Bretonne
VII
Il ne pleuvait pas, l’électricité s’abaissait en silence sur la mer sinistre. Le vent devenait de plus en plus fort et régulier. Le phare, posé au milieu des polders, à l’entrée du golfe, se trouvait d’instant en instant couvert de flots, noyé d’écume. La vague s’élevait comme une forteresse, se dressait comme une bête sauvage, puis écroulant avec fracas son sublime édifice, ou se roulant toute frémissante avec des grincements de colère au pied des rochers, reculait soudain en menaçant encore.
L’ombre s’étendait de toutes parts plus opaque.
Jeffik écoutait en silence le drame des choses ténébreuses. Elle n’avait plus peur, seule avec l’enfant, au milieu de la baie déserte ; une puissance inconnue l’empêchait de retourner sur ses pas.
Comme une simple femme de marin, Mlle Trégar-Creachmeur attendait ce jeune homme qui n’avait pas d’amour pour elle, prête à se livrer à des transports de joie s’il rentrait sauf, et à tous les excès du désespoir si la barque qu’il montait ne pouvait retrouver son périlleux chemin.
Mêlé aux pêcheurs de la Baltique, au cours de son enfance aventureuse, le jeune étranger avait souvent couru des périls aussi grands, lorsque le bateau de son père nourricier se trouvait tout à coup environné de glaces détachées des terres du pôle boréal et voguant dans les parages arctiques au commencement des hivers, ou bien, qu’entraîné par les courants, loin du paisible fjord, son batelet de sapin lancé avec force vers les sombres promontoires ne devait son salut qu’au mépris des éléments.
Comme une noire macreuse, surprise à la pêche par l’approche du mauvais temps, regagne, en hâtant son vol et en jetant de faibles cris, la falaise qui lui sert d’abri, ainsi la barque d’Arvid, chassée dans la direction du phare, craquait et gémissait sous l’oppression des flots. Immobile à la barre, pâle et superbe, le Norvégien renversa le gouvernail de toutes ses forces, et le bateau qu’il avait laissé arriver jusqu’alors en plein sur les rochers du feu dériva un peu, et vint, en s’égratignant aux cailloux, se ranger à l’intérieur de la digue, dans les eaux paisibles de la Vire.
Quelques mots d’une langue gutturale furent jetés comme un remerciement en même temps que l’ancre résonnait lourdement sur la terre.
D’un bond Swevenmor fut près des jeunes filles. Elles fuyaient ; mais le phare, qui léchait la jetée d’une courte lumière, lui avait dénoncé leur présence. Croyant avoir affaire à des pêcheuses il les rejoignit en courant.
— Que faisiez-vous là, leur dit-il, vous attendiez quelqu’un ; il y a donc des picoteux dehors ?
Jeffik serra le bras de l’enfant pour la contraindre au silence, et relevant sa mante sur ses lèvres, elle répondit d’une voix étouffée :
— Non.
L’obscurité était devenue si profonde qu’on ne pouvait distinguer la rivière des prairies. Le jeune homme n’apercevait pas sa tremblante compagne, mais il sentait son pas léger hésiter en trébuchant sur l’étroite plate-forme.
— Vous allez tomber, dit-il un peu brusquement. Allons, donnez-moi votre main : faut-il porter l’enfant ?
— Ah ! bien, merci ! répondit la petite fille avec finesse en traînant ces mots d’un ton nasillard et paysan qui rendit à merveille l’accent de la contrée.
Jeffik marchait comme une fée. Il y avait en elle quelque chose d’aérien dont Arvid était troublé sans qu’il sût pourquoi. Sa robe s’agitait avec des bruissements veloutés, son souffle s’exhalait pur et court. On respirait à ses côtés une odeur d’élégance et de jeunesse qu’on ne pouvait définir.
Pour ne pas éventer son mystère, la jeune fille tendit bravement sa main dans l’ombre, et ce fut ce geste qui la trahit.
Jamais main plus soyeuse et plus tendre n’était tombée, comme une aumône, dans celle du Norvégien. Il la palpait avec curiosité et la serrait un peu. Un mince cercle de métal tournait autour d’un doigt et une petite pierre venait frôler sa paume. — Rien de bien précieux que cette bague ayant servi aux fiançailles : un vieux diamant retenu comme une goutte de rosée à un fil d’or tout terni. Encore n’en trouve-t-on pas autant à l’annulaire d’une pêcheuse ! Mais deviner, sans aucun indice, le voisinage d’une créature d’essence plus noble, semble aussi aisé, à certaines créatures sensitives, que de reconnaître au parfum sa fleur préférée. — Et chacun de ces deux enfants, toute tristesse et pureté, se sentait, dans cette étreinte, plus fortifié contre la nuit, le silence et les vents.
Et si la lune émergeant des nuées, ou la lueur de quelque astre illuminant le ciel, avait permis au Norvégien de contempler les traits de cette agile fille du Nord, nul doute qu’il ne l’eût prise pour la gracieuse sœur d’une héroïne de l’Edda ; et, aussi troublé que Sigurd découvrant dans un château fort Brinhild, la blonde Valkyrie, enfermée dans la cotte de mailles, sous l’armure pesante d’un guerrier, peut-être se fût-il écrié, comme lui : — Il n’y a point de femme comme toi, et je le jure, je veux que tu sois à moi, car tu es comme je le désire.
Ils traversèrent un coin du port très désert, des chantiers de bois, de charbon, de houille. Ils s’engagèrent ensuite, sans échanger une parole, dans un chemin défoncé aboutissant au château ; il était bordé de jardins au-dessus desquels se profilait la ligne des hauts tilleuls, comme un mur d’ombre. Quand ils eurent franchi cette route pierreuse, la jeune Bretonne s’arrêta.
— Nous voici arrivées, merci, Monsieur, dit-elle sans déguiser sa voix.
Sa mante noire, tiraillée par la petite Anne, s’était soudain dégraffée, glissant sur l’enfant qui s’en dégageait à grand’peine ; et tandis qu’Arvid tenait encore serrée contre lui cette main charmante, le réverbère fit couler sur leurs têtes une clarté douteuse.
Jeffik se tenait droite devant le jeune homme, pâle sous la lueur, blémissante comme un fantôme de la Scandinavie, un peu nébuleuse comme les apparitions, angoissée, un vague orgueil au front, l’effroi farouche dans les yeux, l’amour sur la bouche : ainsi lui parut-elle. Sa robe de brocard rigide se creusait en plis sculpturaux, et les broderies de son justaucorps étincelaient autour de sa gorge comme un pectoral composé de coquilles d’or.
Mais cette vision ne dura qu’un instant. Soudain il se trouva seul et confondu.
— Adieu ! dit-il en tendant les mains avec la mélancolie d’un rêve. Jeune fille, ajouta-t-il plus bas, tu as des yeux semblables à tes flots, quand ils sont troublés ils deviennent sublimes.
Arvid n’entendit plus rien que la chute légère d’une branche détachée de la masse confuse des rameaux et le cri lointain d’un goéland.