← Retour

Bretonne

16px
100%

IX

Seigneur ! bénissez la campagne et veillez sur le toit de chaume. Nuits ! versez la fraîcheur. Matins ! ramenez le soleil. Que le grain prospère dans le sillon ! Que la grêle épargne le fruit ! Que l’herbe couvre la prairie et puise le suc enivrant de la terre ! Qu’en automne ces arbres fleuris s’émaillent de pommes brillantes comme des étoiles d’or ! Qu’en paix vos dons se récoltent !

Mon Dieu ! gardez le toit de chaume !

Ainsi priait le vieux prêtre en cheveux blancs. Et semblable à un faneur qui soulève une gerbe et soudain l’éparpille, les bras étendus et tremblants, il répandait sur les champs ses prières et ses bénédictions.

Les fidèles le suivaient par le chemin étroit en chantant les litanies des Rogations.

Le sanctuaire vers lequel la procession dirigeait ce jour-là sa marche était une chapelle abandonnée près d’un bois et consacrée à saint Roch. Elle avait pour parure des murs revêtus de lierre, un toit de mousse verdoyant et pelucheux, une très vieille cloche à voix de femme.

Une humidité délicieuse imprégnait la terre comme une essence, des plantes vertes luisaient au pied des haies ruisselantes. La rosée sur les corolles ressemblait à des pleurs à peine taris sur la joue d’un enfant et terminés par un sourire. A chaque détour du chemin on croyait voir le printemps s’avancer sous les traits d’un beau jeune homme aux habits roses escorté d’une foule d’oiseaux.

Sur le ciel du bleu le plus tendre voltigeaient en ondulant des écharpes blanches ; il y avait à l’horizon un banc de petits nuages couleur d’améthyste que dorait par endroits la lumière. Le soleil rayonnait comme un diamant.

Partout se célébraient des noces solennelles. Quelques-uns croyaient à des épousailles entre le printemps et l’aube du jour, d’autres à un hymen entre l’amour et la mort. Quelque chose de candide, épandu dans l’air, attendrissait le cœur. Il volait des flocons de plumes. La campagne était parée comme un autel, blanche comme un suaire de jeune fille. Les pommiers étalaient au-dessus des prés leur gros bouquet neigeux et rose, l’aubépine fleurissait encore. Il poussait sur le bord des routes, dans les endroits mouillés, de larges feuilles vernies d’une grande richesse, et des fougères si hautes et si vigoureuses qu’on eût été bien à leur ombre. Les primevères se réunissaient en corbeilles ; il n’y avait que la violette qu’on ne voyait pas. L’herbe s’échappant des prairies montait sur les talus et foisonnait dans les ornières. Le moindre souffle d’air faisait tressaillir les graminées, l’avoine folle secouant ses épis vides, la brise tremblante ses cœurs suspendus, le brôme stérile sa tige bronzée, et la flouve odorante ses panaches fauves plus parfumés que la vanille. La sauge aux épis bleus se perdait dans ces hautes tiges, et le bouton d’or arrivait à les dépasser.

— Saint Barnabé ! Priez pour nous !

— Ora pro nobis !

Le chantre marchait en tête du cortège et laissait tomber à de courts intervalles, en agitant sa chape blanche, une invocation sur la foule. L’enfant de chœur reprenait la litanie d’une voix pure et aiguë. Alors le chant serpentait, se traînant, sans mesure, jusqu’au plus éloigné des fidèles ; et sans attendre le dernier écho de son arrière-garde, déjà le chantre reprenait avec plus de majesté encore :

— Saint Joachim ! Priez pour nous !

— Ora pro nobis !

Chose digne de remarque, à célébrer ces fêtes de la nature, on ne voyait que des enfants et des vieillards.

Les enfants riaient, essayant de se débander, ou se baissaient pour arracher des joncs. Les plus hardis sortaient des rangs pour secouer leurs sabots et d’autres mangeaient un chanteau de pain sans songer à rien.

Quelques jeunes filles, faisant partie d’une confrérie, suivaient la procession.

Près d’elles, se tenait Jeffik, conviée par sa mélancolie à cette promenade champêtre.

Alors commençait un défilé de vieilles paysannes aux yeux éteints, aux mains calleuses, dont le profil jaune se confondait avec la coiffe bise. — Pauvres visages, dont la peau tannée aux grands soleils d’août se collait à présent sur les joues comme aux ossements des momies ! pauvres fronts labourés, où on lisait la misère, la faim, les soucis du ménage, l’épuisement du labeur : soixante ans sous le joug de la vie ! — Elles passaient, pareilles à des fantômes, les vieilles paysannes, en marmottant des psaumes dans leurs livres ouverts.

On atteignit la chapelle.

Une grosse clef rouillée fut introduite dans la serrure, mais la vieille porte résistait avec ressentiment aux efforts, comme celle d’une chaumière délaissée. Lorsque le pêne céda, la lumière se répandit à flots dans la nef, laissant les piliers dans l’ombre. Aussitôt une fumée bleue, exhalée de l’encensoir, monta jusqu’à la voûte, et le vénérable prêtre s’inclina sur les dalles : tel un vieux pâtre ayant délaissé sa cabane la retrouve après les frimas, rassemble les charbons éteints, et voit avec bonheur la fumée s’échapper de son foyer désert.

L’église était nue, on ne pouvait s’y asseoir. L’oubli des âmes l’avait refroidie, l’abandon rendue plus austère. Elle semblait consacrée à un culte mort, ainsi qu’un temple païen élevé par les barbares à quelque génie primitif. Une Vierge occupait l’autel : son corps, à peine dégrossi dans le bois, était couvert de dorures, comme l’enveloppe d’un Pharaon ; l’expression de ses traits présentait quelque chose de déjà vu, d’idolâtre et de mystérieux, semblable à une de ces figures génériques que l’on trouve dans les hypogées ou parmi les ruines druidiques. Jésus, entre ses bras, rayonnait d’une grâce divine. Saint Roch, dans une niche, accompagné de son chien, couvert de moisissures, ressemblait à un vieux chasseur.

Après qu’on eût dit la messe, la cloche s’agita une dernière fois. Une femme vendit à la porte des brioches contenues dans un panier entouré de linges, et chacun se dispersa. L’église resta grande ouverte, le soin de la clef étant confié à une fermière, non loin de là.

Jeffik ne connaissant personne se trouva seule.


Un sentier bordé de beaux arbres courbés en berceaux lui sembla favorable pour couper au plus court. La lumière pleuvait au travers des feuilles et marbrait le gazon de taches rondes ; parfois une herbe collante s’attachait à sa robe grise, elle se baissait un peu pour la détacher.

A présent, depuis qu’Arvid l’avait regardée, une sorte d’apaisement descendait sur la jeune fille : elle se souvenait du grand geste de ses mains tendues, le soir de la tempête, de son regard caressant qui la trouvait belle ; et, bien que plaçant encore sa fidélité hors du cercle des réalités humaines, sa peine d’amour lui faisait goûter les plus étranges délices. Mais quand l’espoir s’épanouissait dans son âme, son rêve était si beau, qu’elle avait peur de mourir.

S’il allait partir pourtant ! partir sans l’avoir revue, sans l’avoir aimée ! sans qu’elle ait pu lui dire qu’il était tout pour elle, qu’elle sentait bien qu’aucun autre homme n’aurait jamais son amour !

Quand elle songeait à cette perspective, une ombre effroyable se répandait sur ses jours.

Un désir la prenait souvent de connaître comment il avait existé jusqu’alors, les moindres détails de sa maison et le visage de sa mère. Il lui semblait aussi qu’une flamme très lente consumait son cœur.

D’instant en instant elle s’arrêtait avec distraction pour cueillir des orchis, ou bien elle se retournait et prêtait l’oreille avec un instinctif effroi. Elle commençait à regretter de s’être ainsi aventurée.

Le chemin finissait brusquement au bord du plateau et se terminait par une étroite langue de bois en forme de vallon descendant entre deux prairies et si étroitement couronnée de sapins obscurs et de futaies, qu’on ne pouvait en deviner la présence. Une barrière en défendait l’entrée, la jeune fille s’y appuya avec accablement, cherchant à s’orienter.

Tout à coup elle se mit à trembler : une force invisible la poussait à se détourner vers le bois.

Elle aperçut Arvid immobile de l’autre côté.

— C’est moi, dit-il sans avancer, me reconnaissez-vous ?… N’ayez pas peur, il y a longtemps que je vous suis, je vous voyais marcher à travers les verdures… Restez ainsi, continua-t-il, ne vous sauvez pas… si vous vouliez m’entendre !… la vie serait si belle !…

Jeffik eut un geste d’assentiment très doux.

— Voilà, poursuivit le jeune homme avec un tremblement des lèvres, c’est bien simple, et il pâlit davantage : — Je vous aime !


Souvent elle y avait rêvé, à ces trois mots divins ; mais sortis de cette bouche, ils semblaient écrits devant ses yeux avec des traits de foudre, ils emplissaient ses oreilles ; elle pensa qu’un écho les donnait à redire au plus petit brin d’herbe, qu’ils descendaient des arbres sur des ailes, dans des ramages d’oiseaux, que les fleurs les exhalaient sur les brises, mêlés à des parfums, que la campagne s’emplissait de leur retentissement.

Sans rien répondre elle le regardait avec avidité.

Il portait toujours le même habillement étranger, taillé dans des peaux cousues, plus souples que des gants de femme. Une veste hussarde dessinait son torse bombé et svelte ; sur ses épaules flottait un caban noir bordé de martre.

Rien n’égalait la tendresse de son accent, la douceur de son rire.

— Oh ! vous êtes fée, poursuivit-il, j’ai bien deviné cela l’autre soir, je l’ai lu dans vos yeux, vous m’avez enchanté !… J’étais triste, alors, et ma peine s’est dissoute en tenant votre main, ainsi que fond un amas de neige. A présent un charme me pousse sur vos pas… Écoute, lui dit-il, en joignant les mains… je n’ose t’approcher… si tu m’aimes, fais un geste, manifeste ta volonté souveraine, jette tes fleurs et je suis à toi ; ou bien : adieu pour jamais !

C’était une gerbe d’orchis à fleurs roses et violettes environnée de feuilles brillantes et humides encore.

Jeffik la dénoua avec lenteur, et se penchant vers lui avec un mouvement de joie incomparable, la répandit à ses pieds.


Tout se réunissait pour faire de cette passion une chose exquise et harmonieuse : le décor, la douceur de l’air, jusqu’à cette saison du printemps qui grandit le bonheur d’aimer.

Ils descendirent dans le bois en se tenant par la main. A chaque pas qu’ils faisaient un cri d’admiration s’échappait de leur sein.

Jamais flore plus extravagante et plus hardie n’avait ruisselé sur la terre normande. Aucun sentier n’avait été tracé parmi les fleurs. Ici une nappe de jacinthes sauvages ondulait sur des tiges cassantes comme un verre de Venise ; là se trouvait une plaine d’anémones sylvie, aux corolles tremblantes, aux feuillages lancéolés et dont le parfum d’amande amère enivrait le sol ; des muguets suivaient le cours d’un incertain petit ruisseau, emplissant de ses eaux le creux d’une pierre ronde qui avait l’air d’un bain de nymphe.

— Comment t’appelles-tu ? interrogea-t-il.

— Jeffik.

— C’est le plus beau nom. Je porte celui d’Arvid, comme mon aïeul.

Écoute. Si tu veux, tu seras ma femme. Ma mère m’a laissé dans le Sognefford une petite île qui flotte dans la mer, je t’y mènerai : l’été c’est comme un buisson de roses, l’hiver elle devient blanche et polie comme un plateau de cristal, et le flot en la frappant lui arrache des sons délicieux. Nous irons dans la montagne, je t’apprendrai à parcourir le fjeld sur des patins légers et à aimer les ténèbres ; je te donnerai des couples de rennes, tu partageras mon traîneau ; si tu aimes le bal, je te conduirai chez le roi… Veux-tu savoir d’où vient que mon amour est si pur ?… C’est qu’il ressemble aux fruits de mon pays que la nuit n’obscurcit jamais…

— M’aimeras-tu longtemps ? demandait-elle.

— Les longs jours et les longues nuits nous rendent persévérants et contemplateurs, longues aussi sont nos amours.

Issus tous deux de contrées dont l’âpre tristesse et la majesté des sites sont les plus beaux charmes, accoutumés à un sol sévère, à de pâles lichens, à des mousses flétries, à des étendues de bruyères où l’or éclatant des ajoncs vient seul troubler des tons neutres invariables, à des landes où le vent a des accents plus sauvages, à des rives où la mer exhale des plaintes plus profondes, aussi ignorants, aussi mystiques que deux jeunes Celtes n’ayant jamais quitté leur pays de fontaines et de forêts enchantées, les amants prêtaient dans leur imagination, à cette vallée plantureuse, d’une splendeur exotique, tout l’attrait d’un miracle.

Ces cascades de fleurs, cet orchestre d’oiseaux éperdus célébrant avec mille cris joyeux la douceur des nids, cette fraîcheur embaumée, ce silence plein de vie, n’était-ce point pour eux seuls ! N’était-ce point un rêve, ces éclosions, ces épanouissements, cette nature de féerie, ce paradis fermé, inconnu peut-être, et au-dessus duquel flottait leur amour comme un oiseau de feu !

Il la soutenait dans sa marche. A un instant il l’arrêta près d’un sureau.

Trois notes étaient tombées des branches comme un signal et tous les ramages s’éteignaient.

— Attends, lui murmura-t-il, tous les oiseaux se taisent, voici que va chanter le rossignol. Asseyons-nous, la mousse embaume, regardons tout cela de nos yeux de vingt ans.

Ils retenaient leur souffle.

Alors un chant doux comme la volupté, immatériel comme l’espérance, emplissant la nef du bois de modulations délicieuses, éclata avec l’éloquence superbe d’un sentiment passionné. C’était comme une âme exprimant ses désirs dans un langage inconnu et divinement tendre, où la musique et la poésie fondues glorifiaient l’amour.

Le musicien s’interrompit et l’heureux couple reprit sa marche triomphante.

Au bas du vallon, ils retrouvèrent la chapelle et s’aperçurent ainsi qu’ils n’avaient fait que revenir sur leurs pas ; elle était encore ouverte, le soleil en traversant les vitraux dessinait des losanges violets sur les dalles. La vierge étincelait dans l’ombre de l’autel et la lampe qui brûlait balançait sa prunelle d’or.

Qu’ils étaient jeunes !… pas un pli au front, pas une ombre aux yeux !

La voix d’Arvid s’éleva :

— Nous serons deux, nous serons un ; nous ne nous quitterons jamais ; ta volonté sera la mienne ; je serai soumis à tes moindres désirs ; mais, en retour, c’est toute ta vie qu’il me faut, tous les battements de ton cœur, jusque dans le sein de Dieu !… Acceptes-tu, ma bien-aimée ?

— J’accepte le bonheur éternel ! dit-elle avec extase.

Le jeune homme la prit dans ses bras et l’étreignit avec ivresse.

— N’aie pas peur, bégaya-t-il, tu es sacrée et plus en sûreté que l’enfant au berceau ; laisse-moi te placer sur l’autel et je baiserai seulement tes pieds.

La statue avait un air farouche, cruel, comme la science du mal. Elle semblait dire : — l’innocence qui circule partout est un piège, piège aussi votre délire, et piège encore cette promesse de bonheur signée par le printemps, aussi instable que ces nappes de jacinthes. Vous ne savez pas que la douleur est un apprentissage sans fin, l’expérience un désenchantement, la vérité un squelette, la mort un bienfait ; que quand l’homme a tout désiré, tout possédé, tout perdu, tout maudit, il ne trouve plus sur sa route pour le guider vers le terme inconnu de son pèlerinage que la morne résignation.

Chargement de la publicité...