Bretonne
VI
Les occupations fastidieuses emplissant la vie des locataires de la maison commune leur offraient des loisirs, toujours trop longs, difficilement remplis.
Ils n’étaient point chasseurs, trop pauvres pour brûler de la poudre aux merles ; leurs vêtements noirs n’eussent point résisté longtemps à de semblables équipées, et le sérieux de leurs fonctions y eût été à jamais compromis. Car on a beau dire, aller à la chasse aux canards, c’est se donner un genre braque qui ne convient pas aux petits employés du gouvernement. Du reste, la monotonie de leurs habitudes les avait rendus timides ; et leurs membres, privés de toute activité physique, s’étaient peu à peu noués d’ankyloses.
En janvier, ils furent distraits par le tirage au sort qui eut lieu par une journée superbe.
Bien que ce ne soit point une fête pour le paysan, le fond des campagnes s’agite et se trouble même en pensée à l’annonce de cette formalité. On déserte la ferme, depuis le maître également inquiet pour son fils que pour son grand valet dont il est content, depuis la fermière portant robe de soie, qui met, en prévision des pleurs, deux mouchoirs l’un sur l’autre dans sa poche, jusqu’à la trairesse de vaches craignant de perdre ses amours. Cette dernière, venue à pied de plus loin que Cricqueville, en souliers plats, bas blancs et chaussettes noires, jupe de droguet couleur de rouille comme une feuille d’automne, beaucoup trop courte et relevée encore par derrière sur un cotillon de gros molleton blanc serré à mi-jambes par les liettes du tablier et dont les grosses mains rouges exhalent violemment l’odeur animale des mamelles. Les carrioles roulent, les auberges regorgent de monde et de bêtes, les remises ne suffisent plus aux voitures, on les échelonne le long des rues, brancards à terre. C’est que Saint-Paul-Église est un endroit de conséquence, un chef-lieu de canton dont relèvent dix-sept paroisses, villages de laboureurs sans cesse unis à la glèbe, de pêcheurs sans cesse mariés aux flots.
Ils arrivent de tous côtés, les conscrits ; il y en a de Maisy, antique seigneurie de Duguesclin ; il y en a de Gefosses, où des remparts en ruine regardent la mer en témoignant des vieilles luttes ; il y en a d’Osmanville, où l’on foule aux pieds des médailles romaines ; il y en a de Grandcamp, dont les matelots intrépides risquaient jadis leur vie à chaque marée pour amarrer leurs barques sur des rochers appelés corps-morts ; il y en a un des îles Saint-Marcouf, vêtu comme un Robinson, qui, sans drapeau, sans compagnie, erre seul avec effroi au milieu de la foule, ne sachant à quel saint se vouer.
La petite ville a l’air presque gaie aujourd’hui ; les commerçants, devenus soudain confiants, presque prodigues, ont étalé des marchandises à leur porte, encombrant le trottoir. Ils les surveillent à l’entrée de leurs boutiques, la bouche en cœur. L’un a fait une pyramide de lourds rouleaux de toile à draps qui se tiennent debout, majestueusement, comme des termes ; un autre de pièces d’étoffes où se détachent des violets à faire pâlir l’évêque. A côté, le quincaillier traîne sur la rue des instruments de culture dont le cliquetis lui donne je ne sais quelle belliqueuse apparence. La modiste vend ce jour-là des colifichets de femme ; la boulangerie regorge de pain, et on fait queue chez le barbier. Dans les maisons bourgeoises on n’est pas content, on trouve que tout a renchéri.
La foule augmente dans les rues puis s’écoule soudain sur la place. A onze heures la réunion est au complet. Monsieur le préfet vient d’arriver. Il s’installe dans le salon, s’approche de la haute cheminée de marbre où brûle un grand feu, puis vient un instant se montrer, derrière les carreaux, aux paysans étroitement entassés au-dessous de lui. Les conscrits de toutes les communes du canton défilent, le drapeau en tête : bons gros gars joufflus en blouses luisantes, en pantalons retroussés sur lesquels craquent et brillent des parcelles de givre, commis et employés revenus de Bayeux, de Caen et de Paris pour la circonstance, vêtus comme sur les prospectus, avec des cravates flamboyantes éclaboussant la toile empesée de leurs chemises. Et toute cette jeunesse, levée avant le jour, se tient, émue, un peu grisée déjà d’une bravoure poltronne.
Les parents, pressés dans les escaliers et sur les pelouses, attendent avec anxiété, sans détourner la tête. Chaque fois qu’un garçon paraît, les yeux encore hagards, il y a une clameur : on se renvoie les chiffres. Les bonnes gens se bousculent pour être des premiers à voir, sur la haute casquette noire du paysan aussi bien que sur le chapeau de soie tout neuf du calicot, le numéro que l’on se redit de groupe en groupe et qui remonte comme renvoyé par l’écho de mille voix vers le salon, où le maire, un marchand de beurre, rougissant comme une jeune fille, continue, en bégayant avec confusion, l’appel monotone des conscrits.
La famille du concierge tirait un grand profit de la conscription. La mère Ledormeur s’installait dès le matin derrière une table, près de la porte par où sortaient les jeunes soldats ; ce meuble était couvert d’une nappe comme un autel, on y voyait là une boîte vide destinée à recueillir l’argent de la recette, et à côté, entassés les uns sur les autres, des numéros en beau papier découpé, destinés à être vendus aux conscrits et attachés à leur coiffure. Les filles, parées de leur mieux, excitaient, par leur air engageant, la plaisanterie et la générosité.
A mesure que le destin se prononçait, les gars se rejoignaient sur les pelouses piétinées et se reformaient en bandes, bras dessus bras dessous, deux à deux, par clocher ; puis ils repartaient, repoussant les doléances pour mieux s’étourdir, excités, fiévreux, gais quand même, chantant à travers les rues de la petite ville :
La femme de l’horloger recueillait par ce moyen plusieurs centaines de francs dans sa journée, s’en rapportant au bon cœur des favoris du sort, ne se servant du prix fixe que pour les pauvres diables qu’elle voyait s’en aller, tête basse, larme à l’œil, ahuris de la rapidité de la catastrophe.
— Allons ! un franc, disait-elle gravement, sans sourire.
Souvent il lui fallait répéter deux fois.
Certains, de sa connaissance, lui demandaient des nouvelles de son époux. Elle répondait :
— Ah ! y chine aujourd’hui. Il est parti chiner dans la campagne.
Et toute la nuit, par les chemins vicinaux, on entendit, dans le canton, des compagnies de conscrits, ivres et à demi fous, regagnant leurs villages ; tandis que les parents, qui ne pouvaient fermer l’œil, attendaient, assis sur leur lit de plume, le cœur serré.
Après ce temps de gelée, la pluie se mit à tomber sans interruption, noyant la campagne. Des nuages noirs venaient sans répit s’amonceler dans le ciel de la vallée d’Auge, puis ils s’éloignaient, crevés, défoncés, traînant dans l’air de minces guenilles noires, et bientôt d’autres revenaient du même côté. On les apercevait, voguant rapides dans la mer de l’espace, entraînés par les courants d’en haut, et soudain, perdant leur forme, ils se dispersaient, envahissant l’horizon d’une vapeur opaque, semblable à de la fumée d’usine. Au-dessous, la terre était triste ; on distinguait à peine, à travers un voile d’eau, les contours durs de la petite ville tassée et grise comme une forteresse. La Vire coulait des flots fangeux et l’on ne voyait plus la mer.
Tout était clos, rien ne bougeait, et l’ancienne maison semblait morte, livrée aux débordements des longues pluies. Seule, la vieille Aimable se tenait derrière ses fenêtres, s’entêtant encore à s’occuper de ce qui se passait sur cette terre normande qu’elle ne devait jamais plus fouler de son pied paysan.
Dans l’aile opposée, un visage tragique se tenait parfois longtemps immobile, le front appuyé aux carreaux poussiéreux, contemplant le déluge. Distinguée et noire, cette figure portait les signes d’un ennui passionné et maladif ; un sourire amer plissait sa bouche flétrie ; et ses yeux, singulièrement beaux et doux, disaient le nostalgique dégoût de vivre sans espérance. Cette pauvre femme, mariée au secrétaire de la mairie, — un gros luron très myope qui apprenait des calembours, — avait connu des jours meilleurs. De son bien-être intérieur, disséminé au vent de la ruine, elle n’avait conservé qu’un souvenir d’enfance, son piano. Et dans le salon désert où grondait la majesté du vent, elle chantait et jouait sans se lasser avec son grand air hagard et sa pâleur.
Oh ! l’étrange et suggestive créature qui ne soutenait son maigre corps qu’en mangeant des échaudés arrosés d’abondantes tasses de camomille ! — Qu’êtes-vous devenue, pauvre gibier noir, pauvre oiseau de mer abattu par des tourmentes trop fortes ? Où regardent-ils à présent vos yeux inquiets qui n’étaient point taillés comme ceux des autres femmes et voyaient des choses en dessous dans les ténèbres ? Personne ne s’inquiétera de le savoir à présent ; mais toujours la petite Anne vous verra passer dans sa pensée, furtive, enveloppée d’ombres noires, comme cette femme du peintre espagnol Gandara, dont le mystère nous charme et nous retient malgré nous. Elle se souviendra de vous dans la pitié de son âme. C’est vous qui vous pencherez à son côté dans les jours de deuil ; votre forme renfermera pour elle toutes les amertumes de la vie ; si un chagrin mord son cœur, elle se retournera, en frissonnant, pour chercher votre image morose ; et, bien qu’à tout prendre, votre destin n’ait rien de bien plus misérable que le sien propre, c’est vers votre esprit crépusculaire qu’ira sa compassion attendrie. Comme la pâle statue qui veille, les mains jointes, sur le mausolée d’un enfant, ainsi vous vous tiendrez debout sur les ruines de sa jeunesse.
A peine apercevait-on Arvid Swevenmor depuis son arrivée à Saint-Paul. Il sortait avant le jour et ne rentrait qu’à la nuit close. Le maître d’école, s’étant trouvé impuissant à lui rien imposer, l’avait abandonné à lui-même, heureux encore du profit qu’il retirait de sa présence.
On se perdait en conjectures dans la petite ville pour deviner ce qui pouvait obliger un beau garçon, aussi opulent et aussi noble, à demeurer dans ce trou normand ; mais personne pourtant ne se fût avisé de le lui demander, même son hôte. Il mangeait le plus souvent dans les fermes où il s’arrêtait au cours de ses longues marches, ou bien, assis sur la côte, à la table d’un pêcheur, auprès d’un feu de joncs marins, il ressemblait, avec son grand œil bleu, à un de ses farouches ancêtres, à un de ces jeunes rois corsaires débarquant autrefois sur ce même rivage, attendri tout à coup par la caresse d’un pauvre marmot.
Il fit venir ses armes de Bergen et de ces filets noirs que nouent dans le village de Nornaes, au fond du Sognefford, les femmes des tueurs de phoques du Spitzberg, et bientôt sa réputation d’adroit chasseur de sauvagine et de pêcheur intrépide fut établie dans le pays, car il excellait dans tous les exercices de force et d’adresse, de courageux sang-froid.
A haute mer, à basse mer, par pluie, vent ou grêle, enveloppé de fourrures, le corps ganté de souples peaux de chamois, il poursuivait échassiers et palmipèdes, sans crainte du salin de la mer. La pluie ruisselait sur ses grands traits purs, aguerris à toutes les intempéries ; le froid n’effaçait pas le rose de ses lèvres épaisses et douces. Jamais il ne clignait les yeux devant la lumière, les prunelles incandescentes d’un soleil intérieur, d’une force d’enthousiasme et de vérité. Son rire toujours inattendu était frivole et charmant ; il avait sur le front, au-dessus des sourcils, deux rides circonflexes qui donnaient à sa méditation l’expression la plus rare.
Arvid sentait très vivement la nature, et il lui arrivait de laisser passer impunément à sa portée un bel imbrim à l’œil rouge, pour garder un instant de plus dans son regard les nuances du soir ou le froncement des flots. Parfois il s’arrêtait près du petit Vey, à cet endroit précis où se reposa dans sa fuite, pour réparer ses forces, le jeune Guillaume le Bâtard, trahi par les barons du Cotentin ; et, trompé lui aussi dans ses affections les plus chères, il reprenait haleine devant la destinée. A cette heure qui précède les ténèbres de mars, quand les grèves balayées par le vent deviennent plus tragiques, il se penchait vers le large comme pour entendre un vague écho de cette presqu’île, au-dessus de l’Atlantique, où son enfance avait poussé comme une fleur sauvage dans l’ignorance des luttes humaines.
Comme c’était loin tout cela, reculé jusqu’aux bornes les plus incertaines de la mémoire !
Il revoyait la chambre de sa nourrice, Margit Baars, — grande pièce peinte, du parquet aux solives, d’arabesques noires, aux tons brunis par le temps. — Lorsqu’il s’éveillait, le matin, son premier soin était de compter l’un après l’autre tous les vieux pots danois à couvercle d’argent qui garnissaient les bahuts de bouleau. Ils étaient sculptés, dans l’art le plus primitif et le plus extraordinaire, de figures d’animaux et de personnages aux attitudes hindoues, évocation d’un boudhisme inconscient et tout païen.
Les braves montagnards qui habitent les cimes du Iostedalsbrae sont de fiers hommes, pour eux les mille recherches de notre vie futile ne semblent que vanité et pâture de vent. De l’air à pleine gorge, la mer partout, la neige immortelle, pour horizon le pôle, pour ennemi la vague, voilà ce qu’il leur faut. — Pêcheurs et bûcherons, chasseurs, c’est dans un de vos nids d’aigle qu’Arvid balbutia la langue natale, crût libre et fort, apprit à ses narines le parfum des vents, à ses yeux la poésie de l’espace, quand le vent se roule sur les bruyères, quand l’espace semble agoniser au delà de la vue, écrasé entre la mer et le ciel.
A son appel, tous les bruits coutumiers à ses oreilles accouraient, simples et vibrants, du fond de ce pays de Norge. Au milieu des émanations du goudron et des sciures dorées, il percevait la clameur de ses villes de marins, de sauveteurs et de radoubiers. Une voix s’élevait dominant le fracas des cataractes : la voix du Nord. Elle chantait la chanson du bois qui dit la plainte des arbres, l’âme du sapin palpitant encore sous le maillet du constructeur, ses souffrances quand il s’arrondit en nacelle, se creuse en maison flottante, et les larmes qui percent son écorce lorsqu’il regrette l’ombre de ses forêts, son trône de mousse et sa couronne de ramures vertes.
Chez les dames Trégar-Creachmeur on désirait le printemps avec impatience. — Il se fait cruellement attendre dans cette contrée marécageuse, où huit mois d’une saison indéfinissable font expier quatre mois de végétation folle.
Les pauvres femmes avaient réellement pâti dans cette bicoque, et Dieu seul sut ce que la mère lui demanda tous les soirs devant le foyer refroidi, en égrenant son chapelet, tandis que son beau regard noir se tenait tourné en haut avec une foi ardente. Depuis longtemps on manquait de bois, et Lisabeth, la bonne, allait tous les jours à la ville acheter un fagot qu’elle rapportait sur son dos : cela faisait un feu de joie. Il se trouvait dans le milieu des branches un tas de feuilles mortes, feuilles de chêne, feuilles de platane, feuilles de frêne, que l’on jetait à pleines mains dans l’âtre et dont la flamme léchait goulument la peau dorée. C’était si bon, qu’Anne s’allongeait tout de son long devant la haute cheminée, les cheveux répandus, le visage tout rose et ses belles petites mains traversées d’une lumière rouge.
Tant qu’il ne s’était agi que de surmonter un danger matériel, de supporter des privations, Jeffik avait conservé ses joues rondes, sa belle humeur triomphante. — Ses aïeux ne restèrent-ils pas pauvres, eux aussi, par dandysme, par obstination douce ? — On lui avait conté mille fois combien peu soucieux ils se montraient de posséder la terre, mais prodigues au contraire, n’ayant qu’une idée, se débarrasser au plus vite de tout cet or qu’ils rapportaient des mers du Levant et dont ils ne savaient que faire, très ennuyés de leur incapacité aux choses pratiques. Cela les rendait malheureux de se trouver soudain si riches, et l’un d’eux, qui était corsaire, n’imagina rien de mieux, après une capture, que de fricasser les louis à pleine poële et de les jeter tout brûlants, du haut d’un balcon, à Pondichéry, sur la foule des badauds.
— On ne trouve plus beaucoup de ces hommes, à présent, ajoutait Mme Trégar-Creachmeur ; pourtant, chez nous, il n’y aurait pas encore un vrai Breton à s’en étonner.
Mais toute la bravoure de la jeunesse s’évanouit devant la première souffrance de l’amour. Il semble que le cœur d’une vierge soit un fruit délicat blessé au plus faible contact de la vie.
Bien souvent, dans ce gros pays de rapport, où le souci de l’argent prime tout, on ne se cachait pas pour faire entendre à Jeffik qu’on la trouvait très gentille, avec sa taille mince et ses yeux bleus, mais aussi qu’elle serait infiniment plus désirée avec la dot des autres filles de la ville que l’on voyait le dimanche se promener sous les tilleuls, habillées de neuf des pieds à la tête, toutes flambantes dans leurs toilettes de mauvais goût. Elle ne les fréquentait point, par fierté, et ne pensait pas au mariage, sentant bien qu’elle était un être d’exception au milieu de cette jeunesse grossière, que son avenir viendrait d’ailleurs, de très loin, du Nord ou du Midi, du hasard ou de la Providence ! Il lui faudrait faire caprice, comme on disait en raillant. Ne valait-il pas mieux croire que Dieu lui gardait en réserve un de ces fiancés qu’il destine aux jeunes filles pauvres ? Quel qu’il fût, il viendrait vers elle vêtu d’illusions, guidé par une étoile ; il traverserait la terre en suivant une voie frayée pour lui seul ; elle irait à sa rencontre en courant, et quand il l’aurait prise dans ses bras, serrée sur son cœur, tout serait fini ; peut-être mourraient-ils, ou bien ils seraient ravis au ciel.
Du jour qu’elle vit Swevenmor, tout fut changé dans sa personne, ses regards prompts devinrent languissants, son teint prit une telle délicatesse qu’il semblait de la substance même de l’amour. Elle tombait à chaque instant dans de profondes méditations dont on ne pouvait la distraire, et quand on prononçait brusquement son nom, elle rougissait si fort que ses épaules semblaient brûler l’étoffe de son corsage. Elle ne voulait plus regarder dehors, plus voir le paysage ; les nuages lui semblaient sans couleur ; à travers les prairies inclinées la rivière se déroulait entre les berges comme une pièce de brume ; et les pluies interminables lui paraissaient grossies des larmes de tous les mondes : son âme végétait comme une terre gelée et sans lumière, abreuvée d’ennui et ivre de néant. Il lui arrivait d’ouvrir un livre et de le fermer sans en avoir conscience ; elle changeait aussi des objets de place et ne s’en souvenait plus. Un jour elle prit dans ses mains l’Imitation et lut ces mots : — l’homme ne vit pas seulement de pain. — Alors une lumière se glissa dans son âme, elle comprit ; mais sa tristesse n’en fut point diminuée. — Il arriva qu’ayant laissé tomber ses bras sur le cou de sa sœur, la voix de Jeffik se mouilla soudain de larmes, et comme l’enfant, le cœur serré, voulait lui parler du norvégien dans l’espoir de la distraire, la jeune fille pressait sa main sur les lèvres de la petite, s’écriant avec effroi : — Ne dis rien ! ne dis rien ! — Et la pâle théorie des peines du cœur se mettait à défiler devant ses yeux accablés.
Un soir d’avril un autre miracle se fit en elle.
— Sortons, petite Anne, dit Jeffik, marchons dans le vent, mon front brûle, je veux guérir.
C’était l’heure où, munis d’une lanterne, les chasseurs poursuivent au travers des herbus les chevaliers à pieds rouges, où le grand cygne sauvage commence à décrire un cercle majestueux au-dessus des terres marines, où la mouette argentée se presse avec amour à la crête du flot assombri. Les îles Saint-Marcouf étaient prises dans la brume, et l’on entendait, vers le sud, en prêtant l’oreille, comme la marche lointaine d’un fleuve : le bruit sourd du courant de la Déroute qui passe entre les nombreux écueils de la mer du Cotentin.
Le paysage changeait d’instant en instant, l’air était humide et un peu vif. Les jeunes filles traversèrent en courant la prairie déjà mouillée, franchirent la passe aux vaches en travers de la douve et se mirent à marcher sur la digue en se dirigeant vers les grèves. Entre les peupliers, au-dessus des haies, flottait une fumée blanche et compacte. Une exhalaison empoisonnée venait des bancs de vase des marais découverts : le souffle putride des fièvres paludéennes du printemps.
Des picoteux amarrés à des pieux de bois au bout d’une courte chaîne, battant, à intervalles réguliers, le gravier de la rive, le frôlement d’un crapaud qui sautait dans les herbes, la conversation de deux vieux marins, troublaient seuls un silence plein d’apaisement.
— Un jour comme le jour d’aujourd’hui, personne n’est hardi à la barre, dit l’un d’eux.
— Y a pas de bon pilote de brume, répondit l’autre sentencieusement.
— Le Norvégien n’a pas atterri agneu : qui veut la mort la trouve.
Comme ils parlaient encore, le vent se mit à souffler, il repoussa le brouillard avec violence en parcourant la mer et la campagne, s’enflant à chaque instant dans sa course. Des rangées de tamarins inclinaient jusqu’à terre leurs panaches légers, les flots se soulevaient, bouleversés par des remous lointains.
Alors Jeffik en levant les yeux vit aussi une grande agitation dans le ciel.
— Le Norvégien n’est pas rentré. Oh ! l’imprudent, le fou, le pauvre enfant ! murmura-t-elle, glacée d’effroi.
Mais Anne ne l’entendit pas car elle aimait à courir et à crier dans la bourrasque. Le vent avait pris ses cheveux en arrière et les levait tout droits sur sa tête, ils demeuraient ainsi un instant comme en équilibre, puis ils se mettaient à tournoyer avec vitesse, et d’un seul coup s’abattaient avec la douce fraîcheur d’une caresse le long de ses joues pâles. Les voix de la tempête lui arrachaient ses paroles et les emportaient en fuyant très loin, on ne savait pas où, et elles lui répondaient avec des accents effrayants et nombreux, pleins de menaces, calins, plaintifs, grêles ou aigus : c’était comme une invisible troupe d’êtres disparates chuchotant à son oreille, déchaînant des colères, des furies, des passions, qui ressemblaient tout à fait à celles des hommes.
Comme l’enfant s’approchait de sa sœur en bondissant, plus légère, plus aérienne, plus svelte, plus étrange qu’un de ces petits génies appelés duz par les vieux Bretons, Jeffik l’appela.
— Viens près de moi, ne me quitte plus, j’ai peur.
Et d’un geste délicat, soulevant sa mante noire aux larges plis, elle y enferma la rebelle.
— Peur ! s’exclama la petite fille, tu as peur, toi, si brave !… Peur de quoi, Jésus-Dieu ! du vent ? mais il gronde aujourd’hui, il caresse demain. Ne l’aimes-tu pas, quand il s’est roulé sur les sauges et les menthes fleuries et qu’il agite dans les meules l’arôme des foins coupés ? Rien ici-bas n’est parfaitement aimable ni fidèle. Crois-tu la mer toujours tranquille parce qu’elle a, un soir, léché doucement tes pieds ? Crois-tu les cieux vides lorsque tu ne vois point d’étoiles ? Crois-tu mon cœur stérile si je ne pleure point ?
En achevant ces mots, Anne demeura songeuse, scrutant l’infini. Son visage de petite sainte païenne, aussi pâle que la feuille du chardon, rayonnait d’une mystérieuse intuition. Et quoique un peu confuse de son éloquence, elle reprit :
— Il est des jours, Jeff, où j’ai rêvé d’une autre naissance… ailleurs… autrefois… C’est très vague tout d’abord, et dans la saison du printemps, quand la terre se couvre de fleurs… Cela me prend en aspirant le grand air, l’herbe des champs ; alors, — ris, si tu veux, de ces songes, — je me souviens d’autres parfums respirés en des lieux inconnus, mais aussi forts, aussi doux, aussi vivants.
Et avec ce singulier esprit d’observation qui se rencontre en pleine maturité chez de très jeunes enfants, elle expliquait comment elle avait perçu dans tous ses sens la certitude d’une vie antérieure, le travail dans son petit cerveau qui aboutissait à cette conscience des inéluctables recommencements, la souvenance de limbes où son essence immortelle s’était baignée et consumée dans de molles ténèbres. Que de fois, le visage enfoui dans les herbes, assourdie des bruits intimes de la terre, de cette musique vibrante que font les choses infimes, un frisson l’avait secouée, tandis que, comme une image trouble, passait devant ses yeux la poignante sensation de son âme, vagissante encore et ressuscitée.
L’aînée, tout à son infortune, l’écoutait à peine. Une souffrance se mêlait à sa grâce.
Elle avait revêtu, ce soir-là, par une touchante fantaisie, l’antique costume de son aïeule renfermé depuis plus de cent ans dans un coffre de bois de fer. C’était un ajustement de jeune femme qui pressait doucement ses formes virginales. Des étoffes longtemps repliées s’échappait une odeur fine et poivrée de santal et de vétyver. Le justaucorps, un peu raide, était de drap blanc orné de galons brodés en or des plus antiques dessins bretons. La jupe, taillée dans un lourd brocard couleur de pervenche, tombait à plis droits sur les chevilles, comme on en voit, sculptés, sur les statues des reines au moyen-âge. Jeffik portait sur ses cheveux relevés en casque une coiffe de dentelle qui formait un cône tronqué d’où partaient deux longues brides transparentes, roulées et déroulées à tout instant par les vents ; mais cette belle parure se trouvait cachée sous son grand manteau noir. Seule, sa jolie tête, qu’elle portait naturellement avec un gracieux orgueil, montrait par intervalles sa blancheur à la lune effarée.
Elle pensait, la jeune fille, en frissonnant dans cet habit de morte si bien gardé depuis le jour des anciennes noces, qu’un autre cœur, soulevé par les flots du même sang, avait battu derrière ce corsage nuptial, lorsque l’époux, enlevant l’épousée de la maison de son père, l’emportait joyeusement sur son cheval, à la façon poétique des vieux Bretons. Elle s’imaginait voir la jeune femme s’élever sur la pointe des pieds au-dessus du perron de granit, tandis qu’il la saisissait par la taille en la nommant sa douce belle. Ce soir-là, sans doute, les fleurs étaient fermées dans les prés, on entendait, côtoyant le chemin, une source courir sur des petits cailloux et le vent trembler dans les feuilles. — Amour de marin, amour de chagrin ! — La grand’mère fut vite veuve du bel époux disparu en mer. — La même mer, le même habit périssable… — Mais eux, les amants, les nobles cœurs enflammés !… — Voilà, fleur de néant, ce que tu ne pouvais comprendre.