Chignole (la guerre aérienne)
VII—CHIGNOLE ET BOUDOU-BA-DABOU.
—Je parie sur le bleu....
—Deux ronds sur le vert!
—Moi je vais jusqu'à dix sous sur le rouge.... Il me paraît tout à fait en forme....
Après dîner, autour de la table de la popote, nous nous employons fébrilement aux derniers préparatifs d'une course d'escargots, organisée par Chignole.
Chaque partant porte sur sa coquille une marque distinctive en couleur, ce qui permet de suivre la lutte, dans toutes ses péripéties.
Jusqu'à présent, ces manifestations sportives comprenaient exclusivement des courses plates; Mais notre camarade de P ... est un fervent du steeple-chase; aussi pour contenter ce turfiste célèbre, ce soir nous donnons une course d'obstacles.
La grosse difficulté pour nos «poulains» sera le passage de la rivière, constituée par une boîte en fer blanc, remplie d'eau, encastrée dans la table.
Ce passage de la rivière mettra fin à une interminable discussion qui occupa plusieurs repas; elle solutionnera également de nombreux paris.
Nous sommes, en effet, divisés en deux clans, depuis que la question «rivière» est à l'ordre du jour.
—C'est très indiqué de faire une rivière dans notre steeple ... mais les escargots nagent-ils?
... Là-dessus conciliabules, palabres, échanges de vues, interpellations ... tumultueux débats ... et, enfin, enjeux....
... L'instant est solennel: les champions sont placés sur la ligne de départ; le Paris-Mutuel est fermé; Chignole, auquel les fonctions de starter ont été confiées, prend un revolver d'ordonnance, et tire un coup.... Ça y est!... Ils sont partis ... doucement.
Le premier ne passera pas avant une heure le poteau d'arrivée, c'est-à-dire la feuille de salade tentatrice, attractive. Aussi, à part quelques camarades fanatiques qui n'abandonneront pas la piste, les autres cherchent en attendant une autre distraction.
Chignole et moi, nous sortons et nous dirigeons vers le hangar.
Chaque jour, à la même heure, instinctivement, nous allons jusqu'à notre biplan, comme pour lui souhaiter une bonne nuit. D'ailleurs Chignole a toujours des observations le plus souvent justes à faire à Racine, notre mécano; et les ordres sont donnés sur un ton qui n'admet pas la réplique.
—Pourquoi y a-t-il un chiffon par terre?...
—Mais....
—Et ces gouttes d'huile?... Ta pompe fuit, triple gourde!... T'as donc pas la force de serrer les écrous?!...
—Mais.... Monsieur!...
—Monsieur!... Il m'appelle Monsieur! C'est-y qu'il se f ... de moi!... T'entends bien ... si jamais je retrouve de l'huile sur les plans ... je te la fais lécher!...
... Ce soir, Chignole n'est pas satisfait; il a beau tourner autour de l'appareil, il ne trouve rien à dire à Racine, impressionné par ce silence inaccoutumé.
Chignole plonge dans la carlingue son nez fureteur et pousse un rugissement:
—C'était trop beau pour durer!... Je me doutais bien que j'allais découvrir quelque chose de pas ordinaire!...
—Quoi!... Quoi!... bafouille Racine, en roulant ses gros yeux de faïence bleue.
—Je n'en veux plus d'un mécano à la manque!... Regarde ce que tu as laissé là ... contre le siège....
Et il désigne une sorte de paquet brun, que dans l'ombre on distingue mal.
Racine s'arc-boute aux montants, disparaît à mi-corps et ramène au bout de son bras ... un chien.... Le paquet était un chien qui avait pris pour niche notre carlingue.
Une tête de bull-terrier, ridée, camuse, un corps de fox, et pour compléter, une queue d'épagneul, panache disproportionné. Bref un ensemble imprévu, ridicule, monstrueux, s'il n'était comique.
—Tu parles d'un klebs....
—Il porte en lui au moins trente races....
—Pige cette gueule de Sénégalais!...
—Faut le baptiser.
—Eh bien!.... Boudou-Ba-Dabou....
—C'est bien long!... On en a pour une journée à dire ce nom-là.
—On l'appellera Boudou, tout court.... Et puis je me charge de son éducation.... Avec un précepteur comme sa pomme.... Ah! vieux Charles!... Il va gazer le cabot!...
... Boudou a été adopté d'enthousiasme. Nanti d'un collier portant la marque distinctive de l'escadrille, il est des nôtres. Indépendant, frondeur, il ne paraît témoigner d'affection qu'à Chignole; quand il le regarde, son museau frémit, son panache balaie l'espace et ses yeux prennent une expression singulière de bonté, de reconnaissance.
Il fait une cour assidue à Diane, dite Didy, superbe chienne de berger belge, dont son maître, de P ..., est justement fier. Mais elle, souple, fine, longue, n'accorde qu'une attention distraite au manège de cet obscur prétendant.
—Ah! c'est bien une chienne de vicomte.... Vois-tu mon pauvre Boudou ... les ancêtres ont eu beau renverser la Bastoche ... les aristos seront toujours les aristos.... Tu penses que Didy devrait elle aussi sacrifier à l'union sacrée ... Faut pas demander l'impossible aux femmes!... Et puis, pourquoi qu't'as des visions de grandeur?... Elle se fiche pas mal de toi! ... de tes grâces.... Ce qu'elle doit rigoler tout de même.... T'es jeune ... t'aimes flirter ... je vois ça ... mais ça te passera ... va, mon vieux ... comme ça a passé à Chignole ... et t'aimeras mieux les autres ... d'avoir perdu ton temps avec celle-là!...
Chignole continue son monologue devant Boudou qui, bien assis, les oreilles frémissantes, semble très intéressé, paraît comprendre et souffrir....
――――
Dans le bureau du capitaine.
—Vous voilà, mes enfants ... j'ai besoin de vous. Depuis deux jours, une ou plusieurs pièces à longue portée bombardent Nancy. Les saucisses et les avions de réglage n'ont pu arriver à les repérer. L'état-major de l'armée demande des volontaires pour tenter de prendre des photographies au moment où ces batteries tireront.... J'ai pensé à vous, Chignole ... qui êtes un spécialiste de la photo aérienne depuis celle de votre boche.... Ça vous intéresse?...
—Et comment, mon capitaine!...
—Partez quand vous voudrez....
... Travail de choix et tout à fait personnel; mon camarade ne peut retenir un pas de gigue en signe d'allégresse. Nous brusquons les préparatifs.
—Ça colle?...
—Ça gaze!...
Le biplan commence à rouler, quand «Plouf!» Boudou saute dans la carlingue.
—Arrête.... Arrête....
—Trop tard mon vieux ... Je suis au bout du champ ... je n'ai plus le temps de couper et je ne marche pas pour virer à vingt mètres!...
—On ne peut tout de même pas l'emmener!...
—Tant pis!... Garde-le ton roquet.... Tiens le bien sur tes genoux....
—N'y a qu'à nous qu'arrivent des blagues comme ça!...
Boudou n'est nullement ému; il prend le vent, renifle, tremble un peu, mais uniquement de froid, car le chien de Chignole ne saurait avoir peur.
... Les lignes; premiers éclatements. Je fais le point, le plus exactement possible, d'après les indications du capitaine. Là, au pied de ce coteau, les pièces doivent être placées sous un sérieux camouflage; mais impossible de rien distinguer à la hauteur où nous sommes.
—Tu vois quelque chose?
—Rien.... Boudou non plus ... et mon chien a de bons yeux ... t'sais!...
Je pique: plus nous descendons, plus le tir des boches devient précis; aux remous que nous subissons, nous sentons que les coups se rapprochent.
—Ça doit être un joli spectacle pour ceux qui nous zieutent!...
—Que tu dis!... Et maintenant les mitrailleuses....
—Le grand jeu alors!
... Très à son aise, Chignole prend forces clichés; Boudou s'est endormi.
Un remous brusque; nous penchons ... glissons ... et j'entends nettement malgré le ronflement du moteur un craquement sinistre; des éclats de bois sautent à l'avant. Je baisse la tête; Chignole se couche sur mes épaules.... Je rétablis à grand'peine....
—Alors?... Touché?...
—J'sais pas.... J'crois pas!...
Je vire, et, plein gaz, je pousse à fond vers nos lignes, accompagné par la rafale des obus et le crépitement des mitrailleuses.
Enfin, nous franchissons nos tranchées; le calme.
Content, je me retourne; mon sourire se fige devant la figure décomposée de Chignole.
—Regarde.... Regarde.... Boudou est blessé!...
Des convulsions secouent son pauvre petit corps crispé; ses pattes se raidissent; sa tête, à l'abandon, roule lamentable à chaque mouvement du biplan; de son ventre, le sang coule lentement....
――――
Boudou va mourir. Nous l'avons étendu sur l'herbe. Autour de lui, nous formons cercle, comme pour un ami.
—Je pouvais l'aimer mon cabot ... murmure Chignole.... C'est lui qui a pris l'éclat d'obus à ma place.... Mon Boudou!... Mon Boudou!...
... Ses paupières se ferment sur ses yeux déjà vitreux. Mais voilà que Didy se faufile parmi nous. Elle s'arrête devant le camarade dont elle avait méprisé les avances.... Elle le flaire un instant, puis doucement le lèche.
Boudou a rouvert les yeux sous la chaude caresse; il enveloppe sa Didy d'un long regard heureux, presque humain, et meurt en commençant un rêve.
... Au bout du plateau, dans le bois tranquille, où les pins, sous le vent, font le bruit de la mer, il y a un petit tertre couvert de mousse. Dessus, une pancarte:
Escadrille V. B...
BOUDOU—BA—DABOU
—CHIEN—
Mort en service commandé
(10 novembre 1916)