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Bretonne

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II

Trégar-Creachmeur ! Elles le portaient, ce nom sauvage, ce vieux nom celte qui devait appeler jadis un barbare écho dans les antiques forêts de chênes et retentir comme un cri de guerre, quand les aïeux brandissaient des épieux de frêne, frémissant aux chants de leurs bardes. On le retrouve aujourd’hui encore, en longeant les côtes britanniques, dans les huttes d’humbles pêcheurs gallois.

Personne à Saint-Paul-Église ne put retenir cette rauque appellation. La domestique qu’avaient engagée les dames Trégar-Creachmeur, une fille massive et haute comme un géant, interpellée à ce sujet, ne put qu’éternuer plusieurs fois de suite sans arriver à aucun résultat. Elle s’excusa près des commères en déclarant que ses maîtresses arrivaient de Bretagne, du diable, on ne savait d’éoù.

Coiffée d’un bonnet de coton, cette fille ressemblait, sauf la couleur, avec ses traits épatés, ses lèvres lippues, sa large et plate poitrine d’homme, son rire niais et ininterrompu, à cet eunuque insouciant que nous avons coutume de nous représenter à la porte d’un sérail.

Elle marchait d’un pas lourd et égal, d’un pas de bœuf, qu’aucune puissance humaine ne pouvait hâter ni ralentir. Chargée du soin de porter les télégrammes en ville, elle s’acquittait fidèlement de sa tâche et recueillait par-ci par-là quelques pourboires ; mais on l’entendait geindre et soupirer très fort en montant les escaliers du château qui n’avaient pas moins de cinquante-deux marches.

La façade ouest de la maison commune regardant la campagne était percée de hautes fenêtres garnies de vieux petits carreaux où le soleil couchant jetait parfois des pourpres incendiaires ; dans l’intervalle de leurs fentes et placées régulièrement à la hauteur du second étage, au milieu de l’édifice, deux petites lucarnes ovales trouaient la muraille de chaque côté d’un auvent recouvert d’ardoises et de mousses pelucheuses. Souvent ouvertes, on les apercevait de très loin, semblables à deux yeux noirs et creux : les yeux sans pensée de ce grand corps de pierre.

Maintenant leurs orbites vides s’animaient à tout instant des plus étranges prunelles. Les deux sœurs s’y complaisaient à aspirer l’odeur des algues et de la marée, qu’apportait, par larges bouffées, en bondissant au-dessus de la rivière, le vent d’ouest, ce fidèle amant des fureurs de la Manche. Le pays tout entier se déployait devant les jeunes filles : des prés de toutes formes, grands, petits, carrés, triangulaires, encadrés de hauts talus faits de main d’hommes, plantés, les uns de saules au tronc noir, fendus par les orages et dont une partie s’échevèle désespérément parmi les roseaux, d’autres, de peupliers effilés en quenouilles, dépouillés de leurs dernières feuilles, où des boules de gui, pareilles à de vieux nids de pies, suspendent des taches opaques.

La rivière, dans un dernier détour, descendait vers la petite ville par un large canal coupé en plein au milieu de ce gras terrain d’alluvion, mélangeant ainsi la fadeur de ses eaux à l’amertume des vagues marines. Elle servait le plus ordinairement de port à ces vaillants petits caboteurs, sloops, briks, goëlettes, d’un mince gabarit, affrétés par le Havre, Dieppe ou Newhaven, qui, tanguant et roulant, bataillent avec des flots pervers sur cette périlleuse Manche, hérissée de récifs où s’exaspère la rage des vents, et quelquefois à des navires norvégiens aux voiles hautes et blanches, dont la coquille est peinte de couleurs claires et romantiques, portant en poupe pour patronne quelque statue de femme, poétique allégorie, ressemblant à un rêve ébauché, le rêve peut-être, informe et mélancolique, de quelque primitif artiste des pays du nord.

Quand les demoiselles Creachmeur voyaient, à l’aide de leurs jumelles marines, un de ces grands voiliers se lever sur l’horizon devant la silhouette des îles Saint-Marcouf, elles en scrutaient minutieusement la forme et l’allure. L’enfant battait des mains et s’écriait avec exaltation : — C’est encore un bateau de fées !

— Qu’entends-tu par là, lui dit un jour Jeffik moqueuse ? tu sais bien que ces étrangers n’apportent que du bois. De quelles fées parles-tu ?

— Ce sont les fées des forêts de sapins, répliquait l’étrange petite. Elles sont blotties dans le cœur des vieux arbres morts.

Le trois-mâts entrait au port, détendait ses voiles, et souvent, vers le soir, un chant doux et grave s’élançait du haut d’une vergue et secouait sur la campagne assoupie des notes inattendues où frissonnait la poésie du Nord.


Par une des belles journées de givre de ce rigoureux hiver, un soleil frileux, d’une blancheur aveuglante, s’étant levé sur la vallée d’Auge, les jeunes filles se montrèrent tout emmitouflées dans leur cadre de pierre.

L’aînée, très rose, attirante, avec un joli regard gris, au fond duquel le sphinx féminin semblait en même temps poser l’énigme et la résoudre. Jeffik, c’était plus qu’un Watteau et moins qu’un Fragonard : une bouche où flottait un sourire ironique et tendre, la grâce mobile et capricieuse, la coquetterie d’Ève, et par-dessus tout, le désir de plaire, la joie d’être trouvée belle qui ôte aux jeunes filles le souci d’être pauvre.

La cadette, très blanche, un frêle et nerveux petit corps, la pâleur d’une enfant qui pense trop, le regard sans fond avec ce quelque chose d’adorablement borné qui, dans l’esprit des petits, n’est que l’ignorance de nos misères ou le refus d’y croire, mais aussi avec ce quelque chose d’admirablement limpide dans les prunelles, — comme une portion éclairée de l’infini que ces innocents apportent avec eux de la patrie des âmes, — une crinière blonde, longue, fine, rebelle, une irrégularité de traits absolue, d’où la faculté de peindre tous les sentiments passionnels, la tête toute d’expression, jamais jolie, souvent belle. Anne n’a pas eu son peintre, on ne la rencontre pas dans les musées, et c’est vainement qu’on la comparerait à un Greuze ou à un Vélasquez ; Puvis de Chavannes l’a entrevue peut-être dans sa douceur sauvage de petite druidesse, impressionnable et brave, hardie et candide, violente et sensible.

Et tandis que les sœurs échangeaient au-dessus du vieil auvent leurs idées d’une lucarne à l’autre, elles remarquèrent le maître d’école gagnant les quais avec une hâte insolite, en coupant à travers la prairie, dans un costume qu’il n’avait l’habitude d’arborer que le dimanche. Il avait roulé sur sa bottine le bas de son pantalon noir, et un chapeau haut de forme d’une main, un parapluie de l’autre, il courait en chancelant, tantôt poussé en avant, tantôt rejeté en arrière par les ensorcellements du verglas. La dignité sévère et le maintien gourmé qu’il avait coutume d’observer lorsqu’il se promenait au cours des récréations entre ses deux adjoints hypnotisés par la crainte autant que par l’ennui, l’abandonnait à mesure que la colère montait à son crâne ovoïde, jaune et poli. Il frappa la terre de son parapluie, jura, se moucha ; puis il songea tout d’un coup dans son orgueilleuse bêtise, qu’il devait être ridicule, et une sueur glacée refroidit encore les deux ailes de son nez. Justement, c’était l’heure où le maire donnait ses signatures à la maison commune et où monsieur le juge de paix, les avocats et les huissiers, emplissant les coulisses du tribunal, disposaient en sifflotant les accessoires de la justice. Il interrogea toutes les hautes fenêtres du premier étage. Aucune silhouette n’y dessinait son ombre. Il allait reprendre sa route, quand ses regards, déjà plus rassurés, montèrent, et découvrirent, dans les demoiselles Creachmeur, des témoins exécrés. — Elles lui mettaient la bile dans le sang, ces filles, à côté desquelles, sa femme, à lui, semblait une vachère ; sans compter l’argent qu’elles lui faisaient perdre. Dieu merci ! il prendrait sa revanche… aujourd’hui même…, car il allait à la rencontre d’un navire de Christiania, dont le propriétaire, un riche armateur, lui confiait, pour un temps, son fils Arvid Swevenmor, âgé de vingt-deux ans, afin qu’il apprît notre langue et s’initiât sans danger aux mœurs françaises, « dans le sein d’une famille aussi vertueuse que lettrée », avait eu soin d’écrire le modeste instituteur.

Il se trouva qu’on avait ôté la passerelle de bois sur la douve aux vaches qu’il fallait traverser, ainsi que le petit jardin des douaniers, pour se trouver sur la digue. Ce minuscule étang, qui se prolongeait en ruisseau autour du pré, se tenait et luisait au soleil comme un morceau d’étain ; des joncs s’y reflétaient, et des orties toutes noires se penchaient avec détresse au-dessus du pâle miroir. Les gamins ne l’avaient pas même respecté malgré sa profondeur, et l’on y voyait l’étroit sillon de la glissade hardie que les sabots creusent et polissent, et que borde, comme un bourrelet de cygne, une râpure de glace rejetée par les pieds en un mousseux talus. Les dernières cenelles avaient laissé choir à sa surface leurs perles rouges, on eût dit la trace sanglante d’un oiseau blessé ; les merles ne s’y trompaient pas.

Boscher eut le geste tragique d’un homme qui fait le sacrifice de sa vie. A pas comptés, avec des gestes d’équilibriste, le parapluie en balancier, il s’engagea sur l’eau, les prunelles tournoyantes, les jambes faibles, le cœur malade ; puis, ayant senti un craquement inquiétant, il s’élança vers l’autre rive avec l’agilité d’un écureuil, serra dans ses bras le tronc d’un vieux saule, posa un pied à terre, tandis que l’autre s’enfonçait brusquement, avec un bruit de cristal brisé, près d’une touffe de roseaux. Il repêcha sa jambe, ruisselante jusqu’aux genoux, et, résigné à tout, traversa en grelottant les plates-bandes roussies du courtil des gabelous, secouant son pied auquel s’attachaient de petits brins de fumier.

Il était temps qu’il arrivât. Le bateau amarré, le bruit des dernières manœuvres s’éteignait en petits grincements de roues et de poulies ; la planche venait d’être jetée et un jeune homme la franchissait d’un pas dégagé.

Le Norvégien portait une toque de fourrure et une longue pelisse. Les jeunes filles ne distinguèrent de son visage qu’une ferme et uniforme blancheur ; elles n’aperçurent que deux mèches de cheveux, tordues à fleur de peau comme de l’astrakan et blondes comme du soleil, dépassant au coin des oreilles sa coiffure fauve.

Sans porter aucune attention à Boscher, occupé près du capitaine, Swevenmor prenait possession de cette nouvelle terre où il allait vivre.

C’était, sur les bords du petit golfe, un paysage hollandais, coupé de canaux, sillonné de digues enfermant dans le relief de leurs dures maçonneries le profil des nouveaux rivages, marécageux encore, où frisonne une mer de joncs et de plantes marines ; et, comme un filet d’argent aux mailles inégales étendu sur la plaine, l’infinité des ruisselets. De l’eau, de l’eau partout arrêtée par l’hiver dans les veines glacées de l’humus endormi.

Cependant le maître d’école se porta devant le voyageur, et, gesticulant au-dessous de lui, il s’efforça, non sans timidité, d’attirer son attention. Il se haussait sur la pointe des pieds ; même il se coiffa pour se grandir ; puis, il agita un peu le bord de la riche pelisse du jeune homme, et, comme ce dernier abaissait sur lui ses yeux, — des yeux pareils à l’eau d’un glacier où se mire un ciel bleuâtre, — Boscher se mit à lui crier en pleine figure deux mots de langue norvégienne trouvés dans un dictionnaire. Cela ressemblait à un appel, au cri de guerre et de mort d’une peuplade africaine, à l’aboiement plaintif et aigu d’un chien auquel on vient d’écraser la patte et qui se sauve en hurlant.

Stupéfait, le pupille de l’instituteur se pencha vers lui avec compassion, et le désignant du doigt, se fit expliquer par le capitaine l’affection de ce pauvre homme. — Il l’avait pris pour un sourd-muet à cause de son inintelligible vocifération, ou pour un mendiant de White-Chapel transporté de l’autre côté de la Manche, avec son vieil habit trop large et son antique chapeau de soie lavé par les grandes averses.

Enfin, mis au courant, il s’exécuta ironiquement, dans un français très correct qu’il parlait avec une certaine lenteur, de n’avoir pas deviné de suite celui dont il allait être l’hôte ; et Boscher, entièrement désorienté, ne trouva que ces mots à lui dire : — Alors, vous parlez…?


— Voilà, dit Anne à sa sœur, un jeune prince que les bonnes fées des forêts envoient pour rompre le malicieux enchantement qui fait que nous sommes si pauvres. Regarde, Jeffik, as-tu jamais vu une taille aussi haute ?… Qu’il est grand !… qu’il est grand !… Mais le méchant instituteur marche près de lui comme un affreux nain et va l’enfermer pour empêcher que nous soyons princesses.

— Tu voudrais donc être princesse, petite ?

— Quelquefois, murmura l’enfant.

Et dans son imagination elle se sentait pénétrée de la douce chaleur des grands salons où souffrent des plantes alanguies et des fleurs moissonnées en d’autres pays. — Cela devait être si bon, avoir chaud longtemps, toujours ! Quand on a bien couru et pétri la neige, trouver un foyer qui rit, qui brille comme un soleil d’été !

Anne allait à l’école dans une petite pension menée par des religieuses, filles simples, douces et bornées. Afin de ne pas prononcer son nom, qui était décidément trop difficile à dire, on l’appelait au couvent « Anne de Bretagne ». Ainsi, chacun apprit tout de suite qu’elle était une étrangère. Objet de curiosité et d’étonnement.

Pendant la mauvaise saison la bonne venait la prendre à sept heures à cause de cette grande place sombre qu’il fallait traverser avant d’arriver à la maison commune et de ces hauts tilleuls qui s’allongeaient en massifs d’ombre. Elle l’attendait dans la cour, saisissait son panier, et l’entraînait à sa suite. Souvent la petite fille l’accompagnait ainsi chez les habitants où la servante déposait les derniers télégrammes du jour.

Quelquefois c’était chez le maire. Il habitait la plus belle route du pays, une vraie rue de bourgeois à l’aise, avec ses maisons bien alignées dont les fenêtres aux rideaux tirés ne laissaient rien deviner. L’enfant, enveloppée d’un maigre manteau descendant au bas de sa robe, sorte de cape que l’on désignait autrefois sous le nom de talma, attendait sous le portail que la grosse fille eût fini de bavarder à la cuisine. C’était long : Anne s’approchait pour voir. — Oh ! la tentation de ce feu clair aperçu par la porte vitrée, la vue de ce rôti qui tournait en crépitant devant un brasier de hêtre, au milieu de l’étincellement des cuivres !

Elle aurait pu entrer là pourtant, prendre sa part un instant de ce bien-être, pénétrer ses moelles transies de cette chaleur de riche. En vérité, elle l’aurait pu sans grand mal, cette petite de neuf ans ! Mais non, elle ne devait pas être là, avec les domestiques, mademoiselle Trégar-Creachmeur ! Elle sentait très bien cela dans son orgueilleuse petite tête bretonne. Et une moue de dédain montait à ses lèvres fières.

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