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Bretonne

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V

Le concierge Ledormeur habitait avec sa famille deux petites salles basses aux voûtes surbaissées. Dans l’une il installa, avec la permission de la ville, une boutique louche, où l’horlogerie semblait un prétexte destiné à cacher une autre industrie. Le bruit courait qu’il appartenait à une sorte de police, qu’il faisait partie d’une société de propagande créée par l’Empire dans les campagnes, cachant tout un système occulte de dénonciations et de vengeances. Il avait en effet de mystérieuses disparitions, au cours desquelles sa femme, une ancienne beauté de village, répondait aux clients trop curieux : — Vous le voyez bien, il est en route.

Une imagerie spéciale couvrait les murs du logis de grossières enluminures que l’agent bonapartiste répandait à profusion sur le pays normand. L’une représentait le prince impérial à l’âge de douze ans, porté sur des drapeaux entrecroisés que supportaient les épaules de quatre vétérans : cela s’appelait l’Espoir de la France.

Ledormeur levait sur les paysans, par persuasion, ou par crainte, une dîme qui variait suivant les circonstances. Chez l’un, il se procurait, sans bourse délier, du bois de chauffage pour son hiver ; chez l’autre, une barrique de cidre. Jamais il ne rentrait les mains vides, ne dédaignant aucune offrande : un arbre mort, une volaille, de la crème fraîche, — pour ses filles, qui l’aimaient tant, pauvres chattes ! — des œufs, — pour faire couver à sa poule huppée. — Il s’attardait en de longs et discrets colloques à la table des fermes, acceptant sans façon un verre de vieille eau-de-vie de pommes. Enfin il déballait son imagerie et les femmes accouraient, curieuses, se pendant à l’épaule des hommes assis. C’étaient alors des exclamations admiratives. On se consultait du regard avant de porter un choix définitif parmi tant de merveilles. Celle-ci, simple jeune mère, demandait le beau petit prince ; celle-là, plus raffinée, s’emparait d’une gravure où l’on voyait, au premier plan, l’impératrice décolletée, en robe de bal, agrandie, droite, fière, tandis que, derrière leur souveraine, fixe et brillante étoile, des princesses du sang de Bonaparte rayonnaient d’un éclat plus pâle et plus tremblant, comme effacées, mais si belles encore en enlaçant leurs bras nus ! A voir la figure de ces femmes parées, sous les pieds desquelles les grossières paysannes lisaient, en épelant, cette légende explicative : — Les anges de la France ! — quelque chose de plus doux se glissait dans leurs rudes pensées.

C’était à ce moment que le fermier cédait au quémandeur sans grande difficulté. — Alors qu’il aime le mieux un gouvernement, le Normand s’en méfie encore davantage : « On ne sait pas » est le dernier mot de sa confiance. — Et il considérait faire acte de prudence, soit qu’il égorgeât en soupirant le plus gros de ses dindons, ou qu’il laissât emporter à l’horloger sa vieille montre au ressort brisé, accrochée près du lit sous le bénitier.

Notre homme prenait alors congé de ses hôtes bénévoles. Il passait par le courtil, et, suivant la saison, détachait un cantaloup bien à point, des poires de la meilleure espèce, ou arrachait violemment un plan de giroflées blanches. Puis, après avoir atteint la petite barrière vermoulue qui, au long du jardin, donne la main aux haies d’épines, Ledormeur se retournait et invitait la bourgeoise à venir voir ses horloges, — sans se déranger pour ça, quand elle aurait affaire à l’audience.

— Ça se trouvera, répondait celle-ci avec assurance, en râclant avec un brin de fagot le dessous de ses sabots pointus.

Quelquefois il rentrait ivre, laissant le long du chemin le profit de sa journée. Dans ces moments, il devenait brutal, de sournois qu’il paraissait d’habitude, et cassait tout dans sa baraque, comme il disait. Il mettait en pièces, sans distinction, au milieu de l’horreur de sa famille, la belle vaisselle fleurie portant les prénoms d’Adrienne et de Maria, gagnée dans les foires au tourniquet des loteries, de même les tournebroches qu’on lui donnait en réparation, et qui, couverts de rouille, formaient une longue file le long des souterrains où les laissait s’accumuler sa paresse. Jetant à la tête de sa femme les pots de crème et les douzaines d’œufs enfermés dans son bissac de toile en sonnant mille jurons, il traînait par les cheveux ses filles chéries dont les cris — au feu ! à l’assassin ! — retentissaient de tous côtés. Mais lorsqu’un passant, attiré par le bruit, se hasardait à leur porter secours et à les arracher des mains du père, il cessait de cogner, et les femmes se réunissaient pour chasser l’imprudent et l’accabler d’injures en le menaçant d’un procès.


Les Ledormeur vivaient bien grâce à de nombreux expédients. Souvent ils se trouvaient dans la ralingue, suivant le mot marin, à cause de leur désordre prodigue ; mais la vraie misère les touchait rarement, et ils savaient en sortir par un coup d’éclat, la providence ou le hasard se décidant pour eux dans les moments désespérés. C’est après quelque aubaine inattendue qu’ils banquetaient, faisant grande chère et plus de bruit à eux seuls que tous les habitants de la maison commune, se réconciliant avec de vieilles connaissances perdues de vue depuis longtemps et qu’ils avaient vilipendées à la suite d’anciennes brouilles. Alors tout était oublié, et le souci coulait dans les flots de gros cidre, se digérait comme les galettes beurrées de raisiné pétries d’une pâte insipide dont la table était couverte, s’évaporait dans des chansons tantôt sentimentales, tantôt empreintes d’une obscénité à la fois grossière et naïve que chantaient les femmes avec des voix grêles et aiguës, au son de l’accordéon, tandis que les hommes, soulignant les réticences du couplet, reprenaient en chœur le refrain nasillard.


De temps à autre, à la suite de rixes dans les cabarets du quai, des matelots étaient enfermés dans la sombre prison pour s’être enivrés et battus. Ledormeur, en leur portant à manger, s’inquiétait de leur histoire, de quel port ils venaient, de ce qu’ils avaient fait, et, par-dessus tout, de l’argent qu’ils possédaient encore sur eux. Sa tête doucereuse de vieux juif passée au travers du guichet de fer, il commençait à les flagorner de toutes façons. Il les plaignait : — C’était triste, pas moins, d’être là, resserrés entre quatre murs, quand on est à terre et qu’on a de quoi s’amuser, prendre du bon temps et courir des bordées !

Ceux qui avaient épuisé leurs avances répondaient en grognant, roulant leur corps goudronné sur le lit de planches, ou bien, pris de colères furieuses, ils injuriaient brutalement le geôlier, devenus très méchants tout d’un coup, sans savoir pourquoi.

— As-tu fini, bougre d’achocre, disaient-ils, nous sommes là aussi bien que le Pape. Ferme ta boîte, vilaine tête de caliorne ! — Ce qui est un mot pour désigner une grosse poulie fort laide.

D’autres, très jeunes, pleuraient leur peine comme un grand déshonneur, et il en était qui, assis sur des barils vides, comptaient lentement des pièces de monnaie sur leurs genoux rapprochés.

L’argent tintait gaiement aux oreilles du portier, et d’un air narquois et bon enfant, pas méchant pour un sou, il contait qu’il avait été jeune, lui aussi, aimant à rire : — On pouvait s’arranger. Sûr qu’il ne laisserait pas se faire de la bile à de braves gens qui avaient bien le moyen de se distraire. Pourquoi ne souperait-on pas ensemble ? Une fois les rideaux tirés, ni vu ni connu ! La bourgeoise tordrait le cou à un canard, en vingt minutes tout serait prêt, ensuite on prendrait des grogs en jouant au jeu de l’oie. Pour la nuit, il leur céderait un bon matelas qu’ils étendraient sur la dure, et jamais de leur vie ils n’auraient si bien dormi.

La proposition acceptée, on s’attablait, on mangeait. Les filles, assises entre les prisonniers, leur versaient à boire en penchant vers leurs grosses vareuses leur corsage étriqué de fillettes corrompues.

Ils n’avaient pas de chance au jeu, les marins, trop bien partagés sous le rapport du sexe. Ils perdaient tout ce qu’ils voulaient, laissant même, parfois, leur montre en gage.

Quand ils étaient ivres, pleins, suivant leur langage, l’homme et la femme, les saisissant sous les bras, s’empressaient de réintégrer en prison les piteux ivrognes, et aussitôt le verrou glissait rapidement au travers de la porte, tandis que les pauvres nigauds, perdant soudain l’équilibre, étendaient les bras et s’abattaient à terre en pleine nuit.


De la besogne on se souciait peu, un petit ouvrier suffisait à la boutique, raccommodant les montres d’argent, vendant aux servantes de ferme des bagues de cornaline ou des chaînes en doublé alourdies par de gros cailloux violets.

Ledormeur employait son imagination cauteleuse à découvrir des moyens nouveaux de servir ses intérêts.

Souvent, par les soirs accablants d’été, on voyait, au milieu d’un nuage de poussière, déboucher sur la place, par la rue de Cricqueville des maisons roulantes de bohémiens, traînées par de misérables rosses, et suivies d’un matériel de cirque ambulant.

L’horloger s’approchait à pas lents du camp des nomades.

Déjà les hommes se roulaient sur l’herbe, vêtus de culottes en velours râpé, serrées aux hanches par une écharpe rouge ; leur chemise s’ouvrait, tordue sur elle-même, des deux côtés de la poitrine et découvrait des torses bronzés ; d’autres, immobiles comme des morts, regardaient le ciel à travers la paille de leur grand chapeau. On avait accordé la liberté aux animaux domestiques, les chiens secouaient leurs puces, les poules se mettaient à picorer auprès des voitures, la chèvre broutait avec un frémissement joyeux de ses narines les feuillages de tilleul que les gamins attrapaient aux arbres en sautant avec souplesse, pendus après les branches qu’ils courbaient jusqu’à terre pour les couper plus à leur aise. Les femmes, avec des robes traînantes et des boucles d’oreille à pendants de corail, dressaient le foyer en plein air : il était fait de bois arc-boutés, comme un feu de sauvages, comme un feu de pâtre au milieu d’une bruyère. A l’extrémité de trois barres de fer réunies en triangle, la marmite, d’une forme primitive, suspendue, bouillonnait bientôt enveloppée de fumée et de flammes. Vieilles et jeunes, les gypsies s’asseyaient à l’entour, la gorge à l’abandon, les mains nouées sur leurs genoux, en des poses fatales ; et l’on ne pouvait s’empêcher, en les regardant, de penser que ce n’était peut-être pas une vraie soupe de chrétiens que l’on voyait bouillir dans cette marmite de sorciers.

Ledormeur tournait autour d’eux en les écorniflant, d’un air aimable, dans l’espoir qu’on lui demanderait un renseignement, ce qui ne manquait guère. Tout de suite il offrait ses services, leur vendait des lapins ou leur enseignait la manière de faire bâiller les moules. Pour pronostiquer avec plus d’exactitude sur la recette à venir, il regardait le ciel avec inquiétude, s’assurait de la marche du vent et voulait savoir aussi le quantième du mois et le saint du jour. Et le soir, sous les quinquets fumeux, toute la famille, à tu et à toi avec les baladins, trônait aux places d’honneur réservées aux bourgeois sous la hutte de toile.


La paresse de Ledormeur n’était battue en brèche que par sa curiosité. Entre ces deux bonheurs, dormir ou espionner, le geôlier n’hésitait pas. Il savait tout ce que les autres ont la prétention de cacher, et rien ne le réjouissait davantage que la perspective d’une lâche dénonciation. Né espion, organisé spécialement pour les œuvres basses d’un vulgaire Iago de campagne, il avait soif de ces vengeances que n’appelle aucun outrage et nourrissait des haines vagues chaque jour augmentées par le naufrage de quelque espérance.

D’où venait, par exemple, que celui-ci eût telle habitude et que celui-là se rendît à ses affaires par le plus long chemin ? Débiteur ou amoureux, la chose était vite éclaircie ; quant aux voleurs, fraudeurs ou délinquants, s’il avait eu mission de les découvrir, Ledormeur n’y eût point perdu trop de temps.

Aussitôt qu’il avait mis la main sur l’inédit d’un mystère, il en jouissait d’abord tout seul, se délectant du mal qu’il pourrait faire ; puis il le donnait à deviner à sa femme ; et, si elle y avait renoncé, — donnant sa langue au chat, — il protestait, tout en brûlant de parler, qu’il n’en dirait rien et qu’on lui arracherait plutôt le cœur du ventre. Enfin il se décidait tout d’un coup, et c’était avec une expression admirative dans l’œil que sa femme l’écoutait, s’exclamant : — Quand je vous l’dis qu’il est rapassé !

Quelquefois, de son pas glissant et attentif, Ledormeur traversait la prairie et venait s’asseoir dans l’herbe, sur ses talons, près du commissaire de police en train de se livrer à sa pêche coutumière. Des insectes diaphanes bourdonnaient sur les fleurs des joncs et des iris jaunes.

Il se mettait aussitôt à dénoncer quelque délit à la vindicte du pauvre fonctionnaire, troublant à loisir sa charmante quiétude ; mais l’entretien se trouvait rompu à chaque instant par les péripéties de la pêche : le commissaire vérifiait ses amorces, ou bien une dame verte ayant mordu, il s’éloignait de quelques pas pour l’enfermer dans son sac.

De ce qu’il ne disait rien et n’avait pas l’air de comprendre, l’horloger l’avait cru d’abord très fort et très malin. A présent, il ne savait plus que penser. Il répétait : — Avec c’t’homme-là, j’suis pas dans mon chemin. — Un jour surtout que le concierge avait voulu lui faire entendre qu’il en savait long, il le quitta en lui disant de ces choses, heurtées qui sont une façon aux gens du peuple de rapprocher leurs idées disparates.

— Je ne suis pas riche, Monsieur…, c’est vrai… un ouvrier qui a son métier… je suis honnête homme, Monsieur, j’ai de l’honneur… mon commerce… je fais venir mes montres du Jura… enfin, suffit… je vois tout, j’ai des yeux… y ne serait pas facile de m’en remontrer, car, vous savez, je suis comme l’oie de la bonne femme, j’ai l’œil de côté.

— Quelle bonne femme, Monsieur ? avait répondu le gros homme en sursautant d’un air ébahi.

On s’entretint pendant quelque temps encore à Saint-Paul-Église de l’accident arrivé à la tante du maître d’école.

Le lendemain, les conseillers municipaux, arrêtés sur la place, se montraient avec des gestes les fenêtres de la pauvre fille. Des gouttes d’eau limpide tombaient des toits dans la boue noire du dégel, et certains avaient un air grave en mesurant la hauteur des étages, tandis que d’autres, aux faces joviales, pâmés de joie, riaient et gémissaient en secouant leur ventre, les oreilles cramoisies. Boscher, marchant au travers de sa classe, les examinait avec inquiétude. Mais il jouissait d’une si belle considération qu’aucun mépris n’en pouvait rejaillir sur sa renommée.

On entendait chez le père Saussaie le bruit du marteau retombant sur le cuir, et l’ouvrier des Ledormeur, accoudé entre ses montres d’argent, ayant retiré sa loupe, regardait à travers sa lucarne, une pince à la main.

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