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Bretonne

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XV

Sur un plateau élevé du Djebel-Hammam, s’élevait, au temps de Tibère, la merveilleuse cité d’Aquæ-Calidæ. Les eaux chaudes, jaillissant dix-huit fois du sol, avaient été recueillies dans des vasques de marbre blanc. On y avait construit un temple à Vénus. Un palais y fut bâti, bientôt entouré de jardins immenses où l’oranger fleurit au-dessus des roses, où l’amandier jeta, dans le souffle du vent, ses pétales neigeux au front odorant des verveines, où la grenade alluma dans les buissons sa lanterne rouge près de cet arbre toujours vert dont les rameaux escortaient fidèlement la lyre accompagnant des vers en l’honneur d’Éros, où la vigne enjoleuse se suspendit et monta vers la cime du figuier comme pour une caresse, et où l’eau génératrice et tiède circula dans des canaux d’asphalte, versant la vie aux fleurs et aux fruits de cet Éden, s’enchevêtrant avec science sur le sein de la terre, comme s’enlace un réseau de veines aux mamelles gonflées de lait d’une jeune mère. On y vint de toutes parts : d’Icosium, de Tenès, de Julia-Cæsarea la capitale de la Mauritanie assise sur le squelette sans histoire de la poudreuse Iol, de Tébesse au pied des monts qui prolongent l’Aurès, de Cirtha la grecque, qui regarde au fond d’un gouffre, entre deux murailles de roc vif, tourbillonner le Rhummel en furie, et de Lambèse par la route que construisit la légion d’Auguste de Carthage à Tipaza.

C’était un lieu de plaisir, les patriciens y affluaient, et les jeunes barbares. La route en spirale qui conduisait aux thermes, en contournant le flanc de la montagne, était couverte de chars, de mules blanches aux ferrets d’argent, de fins étalons du désert à l’œil de feu, aux chevilles de femme, et d’éléphants de Numidie. On y vit le roi Ptolémée, petit-fils de Cléopâtre, souverainement beau, comme son aïeule, portant un pli amer sur son visage aux grands traits purs de jeune pontife, regarder son ombre avant de partir pour Rome où Caligula devait le faire étrangler.

Les patriciens romains, les nouveaux maîtres de l’Afrique, y trouvèrent toutes les délices dans le repos et les éléments de la plus molle volupté : des bains luxueux, où les esclaves empressés s’agitaient comme un noir essaim, massant les membres rafraîchis, écrasant des parfums, versant des essences, maquillant avec un art raffiné que l’on retrouve encore aujourd’hui dans le secret du sérail chez quelque riche Maure ; des dieux muets au fond de leurs temples, drapés dans le porphyre, le marbre et l’agate ; et quels dieux ! le plus joyeux, Bacchus, qui conduit à l’ivresse ! Vénus, qui invite à l’amour !

On y buvait à pleins canthares cette eau fraîche saturée de fer et de gaz que l’on voit sourdre à l’ombre noire d’un bouquet de caroubiers et de chênes verts, et à pleines coupes un vin doré, rival du Falerne. Toutes les espèces d’oiseaux s’y trouvaient en abondance et paraissaient dans les festins. L’innombrable famille des coquillages aux formes étrangement contournées et des poissons pêchés au milieu des coraux sur la côte de la Grande mer bleue, y était amenée, vivante encore, après trois heures de chemin. Le sylphium, les truffes blanches et l’assa fœtida venaient de Cyrène, et sur les tablettes de citrus aux veines panthérines soutenues sur le dos d’un immense léopard d’ivoire, les fruits étranges qui poussent dans les oasis, mêlés à tous ceux qui mûrissent le long des rivages méditerranéens, se dressaient en pyramides couronnées des grappes du raisin berbère, ou s’écroulaient au milieu des fleurs séparées de leurs tiges et répandues en nappes bigarrées.

Une lumière dorée, d’une transparence légère et pure, baignait toute cette contrée, enveloppait les monuments, se jouait au travers des marbres et des fleurs, faisait ressortir la délicatesse des lignes d’un chapiteau enguirlandé d’acanthes, la cannelure d’une colonne, la grâce rustique des sylvains ou le galbe harmonieux d’une cariatide, avivant la couleur des oiseaux, rendant plus vibrante et plus nette l’élégante sveltesse des palmiers.

La candeur de l’aurore y faisait rêver des premiers matins du monde. Des brouillards montaient dans la vallée resserrée entre le Djebel-Hammam et l’isthme étroit des hauteurs du Gontas et l’emplissaient de leurs trames grises : c’était d’abord comme un fleuve coulant entre deux rivages ; — quelques-uns y croyaient voir un paisible étang, d’autres, des curiosolites amenés du fond de l’Armorique et portant le joug romain, un vain reflet des flots qui blanchissent leurs grèves désertes au pied des chênes et des châtaigneraies ; — puis tout à coup le soleil dénouait son faisceau de rayons lumineux, buvait en un instant la rosée suspendue à la tige des jeunes froments et des herbes alourdies ; les brumes alors se déchiraient, flottaient et traînaient dans l’air matinal ainsi que des lambeaux de gaze couleur d’hyacinthe, d’ocre et de pourpre. Les gypaètes planaient au-dessus des monts tourmentés, et le troupeau gravissant les collines se pressait tremblant autour de son berger, en apercevant l’ombre de leurs grandes ailes.

Au fond de la gorge, entre le Djebel-Hammam et les monts du Sahel, une rivière coulait à la façon d’un petit torrent, dans un lit trop large semé de rocs polis par la course des eaux, où son flot se perdait et se retrouvait toujours. D’impénétrables bosquets de lentisques, de myrtes et de lauriers roses se rejoignaient au-dessus de son filet argenté, et déjà l’hyène, le chacal et le lynx, devançant le crépuscule, s’y étaient tapis au retour de leur chasse nocturne.

C’était l’heure où l’on entendait retentir le fer sur l’enclume dans les forges de glaives établies sur les flancs de Zaccar-el-Gharbi, sous d’immenses platanes versant leur ombre verte sur la petite cité de Miliana ; où le chasseur se perdait dans les profondeurs de la forêt pour relever ses pièges, ou bien, armé d’un épieu à la pointe durcie au feu, taillé dans le frêne, surprenait dans sa bauge un sanglier repu, le perçait de sa lance rustique, et, quand la mort fermait ses yeux farouches, tranchait la tête hideuse du fauve et la rapportait comme un trophée ; où les abeilles, dont le blond trésor s’abritait dans la fente solitaire des rochers, envoyaient leurs jeunes compagnes recueillir la douce moisson, et où celles-ci, répandues sur les champs fleuris, sur les orangers, dans le calice des roses, des jasmins, des myrtes, suspendues, avec un bourdonnement de joie, aux feuilles des romarins, des lavandes, des fenouils et des sauges, butinaient un miel plus doux que celui du mont Hymette.

Sur les trépieds embrasés, on brûlait, dans les temples pavés de mosaïques, le pur encens de Cyrène ; un prêtre portait à ses lèvres une coupe ciselée pleine de l’eau salutaire des fontaines et rendait grâce à Esculape. Les malades, couchés sur des lits de thuya, sous les portiques fleuris de leurs demeures, et les jeunes élégants Romains, contemplaient la splendeur de cette île de l’Occident, où la vie latine, dans un sublime échange, épanchait sa civilisation, ses arts, son essor intellectuel, sa poésie, et recevait en retour les tributs de Cérès ; car les montagnes, les vallées, les plateaux étaient revêtus d’une robe changeante, émeraude au printemps, or brûlé l’été ; le blé poussait partout, partout le bien venu de cette terre de grain ; ses nappes ondulaient au souffle de la brise de mer ; les moissonneurs berbères en écartaient les chèvres de Gétulie, et l’Atlas était oppressé du poids des gerbes.


Pendant plusieurs siècles, Rome, appauvrie, reçut son pain des bords pacifiés de l’Afrique, source de richesses inépuisables. Mais tandis que la prospérité est à son comble et déborde dans la pompe des inscriptions, voici un fléau inattendu prêt à fondre sur la colonie impériale. Les Vandales ravagent l’île d’Occident et le silence revient planer sur les cités écroulées. La vieille Lybie sauvage, belle de ses seuls charmes et des précieuses ruines, documents du passé, dont la terre abritera les débris, reparut alors dans son austérité primitive, épuisée du labeur ininterrompu de sa glèbe coutumière des longs sommeils. — Et, maintenant, qui la réveillera ? quel peuple lui rendra la prospérité, lui apportera encore la divine semence du progrès ? Est-ce vous, éphémères Byzantins ? — A peine savez-vous étayer des ruines ! — Sera-ce le flot des Arabes entraînés par Mahomet, les fatimites d’Égypte, Barberousse, ou le règne des deys ? — Non, ce n’est pas trop d’une période de dix-huit siècles écoulés, pour qu’un autre peuple se présente dans le Magreb, digne de succéder à Rome sur cette terre dévouée aux conquêtes. France ! héritière spirituelle des Latins, c’est à toi qu’il appartient de surpasser Rome.


Tout ce que l’homme avait édifié, le temps l’a abattu et la terre l’a repris. Il ne reste plus guère de la brillante cité de plaisirs que des tombeaux de marbre où s’amasse la pluie, où se mire la bergère arabe, et des statues de dieux ; la cendre des morts s’est envolée et l’ignorant colon ne connaît pas les divines effigies. Ce qui n’a pu changer, c’est la ligne suave et profonde de ces belles collines ruisselantes d’une ineffable lumière.

Bou-Medfa est une des stations d’arrêt sur la ligne d’Alger à Oran. Au nord de la voie ferrée, jaillissent, sur une croupe de montagnes, les sources fameuses d’Hammam R’hira.


Un soir, M. Léopold Saussaie descendit du train, et tendant la main à sa jeune femme, la fit monter rapidement dans une tapissière dont un léger siroco déplaçait sans cesse les rideaux de cuir flottants. Les chevaux impatients s’enlevèrent en agitant leurs sonnettes, et comme les deux voyageurs s’étaient assis vis-à-vis l’un de l’autre, chaque cahot un peu rude heurtait violemment leurs genoux ; ils s’excusaient entre eux avec gravité. Les traits de Jeffik avaient revêtu ce quelque chose de résigné, d’impénétrable et de doux que l’on voit flotter sur le visage des sphinx et des jeunes épouses mariées sans amour. Elle s’abandonnait à sa rêverie, tandis que son compagnon s’entretenait avec le conducteur. Celui-ci se retournait à tout moment vers son interlocuteur, repoussant son chapeau en arrière de son front humide ; dans le mouvement qu’il faisait, le vent gonflait sa blouse bleue ; il était plein de respect et disait d’un air aimable :

— Je ne croyais pas avoir l’avantage de remonter Monsieur l’administrateur ; ordinairement le panier de Monsieur descend avec le cocher.

— J’arrive à l’improviste, mon garçon, répondit le fonctionnaire. Je ne suis pas fâché de surprendre mon monde ; on ne sait jamais ce qui se passe en votre absence ; il n’y a plus de discipline quand on a les talons tournés.

Il tordait ses grosses moustaches grises en disant ces mots d’une voix dure, et souriait avec une préméditation joyeuse, se délectant dans l’espérance de trouver quelqu’un en défaut.

— Oui, répondit le conducteur, quand le chat n’y est pas, les souris dansent, c’est sûr.


Bien que le soleil eût perdu de son ardeur, la terre, imprégnée de rayons, brûlait encore en dépit de la tombée du jour. Les deux chevaux allaient un train d’enfer. On traversait la vallée, l’air était lourd. Des pitons aigus, des mamelons couverts de chênes-liège et d’oliviers, des promontoires, de larges brèches transversales laissant apercevoir, dans leurs ouvertures béantes, l’ossature du Sahel, les enserrait étroitement.

La route, tantôt se rapprochait de la rivière et tantôt s’en éloignait en traversant des landes couvertes de lentisques et de chamérops. Dans le lit à demi desséché de l’Oued-Djer courant sous des portiques de lauriers-roses, comme les ruisseaux de la Grèce, on entendait le pas étouffé des eaux glissant sur les grandes pierres.

On gravissait maintenant le chemin qui se tord comme un serpent sur le flanc du Djebel-Hammam. Comme un travailleur fatigué regagne lentement, le soir, sa demeure éloignée, ainsi le soleil, ayant fini sa journée, descendait derrière les montagnes. A mesure que les voyageurs montaient, une brise légère léchait leurs visages poudreux ; l’air passait en frissonnant sur les baumes sauvages dont il éparpillait le parfum, il sifflait dans les hautes touffes de chardons d’un bleu métallique et courbait les panaches verts des fenouils et des angéliques. Une nuée rougeâtre emplissait le fond de la gorge où le vent du désert avait roulé son sable de feu. Il semblait à Jeffik qu’elle s’élevait au-dessus d’un incendie ; sa poitrine délicate se gonflait, elle respirait plus fort et regardait en haut avec un désir d’ascension.

Pour Léopold, un bonheur extrême éclatait dans chacun de ses mouvements. Tout lui plaisait chez sa compagne, sa beauté frêle, sa jeunesse, sa froideur même qu’il prenait pour un témoignage de bonnes manières, d’une éducation plus raffinée ; et si elle l’appelait monsieur devant les gens, sa vanité ne connaissait plus de bornes. Du reste, il s’inquiétait peu d’être aimé d’elle ; ces mots n’avaient pas pour lui beaucoup de sens ; puisqu’il pouvait la posséder à sa guise sous le couvert des lois, il n’en devait pas chercher davantage. Au temps de sa jeunesse, beau garçon brutal, aux moustaches rudes, il avait eu de nombreuses maîtresses : faciles conquêtes que lui présentait le hasard de ses promenades, le long des boulevards des petites villes perverses. Mais ce n’est pas dans la société des filles perdues qu’on puise une grande expérience de la femme. Il ne voyait aucune raison pour qu’un beau jeune homme pût lui être préféré. L’important pour une femme, pensait-il, devant être d’avoir un maître, une direction, de la toilette, un intérieur et des plaisirs conjugaux. Et il ne lui refusait aucune de ces choses : aussi dormait-il bien tranquille sur la durée d’une telle félicité. Les sentiments contrariés, les peines du cœur, l’incompatibilité d’âmes, il ne les considérait que comme des billevesées, des prétextes de convention invoqués par les faiseurs de romans pour étayer leurs absurdes intrigues et frapper les nerfs d’un sexe crédule. Aussi, en admirant sa jeune épouse, s’inquiétait-il peu de suivre la trace de sa pensée indépendante et de ne pouvoir façonner à son gré ses rêves. Il ne se souciait pas de cet esprit infidèle, plus éloigné de lui qu’un nuage, quoique enfermé dans un corps qu’il avait le droit de presser à toute heure ; et on l’eût bien surpris, sans le rendre jaloux, en lui dénonçant cet adultère comme le plus véritable : ainsi l’esclave courbé sur le sillon de son maître et accomplissant sa vile besogne échappe à son tyran en se souvenant des fleurs de sa patrie et de la liberté. Par exemple, l’administrateur se promettait bien de faire bonne garde, d’entourer Jeffik d’une surveillance vigilante, de n’autoriser aucune fréquentation de jeunes hommes susceptibles de le ridiculiser. La chair est faible, disait-il souvent, tout occupé des passions à venir de cette jeune créature, à peine femme, et frémissant encore au souvenir de la révélation des noces. Il se promit de l’empêcher de monter à cheval et de lui apprendre à surveiller la cuisinière qui devenait fort négligente.


Léopold discutait en lui-même les arrangements les plus infimes de son ménage, les rapportant tous exclusivement à son bien-être et à ses goûts. Il fut détourné de son égoïste méditation par une exclamation enthousiaste de sa compagne.

— Que c’est beau ! Voyez, Monsieur.

Le conducteur arrêta complaisamment ses chevaux essoufflés au brusque tournant de la route, et la jeune Bretonne goûta, pour la première fois depuis longtemps, le charme du crépuscule en face d’un site vraiment au-dessus de tout ce qu’elle avait imaginé rencontrer de plus émouvant dans ce pays fortuné.

Un intraduisible silence, dont rien ne peut rendre la transparence, flottait sur cette contrée déserte à perte de vue, sans aucune trace humaine. Le ciel avait repris son clair manteau de sérénité : c’était une sensation plus caressante encore que cette diaphanéité où nageait le paysage. La vallée, creusée comme une couche voluptueuse, se dessinait aux pieds des voyageurs, pressée entre les montagnes blondes. Au-dessus de la ligne du Sahel, des crêtes chauves ou chevelues, surgissaient comme des têtes de fées pétrifiées, au milieu d’une ronde diabolique, dont le cercle, rompu brusquement, se creusait pour faire place à un géant devant lequel s’inclinaient les plus hauts seuils des collines. Sculpté en plein ciel, le pic grandiose du Zaccar-Chergui, coiffé d’un turban de nuages, se dressait enveloppé d’une brume bleue semblable au voile d’une idole ; des fumées d’encens montaient vers lui du fond des gorges ; son vaste front se perdait dans l’éther ; une conque de verdure s’étendait à ses pieds comme l’offrande d’une canéphore : il avait la force et la majesté d’un dieu.


Quand ils atteignirent le village, l’ombre s’allongeait démesurément sur les collines ; les troupeaux rentraient, pressés par les bergers arabes ; les chèvres faisaient des taches noires, les brebis des taches blanches ; des vignes s’apercevaient, tirées au cordeau, veloutées comme des tapis, et les pampres rampant sous le poids des grappes ; on distinguait à peine des chevaux immobiles penchés sur l’abreuvoir, et le firmament, soudain assombri, semblait traversé par un fleuve de lait.

Tout à coup la voiture cessa de rouler et Jeffik sortit du demi-sommeil où elle était plongée ; des cavaliers en manteau bleu s’empressaient à transporter les colis, et elle se sentit mal à l’aise sous le regard enflammé de ces hommes, maigres comme les ermites retirés dans les solitudes, avec des yeux passionnés. La jeune femme demeura un instant immobile avant de pénétrer dans sa nouvelle demeure : la nuit étendait partout sa robe d’ombre grise, le soir était descendu sur la fatigue du jour comme un baume frais et suave ; la lune, candidement arrondie, traînait sur la route, au-dessus des vignes, une écharpe de lumière, éclairant les vieux oliviers poudreux, le figuier aux branches recourbées dont les feuilles ont la forme d’un bouclier d’amazone, le myrte vert et l’oranger. Alors, un attendrissement involontaire, où se fondaient, sans doute, la douceur des parfums et l’amertume de son cœur, le souvenir de sa mère et de son Arvid, gagna la femme de Léopold.

— Ah ! dit-elle tout bas, où sont-ils mes beaux jours de misère, ma faim sereine, mes illusions dorées, ces visions qui chassaient le sommeil de ma couche, et l’adorable repos de ma virginité !

Elle se prenait à douter de la vertu même. Le vieil esprit païen de ses pères coulait sauvage dans ses veines, et les transports de son amour qu’elle devait renfermer s’augmentaient, à présent, d’être sans espérance. — Sa mère pouvait s’être trompée !… Si ce n’était qu’une duperie, pourtant, cette doctrine du renoncement à l’amour ? Un grossier mensonge, inventé par les maîtres de la femme, pour la tenir en servage ? Qui la liait après tout ?… Quelle volonté supérieure décrétait, depuis l’éternité, qu’elle devait être à cet homme ?… Cependant elle avait consenti, signé l’abandon de sa personne ! — Malheureusement, aucune clause du marché ne lui fut expliquée en temps voulu, et elle se trouva livrée à l’administrateur, sans savoir au juste ce qu’il pourrait faire d’elle. Elle se souvenait à présent d’avoir vu un sourire, à la mairie, courir sur le visage des hommes, et quelques pleurs, à l’église, tomber des yeux d’une femme. — Pourquoi exiger tant d’innocence pour cette brutale aventure ? mais sans doute parce que la pudeur met, avec l’oranger, une grâce de plus au front de la fiancée et ajoute encore à l’orgueil de l’époux !… Dérision ! — Elle étouffait de honte. Comme elle les enviait, ses aïeux, les vieux corsaires dont on lui contait l’histoire autrefois, et qui, pour échapper aux liens de la vie, n’avaient qu’à s’élancer, avec leur fin voilier gréé avec amour, sur le chemin des flots ! — L’hirondelle de mer meurt quand on l’emprisonne ! Il faut à la fille du marin breton une atmosphère de liberté ! — Mais le sentiment de sa dignité, si cher à cette race, lui conseilla de ne pas descendre à des plaintes et de traiter son mari avec autant de courtoisie, de douceur et de soumission, qu’un prisonnier peut en témoigner, sans s’avilir, à un ennemi plein d’égards. — La femme, cet être crédule, ne croit au piège social que lorsqu’elle y tombe : ainsi la gazelle quand elle a brisé ses pieds délicats au fond d’une fosse recouverte de plantes fleuries. Si Jeffik avait épousé Arvid, l’amour l’eût portée sur ses ailes, et elle eût tout ignoré.

Une paix extatique planant sur cette vaste et déserte campagne, sur cette ville morte, sur ce village endormi au milieu des eucalyptus, engourdit peu à peu ses souffrances en l’enveloppant d’un bien-être indicible et d’un détachement plus profond. La brise de l’Atlas enivrait, ce soir-là, comme un breuvage et soufflait l’oubli. La jeune femme entra dans la maison.


Depuis cet instant, Jeffik ne versa plus de larmes, même en secret ; elle n’exprima jamais aucune opinion sur rien ; la volonté des autres semblait être devenue sa règle ; l’arc dédaigneux de sa bouche se détendait complaisamment en un sourire superficiel dont personne ne découvrait l’indifférence. Les lettres d’Anne, qu’on avait laissée en pension à Saint-Paul-Église, l’intéressaient seules, et elle y répondait longuement.

Chaque jour elle partait en promenade dans la montagne, au hasard, par d’étroits petits sentiers perdus entre les hautes herbes desséchées et craquantes où s’attachent, comme une floraison, des milliers de petits escargots blancs. On la connaissait dans les douars ; elle s’asseyait avec ses hôtes en rond devant la porte des gourbis, sur une place nivelée comme une aire, et demeurait longtemps silencieuse, les yeux perdus, les mains nouées sur ses genoux, sans changer d’attitude. A l’intérieur des cabanes, des femmes d’une beauté délicate broyaient de l’orge sur une meule de pierre ; d’autres accroupies derrière un métier, ainsi qu’on en voit dans les bas-reliefs égyptiens, tissaient une étoffe blanche ; leur front étroit et doré ressemblait à un croissant d’orange, et leurs mains longues et frêles s’avançaient vers la jeune femme en passant au travers des fils mollement tendus. Jeffik en vit encore qui modelaient de hautes amphores d’argile destinées à renfermer le blé quand le soleil en aurait opéré la cuisson. Les ouvrières apportaient dans leur besogne un grand souci de la forme, et il était telle de ces urnes en terre bistre dont les flancs se renflaient avec art comme des hanches voluptueuses. Quelquefois, interrompant son ouvrage, une de ces jeunes mères venait de son pas balancé s’asseoir près de la Bretonne en allaitant son marmot, et penchée sur l’enfant tout nu, elle secouait les pièces d’argent attachées à sa coiffure pour mettre en fuite les insectes.

Mille questions naïves se pressaient sur les lèvres de l’ignorante :

— Est-ce bien beau ton pays ?… Qu’y voit-on ?… Le soleil s’y montre-t-il aussi tout le jour ?… Y rencontre-t-on des aigles ?… Les génies bienfaisants font-ils chauffer l’eau des sources dans les grottes des montagnes ?… Quelles fleurs embaument l’air ?…

— C’est très loin, répondait Jeffik, au bord d’un océan, pareil, pour la couleur, aux lavandes fleuries, mais quand la tempête l’agite, ses flots prennent la teinte de cette feuille flétrie que l’on voit s’envoler du platane au premier vent d’hiver ; le soleil y éteint son ardeur ; on n’y voit point d’aigles, mais le ramier aux ailes bleues y tourne à la nuit sur des roseaux et niche près des pâtres. On y adore deux génies : deux enfants blonds et roses. Ils sont si beaux qu’on les prendrait pour deux frères. L’un naquit sur la paille d’une étable et fut chéri des bergers qui lui voyaient une auréole, il venait pour sauver le monde, mais les hommes cruels le tuèrent ; maintenant ils font semblant de le servir : on le nommait Jésus. L’autre est beaucoup plus vieux : crains-le, on l’appelle Amour !… L’odeur de mon pays est amère autant que douce : pour l’avoir, il faut unir le trèfle à la verveine, les fleurs d’or et le gui des chênes !

Une grande inquiétude et une profonde tristesse planent sur la vie du laboureur arabe. Il semble craindre de troubler le vainqueur en étendant son champ, en augmentant son troupeau, en dévoilant sa richesse. Un pli de ravin dissimule une importante smala, beaucoup ont enfoui leurs trésors, et le jeune descendant d’une noble race disait un jour à Jeffik avec mélancolie : — Nous resterons aussi longtemps qu’on nous laissera le droit de fouler librement le sol de la patrie, si on nous l’enlève, suspendant à l’épaule le bas de notre vêtement, nous irons au désert. Là, est une terre aride et superbe, labourée comme un océan, où le cactus barbare trouve à peine sa vie, où l’oiseau fatigue son vol intrépide avant d’atteindre l’oasis, où la caravane, déçue par le mirage, ne s’oriente plus et succombe : ainsi le pasteur Jacob, chassé par Laban, voyageait dans les solitudes avec des chants de joie au bruit des tambours et au son des harpes ; car qu’importe au vieil Arabe, le simoun, la soif et la mort, s’il a pu dresser sa tente en liberté et dormir sur son seuil assombri le sommeil de son dernier jour !

Et le bel adolescent, drapé avec noblesse dans ses haïks éclatants de blancheur, offrait à la jeune Bretonne l’hospitalité dans son gourbi de branches mortes qu’un épais tapis et des étoffes brodées d’argent revêtaient tout entier. Jeffik se prenait à aimer cette race discrète et fatale dont la beauté est si sérieuse et le manteau si majestueux.


Souvent, en rentrant de ces courses, il lui arrivait de rencontrer un cimetière ancien, livré au plus sauvage abandon. Quelques pierres, petites, mal taillées, bornes étroites où son pied se blessait, lui faisaient reconnaître l’obscur village de la mort. Un caroubier aux racines tortueuses s’élevait au milieu des tombeaux et ressemblait, au crépuscule, à un berger gardant son troupeau d’ombres. — Ah ! pensait la jeune femme : indifférence ! ici la mort est moins cruelle, moins crainte. Cimetières des montagnes ! vous ne voulez rien dire à l’homme, si ce n’est lui rappeler l’égalité de sa fin : ni nom ! ni âge ! ni date ! vieillard, femme, enfant, rien ne distingue votre dépouille ! Voilà pourquoi, sans doute, cimetières d’Orient ! sur vous, mieux que sur les nôtres, plane l’immortalité, et pourquoi le voyageur a, en vous apercevant, perdus dans la solitude, des sensations si profondes et si étreignantes.


Un peu plus loin, la voix langoureuse d’une flûte kabyle descendait vers la Bretonne à travers les broussailles, et en levant les yeux, elle apercevait, au-dessus d’un ravin, une ronde de petites filles arabes dont l’aînée n’avait pas six ans. On sentait sous leurs robes longues les maigreurs ardentes de leurs corps ambrés ; elles penchaient la tête avec des mines tout à fait charmantes et fermaient à moitié, en riant, leurs grands yeux noirs malicieux. Sans la fraîcheur aiguë des rires et la candeur de leur chanson, on aurait pu les prendre pour de toutes petites femmes, tant elles mettaient dans leurs pas de câlinerie coquette et d’improvisation mystérieuse, jouant, avec la pièce d’étoffe qui leur sert de coiffure, toute une pantomime de séduction tendre.

Très grave, le jeune berger, accroupi sur un roc, ne détachait point la flûte de ses lèvres, perdu dans une extase. La danse s’animait, les joues pâles se teintaient d’un rose léger, le chant restait d’une innocence adorable.

Voici ce que disaient les filles des pasteurs :

O clair de lune des petites ruelles,
Dis à nos amies
Qu’elles viennent jouer ici.
Si elles ne viennent pas, nous irons les trouver
Avec des sabots de cuivre.
Montre-toi, lève-toi, ô soleil !
Nous te mettrons un vieux bonnet,
Nous te labourerons un petit champ,
Un petit champ de cailloux,
Avec une paire de souris.

Il arrivait à Jeffik, quand elle se hâtait en courant vers la maison dans la crainte d’être en retard pour le dîner, d’entendre Léopold se quereller avec la cuisinière, — une grosse brune délurée, des environs de Toulouse, — mais en apercevant sa femme, la colère du gourmand tombait tout d’un coup ; il se sauvait comme un gamin pris en faute, un peu confus.

— Ah ! mon Dieu, grondait la bonne avec son accent méridional, mon Dieu ! quel cauchemar que cet homme ! On en ferait une chanson de tout ce qu’il dit.

— Voyons, calmez-vous, lui répondait sa maîtresse, n’y faites pas attention, vous savez bien que Monsieur est un peu difficile.

— Eh ! Madame, c’est qu’il y a longtemps qu’il mange ! concluait-elle aigrement.

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