est une plaine blanche. Le lendemain la pluie tombe, tombe à torrents, elle rebondit, roule sur la croûte desséchée de la terre et commence à grossir l’Oued-Djer qui se met à bondir, à bouillonner, à gronder, à se cabrer dans son vaste lit ; il déracine les lauriers-roses, il abat les grands roseaux, il roule des arbres, il chasse les bêtes fauves tapies dans ses fourrés impénétrables ; le gué disparaît et son passage présente à ce moment des dangers très certains. Malgré cela, les Arabes que leurs affaires appellent derrière le Zaccar le traversent tout l’hiver avec leurs mulets pour s’éviter un long détour, et les soldats continuent à venir s’approvisionner d’eau minérale.

Léopold avait entre toutes la vanité de vouloir passer pour bon cavalier et il ne prenait pas d’autre direction pour se rendre, au jour déterminé, chaque mois à Miliana. Il montait une petite jument douce et fort légère, deux Arabes lui faisaient escorte. Pendant toute la belle saison, c’était pour lui une promenade matinale charmante de deux heures à peine. Le sous-préfet le gardait à déjeuner, ce qui l’honorait fort : un fin repas de vieux hommes gourmands égayé d’anecdotes. Il ne se fût jamais pardonné de manquer d’exactitude au rendez-vous.

Aussi, sur le point de partir, quelques jours après les premières grandes pluies, n’écouta-t-il point les observations des chaouchs désignés pour l’accompagner, lui représentant que l’Oued devait être très enflé et qu’il vaudrait mieux suivre la grande route, quitte à prendre quelques temps de galop.

Comme ils insistaient, l’administrateur manifesta une certaine inquiétude, puis, consultant la pendule qui marquait dix heures, il frappa du pied et s’écria en jurant :

— Qu’est-ce que vous me chantez, vous autres ! mais les trainglots passent, les gens de Vesoul passent, on nous prendrait pour de fameux capons ! Allons, faites demi-tour !


Il paraît qu’au bord de l’eau, le fils du père Saussaie se montra moins rassuré. Le torrent aux nappes bourbeuses mugissait comme une cataracte, courait comme un chien, haletant ; la jument, faible des jarrets, glissait sur les herbes trempées et se cabrait d’effroi ; de plus, son caoutchouc et ses grandes bottes lui ôtaient la souplesse des mouvements ; enfin, par honte de reculer, sans doute, par dépit ou fanfaronnade, il s’engagea dans la rivière entre ses deux cavaliers très sûrs de leurs chevaux. Tel fut du moins le récit de ces derniers qui tentèrent vainement de le sauver et échappèrent eux-mêmes par miracle à la mort.

Il périt ainsi, englouti dans cette rivière d’Afrique, dont son père, jeune soldat, suivit un jour les bords en chantant, vers l’endroit où le pieux Arabe ensevelissait sa vieille mère.

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