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Bretonne

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III

La nuit descendait sur le château, qui redevint tout à coup une vieillerie très belle et très décorative au milieu de ce paysage plat, seul au fond de ce golfe en tout semblable à une de ces petites baies d’Écosse que l’on nomme lochs en gaëlique, et qui semblent aussi livrées à la brume, aux brouillards, aux pluies et aux formidables vents. Mais quel calme singulier ce soir-là : le givre montait sur les carreaux en arbres chimériques, en fougères d’argent ; l’ombre des peupliers s’allongeait indéfiniment sur les prés et venait rattraper, près de la rivière, l’ombre plus svelte des grands mâts. Il faisait si froid que le vent se retenait de souffler, l’eau des marais s’épaississait autour de la face de la lune, des flots de lumière laiteuse se roulaient sur la campagne : c’était une nuit où l’on rêve d’hosannas éclatant dans le silence. Jamais il ne s’était vu de si claires ténèbres.

Comme huit heures sonnaient à l’église de la petite ville, une lucarne s’ouvrit, et Anne, allongeant au travers sa tête blonde, se mit à chanter à la lune.

Dans son insouciance d’enfant pauvre, elle chantait, l’orpheline, sur un air inconnu, des vers obscurs, étranges comme elle, improvisés dans sa tête de petit barde. Elle chantait, cette petite fille des corsaires, cette petite fille d’une race perdue dans les temps !

Pourtant, l’hiver avait été dur pour les « dames du télégraphe », et les vieux messieurs qui avaient posé devant Isabey présidaient souvent, du haut de leurs cadres, aux plus tristes agapes. C’était vraiment de la gêne, décente et bien cachée, supportée avec un égal courage par la mère, la jeune fille et l’enfant.

Pour ce qui touchait à l’extérieur, les apparences étaient à peu près sauves, mais au prix de quelles privations ! Dans le salon, un feu de bois se trouvait préparé sur des copeaux ; on ne l’allumait qu’au cas d’une visite tout à fait importante. On se nourrissait des mets les plus grossiers ; encore, pour faire la soupe du soir, le fagot manquait-il souvent. Ensuite, sur les cendres chaudes, il arrivait de griller, par extra, un morceau de salaison marine, ou quelques petits poissons saturés de salpêtre, apportés de Terre-Neuve, au retour des grandes pêches, et qui sont un manger en honneur dans les vieilles familles bretonnes où l’on garde les coutumes des ancêtres. Le thé suivait dans ces fragiles tasses de Chine si précieuses qui, soulevées par des mains diaphanes, donnaient un air de raffinement tout à fait étrange à cette fin de repas de misère.

D’ordinaire, une lecture en anglais, pendant laquelle les souris s’en donnaient à cœur joie, terminait la soirée. Parfois, une chouette, attirée par la lumière, heurtait la vitre de son bec et fixait dans l’intérieur, avec curiosité, des yeux qui ne sont pas méchants du tout, ainsi qu’on se l’imagine, mais où l’on trouve au contraire une singulière douceur. Pour dire la prière, on s’agenouillait en face d’une Vierge dorée, la brune Vierge provençale qui protège les marins contre les furies de cette mer trop bleue, trop belle, sur laquelle s’étend son pouvoir, et que l’on n’aime jamais, comme l’Océan, d’un inguérissable amour.

Mais ce soir-là c’était fête.

— Vous nous attendrez en disant votre chapelet, mère, n’est-il pas vrai ? Vous avez là un bon petit feu, le thé est prêt : je vais avancer le paravent derrière vous afin que le froid ne vous tombe pas sur les épaules. A onze heures nous serons revenues.

Et Jeffik, sur le point de partir, achevait de mettre ses gants.

— En effet, répondit la vieille dame, il fait presque chaud ici aujourd’hui… Il me semblait que nous n’avions plus d’aussi gros bois, Jeffik ?

— C’est Anne qui a arrangé cela, maman, répondit la jeune fille désireuse de glisser sur un fait, favorable après tout, qu’elle ne s’expliquait pas davantage, ayant brûlé elle-même la dernière souche de hêtre ; je ne l’ai pas remarqué.

La petite, disparaissant à propos, semblait s’être évaporée. Elle avait des façons à elle d’aller, de venir, d’ouvrir et de fermer les portes à la manière des fantômes que l’on n’entend jamais.

Des bruits inaccoutumés montaient de la pelouse. On entendait des gens marcher en hâte, rire ou causer ; des matelots, reconnaissables à leur voix, à leur gaieté bruyante, chantaient en courant lourdement ; des bourgeois, sans songer à la lune, portaient de petites lanternes dont la lumière piquait le givre d’un fuyant reflet d’or. Tous se dirigeaient vers la halle au beurre, sous les tilleuls, où une troupe de passage donnait un concert ce soir-là.

Jeffik alors ouvrit la fenêtre et appela de sa voix jeune et claire : — Monsieur Saussaie ?

Aussitôt, du côté opposé, une voix répéta en parodiant : — Monsieur Saussaie ?

— Tiens, dit Jeffik avec joie, l’écho est là, ce soir.

Et en même temps un bonhomme répondit d’en bas en chevrotant : — Me voilà, Mesdames !

C’était un haut vieillard, très maigre, très voûté, portant des lunettes au-dessus desquelles il envoyait ses regards, en remontant sur son front, dans une contraction de sa pensée, ses sourcils réunis en houppes grises. Il tenait le plus souvent ses mains dans les poches de son gilet, et ses longs bras décharnés dessinaient ainsi un angle aigu et grêle qui faisait ressembler sa personne à une grande sauterelle.

Il jouissait dans la maison commune d’une pièce sombre et humide comme une geôle, à peine éclairée par une moitié de fenêtre enfoncée profondément dans le granit. Moyennant cette faveur, il balayait la mairie, affichait les bans, mesurait le bois aux pauvres de la ville et servait le commissaire de police qui demeurait comme lui dans l’aile droite. Le reste du temps il fabriquait des souliers de paysans. Sobre, doux, triste, il ne sortait jamais du château. Il trouvait moyen d’élever des fleurs dans sa soupente ; une pie apprivoisée partageait sa solitude. Son ménage, — il était veuf depuis trente ans, — paraissait aussi bien rangé que par les mains d’une femme très soigneuse.

Tout le jour, un grand silence l’enveloppait ; le tic-tac d’une horloge tombait dans son nid de vieil oiseau avec une netteté fatidique, et le soir, dès huit heures, hiver comme été, il se couchait, en montant à l’aide d’une chaise, sur son lit élevé où son grand corps maigre pesait à peine sur les matelas de plume.

Le père Saussaie ne s’attachait pas facilement, son vieux corps avait trop peiné. Son histoire devenait si ancienne que tout le monde l’avait oubliée ; et ils se faisaient rares dans le pays ceux qui se souvenaient de l’avoir vu un homme droit et jeune, tenant à la main un enfant. Cependant, il s’était pris d’amitié pour les dames Trégar-Creachmeur et il semblait trouver plaisir à leur rendre mille petits services très délicats, avec son air fidèle d’antique serviteur.

On le disait avare parce qu’il était tempérant, et sournois parce qu’il n’éprouvait pas le besoin de se confier aux indifférents. Il se connaissait dans les plantes et dans les bêtes, et parlait avec une sorte de science philosophique de toutes les choses de la nature. On lui reprochait surtout d’être sans reproches. Il allait à l’église le dimanche, communiait à Pâques ; le jour des rameaux il ne manquait jamais d’apporter un brin de buis consacré qu’il attachait au-dessus de son bénitier de vieux Rouen, sous le portrait de sa défunte. Il y avait encore dans son logis une autre peinture sur la cheminée. Elle représentait un beau garçon de vingt-cinq ans aux traits durs et impérieux. Lorsque des étrangers le questionnaient à ce sujet, il ne répondait pas et parlait d’autre chose. Mais un jour qu’Anne l’avait interrogé à son tour, le père Saussaie, suspendant son travail, répondit en tremblant : — C’est mon garçon, Mademoiselle !

Ses bons yeux gris étaient pleins de larmes.

Alors l’enfant émue, détournant la tête, avait demandé encore : — Mon Dieu ! serait-il mort, mon bon père ?

— Qu’il le soit ou non, c’est tout comme, allez !

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