Bretonne
XIII
Affermissant sa voix tremblante, il commença en ces termes :
— « O mort, où est ton aiguillon, où est ta victoire ? » Vie, où est votre douceur et votre durée ?
Puis, après un silence, il se mit à parler d’une voix lente et grave.
Il disait :
— Exilée, va chercher ta patrie ! Martyre, réclame ta couronne ! Femme, repose ce cœur douloureux et plus gonflé que les pieds du pèlerin épuisé qui s’assied après avoir gravi la montagne ; abandonne au fond du cachot les tronçons brisés de la chaîne ; efface ta chétive trace ! Cette terre indigne de te posséder en laissera moins en disparaissant que la tente d’un Arabe nomade dressée pour un jour sur les sables ! Monte dans la lumière sans ombre, dans la vérité sans bornes, vers les mondes radieux où la vertu trouve sa raison et sa fortitude !
Que craindrais-tu, âme immortelle ?
On t’a parlé de douleur ? — L’arbre souffre-t-il pour changer de verdure ? l’enfant pour naître ? l’herbe pour se faner ? le ruisseau pour se mêler à l’Océan ?
Entre sans effroi dans l’infini. Tu es plus en sûreté que la parcelle d’or pur enfermée dans le rocher, que le joyau jeté au fond des mers.
La vie n’est qu’un court épisode de l’existence, la mort est un avènement, et au delà de cette misérable sphère, tu vas t’élancer avec transport vers la perfection idéale. Qu’attends-tu ? ton épreuve s’achève. L’aube va paraître et la nuit t’enlace doucement pour t’emporter au milieu de ses voiles.
Que je voudrais te suivre ! toi qui t’élevais si haut sur les ailes ardentes de la foi !
Si l’invisible pouvait devenir visible, si bientôt, fille du ciel, tu pouvais nous prêter la vue mystérieuse des intelligences dont la réalité se manifeste sans le secours d’yeux périssables, il nous serait donné de voir, comme toi, des êtres d’une beauté et d’une forme inconnues, que tu vas effleurer sur ta route.
Ton illusion ne ressemblait pas à celle des autres hommes : ils croient vivre quand ils meurent chaque jour davantage. Pendant un temps bien court, ils sont heureux parce qu’ils ignorent la vérité, mais quand ils l’ont une fois vue, ils se masquent pour n’être point reconnus d’elle. C’est pour cela que tu coudoyas tant d’insensés, que tu les vis parcourir leurs jours, le visage fardé, les yeux égarés, n’ayant qu’un souci, cacher, enfouir l’opprobre de leur nature en essayant de se montrer aux autres tout différents d’eux-mêmes. Ils avaient beau faire, rire quand ils auraient dû pleurer, ouvrir des yeux candides avec un cœur libertin, la vérité, forte et superbe, environnée de lumières, les dépouillait un à un de leurs tristes artifices et les abandonnait à la honte de leur nudité. Tu ne leur ressemblas en rien, tes chastes jours fuirent semblables à ces eaux pures et froides qui n’ont reflété que la blancheur des neiges !
A ces instants où ton âme oppressée semblait se décharger d’un lourd fardeau en me confiant le récit de tes jeunes années, tu me l’as dit souvent, ô femme, combien tu sentis de bonne heure l’inanité de tout désir, de toute aspiration vers la félicité, et, ne pouvant te décider à édifier un autre rêve sur les ruines de ton premier sentiment, tu te déterminas à en cultiver éternellement le souvenir : ainsi en est-il d’un homme forcé d’abandonner certains lieux de la terre, si beaux et si embaumés, qu’il eût voulu y regarder chaque été le raisin mûrir sur le coteau et la lune rapprocher son croissant d’or ; il pleure en les quittant, sachant qu’il ne les reverra jamais. Crois-en un vieillard dont le cœur a saigné maintes fois entre les serres des passions indomptables ; tu as choisi la meilleure part en te réfugiant dans la douceur forte, dans le calme secourable, en triomphant de tous les élans qui t’emportaient encore malgré toi vers la vie. La mélancolie me paraît être une volupté très délicate, j’en ai senti les charmes malgré ma rudesse ; certaines âmes s’y consument avec joie, il en est même dans ton pays, — Dieu leur fasse miséricorde ! — qui s’en laissent mourir !…
Honneur à vous, ma fille ! vous avez lutté vaillamment contre votre penchant pour la mort, vous teniez à la vie par la maternité, comme cette nacelle de l’air, captive au-dessus d’une ville, qu’un câble puissant retient à la terre en dépit de son perpétuel effort…
La moribonde se taisait, seulement de grosses larmes coulaient sur ses joues.
Alors Jeffik, croyant en deviner la cause, dit :
— Ma mère, soyez tranquille et bénie ! Ce saint homme vient de m’ouvrir des perspectives inconnues. Je suis prête maintenant au sacrifice que vous redoutiez pour moi, sans doute à cause de ma faiblesse ; rassurez-vous, ô ma sainte ! qui vous a vue à cette heure doit être à jamais fort contre la vie… Je ferai ce mariage, vous ne mourrez pas, vous vieillirez au milieu de ces souvenirs de notre race… Je ne regrette plus rien… pas même l’amour ! Ce n’était qu’un songe. — Un bien beau songe, hélas ! ajouta-t-elle en élevant ses mains jointes.
Nous tâcherons, mère, que l’enfant soit bien heureuse ; son bonheur sera plus parfait, édifié sur le nôtre. Mais si le moment est venu de vous perdre, apprenez au moins que vous laissez ici-bas une digne descendante, et que l’exemple de votre renoncement devient dès maintenant mon plus précieux héritage. Je saurai tempérer cette soif d’idéal qui nous vient de nos pères. Je serai chaste et résignée, je fuirai le remords afin de mériter un dernier jour semblable au vôtre.
La jeune fille parlait avec exaltation, et le regard ineffable et profond de la moribonde, s’éclairant une dernière fois, semblait répondre : — Te voilà donc mûrie dans tes larmes d’un jour, ô ma fille ! comme ces fleurs des tropiques que l’on voit s’épanouir d’heure en heure après une pluie d’orage. Il t’en coûte, pauvre enfant ! de reconnaître la vanité de ton rêve d’amour… Voilà tes illusions envolées comme de blanches colombes dont un vent de mort a brisé les volières. Il eût toujours fallu que cet instant arrivât, car à ce prix seulement s’achètent la paix sereine et la sagesse. Je te le dis encore avant de refermer sur moi la porte sombre : rien, en ce monde, ne peut être digne de ton culte, si ce n’est la vertu.
Ses yeux gardaient encore leur expression de béatitude, que des ombres indéfinissables, envahissant le front de la sainte femme, apprirent au vieillard et à la jeune fille qu’elle avait cessé de souffrir.
Les pleurs des deux orphelines n’étaient interrompus que par les lamentations du vieux prêtre.
Il psalmodiait :
— « Mes jours se sont évanouis comme la fumée ! ils ont décliné comme l’ombre ; mes os se sont desséchés comme le sarment ! »
« La terre et les cieux passeront ; ils vieilliront comme un vêtement ; vous les changerez comme un manteau ; vos années ne finiront jamais ! »
Mais plus le psaume montait, désolé, dans la chambre funèbre, plus le visage de la morte se revêtait de sérénité ; quelque chose de divin en ennoblissait tous les contours, et sur son front flottait, avec la mort, comme un secret sublime.
Alors le vieillard se relevant contempla longuement Mme Trégar-Creachmeur et, levant les bras vers le ciel, s’écria :
— « O mort, où est ton aiguillon, où est ta victoire ! »
Puis relevant l’orpheline à genoux et noyée de larmes :
— Ma fille ! ajouta-t-il, soyez forte : Voilà le bonheur !