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Chignole (la guerre aérienne)

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XI—CHIGNOLE A PARIS.

—Si ça ne te dérange pas, vieux Charles, tu me passeras les radis?...

... Dans le wagon-restaurant, nous attaquons les hors-d'œuvre, et c'est le prélude des quarante-huit heures de permission que nous vaut la saucisse descendue.

Avec nous, des officiers de toutes les armes et de tous les grades; quelques civils âgés, naturellement.

—Dans quel secteur, maintenant?... Votre batterie, où était-elle en dernier lieu?... Ça marmitait dur.... Oui, le petit chemin creux.... Nous avons été relevés, le deuxième jour ... alors.... Evacué, ce pauvre vieux?... Vous dites ... les deux jambes?... Moi, je préférais la Champagne.... Il est traître, leur 87 autrichien!... La prise du blockhaus ne fut pas commode.... Faudra bien que ça finisse un jour.... Du beau temps, alors ça irait!... Venez un matin à la popote.... On les aura....

... Mon compagnon s'absorbe dans la contemplation des poteaux télégraphiques. Des trains nous croisent, chargés de fers aux profils différents, de piquets, de caissons sous des bâches.... La campagne mouillée est déserte; seul, un convoi gris, sur la route blanche, l'anime un peu.

—Pas mal, ce dining-car, comme disent les Tommies.... Mais, entre nous, ça manque de femmes!...

—Il est certain que la guerre en manque....

Chignole avait commencé le voyage en petit jeune homme bien sage, plongé dans les journaux illustrés, mais, d'heure en heure, une sorte de fièvre le gagne, et, le déjeuner commencé posément, s'achève moins bien.

—Combien as-tu à ta montre?

—Deux heures.

—Tu retardes!... C'est impossible.... Alors, il ne gaze pas, ce train!... Quel outil!

... Malgré le froid et les timides protestations de ses voisins, il baisse la glace et, la tête entièrement en dehors, il aspire l'air longuement, comme un parfum....

—Ah! ça sent Panam, mon gros!... Je ne puis plus tenir en place. Et il abandonne le dessert, sa serviette et le wagon....

... Je le retrouve dans le couloir, occupé à discourir, au milieu d'un groupe d'auditeurs complaisants.

—Pensez-vous qu'il fasse du soixante à l'heure!... Non mais, vous avez des visions de cinéma!... C'est une charrette ou alors il a des rhumatismes!... Ah! M'sieur le chef de train ... qu'est-ce que vous attendez pour nous faire arriver à l'heure?...

... En bordure de la voie, ce sont maintenant des villas, serrées les unes contre les autres; jardins minuscules, soigneusement ratissés, bassins en rocher artificiel, globes en verre de couleur, comme des ballons d'enfant ...

Chignole pousse un cri:

—Je le vois.... C'est lui!... C'est le Sacré-Cœur.... Ah! la Butte!... la Butte!! Et j'ai toutes les peines du monde à le persuader qu'il est inutile d'être déjà sur le marchepied.

――――

La gare ... bousculade. Une amie m'attend à la sortie; fine, élégante dans sa robe grise, je la reconnais de suite, entre cent, cette amie fidèle, ma jolie torpédo au joyeux ronron.

—Monte.... Où veux-tu que je te dépose?

—Non ... c'est pas la peine, vieux Charles.... J'aime mieux prendre le Métro.... Si ta bagnole c'est ton amie ... le Métro c'est mon copain!... A ce soir sept heures, sans faute.... Tu sais ce qui est convenu?...

—Entendu! sept heures tapant.

... Chignole m'a fait promettre de dîner chez lui. J'avoue que j'ai accepté tout de suite son invitation; je suis curieux de connaître son logis, sa mère surtout, qui est un peu la mienne. Chignole n'est-il pas mon frère, puisque nos sangs différents fusionneront peut-être dans la mort, un jour de bataille, de chute?...

La ville s'allume discrètement; les trottoirs sont brillants, car il a plu; au coin d'une rue, il y a une poussette chargée de violettes et de mimosas, éclairée par une bougie dont la flamme tremblote dans un cornet de papier; un souffle tiède nous imprègne, odeurs de serre et d'usine, de fleurs et de frites, de luxe et de misère.

... Quelques courses et j'escalade les flancs de la Butte.

Au seuil de la maison, comme je saute de ma voiture, une grosse femme, l'air enjoué, m'accueille avec une cordialité empreinte d'une certaine déférence.

—Sûrement, vous êtes le patron de notre Arthur ... de votre Chignole, comme vous le nommez....

... J'ai une impression désagréable; je ne m'étais pas imaginé ainsi sa mère; elle continue:

—C'est moi la concierge....

—Tant mieux!...

Ça m'échappe malgré moi; elle n'a d'ailleurs pas compris....

—Oui, je suis Mâme Bassinet.... On est du dîner avec ma fille Sophie et M. Bassinet, qui ne va pas tarder à rentrer. Je lui ai bien recommandé de relayer de bonne heure. Je passe devant pour vous montrer le chemin.... Méfiez-vous ... l'escayer est noir, rapport à la crise!...

—T'soin!... T'soin!...

Chignole m'accueille; à son serrement de mains, je sens la joie que ma présence lui cause.

—Maman ... v'là mon patron!...

Dans la pénombre du corridor, une auréole de cheveux blancs et une voix douce:

—Entrez Monsieur ... débarrassez-vous.... Je suis heureuse de vous voir.

—Ah oui! on peut le dire qu'on parlait de vous ... on s'en faisait des idées!... Arthur n'étant pas écrivassier, on en était réduit à des suppositions ... conclut Madame Bassinet....

... Sous la suspension, dont l'abat-jour vert adoucit la lumière crue, la table est mise.

—Viens ma Sophie ... viens que je te présente.... C'est ma fille, Monsieur.... La même âge que votre Chignole à quelques mois près. Ça s'est élevé ensemble. Ça a joué dans «le maquis» avant qu'on le démolisse.... C'était le bon temps ... les locataires étaient sérieux ... et polis ... et propres....

... Mademoiselle Bassinet est une blonde; ses yeux bleus vous regardent avec une curiosité un peu gênante, atténuée par le sourire gamin, malicieux.

—Elle est dactylo ... sténo dactylo, déclare solennellement sa mère, avec une nuance de respect.

... Dans la cheminée rougeoie un feu de coke; une bouilloire chante. Sur une étagère, une photographie dans un cadre en peluche: un Chignole de trois mois, nu sur un fauteuil, tend ses bras potelés.

—Tu trouves que ça me ressemble?...

—Y a de ça ... la moustache!!!...

... A côté, un Polichinelle auquel manque une jambe, une locomotive sans tender, quelques soldats de plomb à la peinture éraillée.

—Fais pas attention.... C'est mes vieux jouets.... Tu sais.... Maman aime les bric-à-brac ... et Chignole débouche soigneusement les bouteilles.

—Ah! Voilà nos as!...

... La porte s'est ouverte avec fracas.

—La fifille et la bourgeoise sont là ... alors ça gaze! comme vous dites Messieurs les Aviateurs!

Monsieur Bassinet m'écrase les doigts dans sa robuste main.

Avec son vêtement marron, à gros boutons argentés, son gilet rouge à rayures noires et son chapeau ciré, c'est bien le plus beau cocher de l'Urbaine.

Nous nous asseyons; je suis placé à la droite de la mère de Chignole; son visage est fin, régulier, singulièrement jeune; mais les yeux usés disent les veillées, le travail, les pleurs. Elle remplit mon assiette, mon verre; je ne sais pourquoi elle évoque ma maman à moi. Les mamans ne se ressemblent-elles pas un peu?

Chignole dit tout bas des petits riens énormes à Mademoiselle Sophie qui rougit un peu; Monsieur Bassinet, congestionné dans son faux-col en celluloïd, découpe le gigot en pérorant; sa femme le regarde avec admiration, et «maman Chignole» me conte mille choses puériles et touchantes....

—Pensez-vous qu'il sera assez couvert pour le froid?... Là-haut ça ne doit pas être chaud!... Est-il raisonnable?... Au fond c'est une bonne nature.... Tenez, avant la guerre, il sortait de temps en temps le soir avec des amis ... vous savez ce que c'est. Eh bien! il rentrait toujours ... quelquefois à cinq heures du matin ... mais il rentrait tout de même.... On ne peut pas appeler ça découcher. Et puis il était si beau ... tout petit....

Elle branle la tête, ses lèvres murmurent plusieurs fois:

—Tout petit!... Tout petit!...

... Et ses yeux embués de larmes voient le passé qui ressuscite ...

—Si on causait un brin d'aviation.... J'ose dire que ça serait de circonstance ... indique Monsieur Bassinet aux prises avec la salade.

«Quant à moi, j'ai toujours été emballé par ce truc-là. Tenez, depuis que je roule dans Paris, je n'ai jamais eu qu'un accident, le seul de ma carrière ... Eh bien! c'est à cause des aéros. C'était dans les débuts, au moment de Paris-Madrid: je me trouvais avec Lolotte—c'est ma bête—place du Carrousel. V'là un avion qui passe.... Je lève le nez et vous pensez que je ne le perds pas de vue.... Eh bien! Monsieur, je ne sais pas-si Lolotte a fait comme moi ... mais on a escaladé le trottoir et c'est la statue à Gambetta qui m'a arrêté, sans ça je crois que je rentrais au Louvre ... oui Monsieur ... tout attelé!...»

――――

... Chignole a tenu à m'accompagner, et nous nous laissons glisser le long de la rue Lepic.

—Méfie-toi vieux Charles!... le pavé est gras ... moins vite ... gare les agents ... c'est pas le front ici!... Tu ne t'es pas trop ennuyé?... Si tu savais comme tu nous as fait plaisir....

... Pas de vent; le ciel est criblé d'étoiles.

—Il y aura raid ce soir....

... Chignole a dit cela machinalement, par habitude, et nous pensons à là-bas.

—Oui ... les copains vont remettre çà!

... Nous nous taisons, gênés d'être là, loin de cette famille de guerre que nous chérissons, loin du danger qui la menace; la moiteur de la ville endormie nous fait regretter le vent sec des hauteurs, qui secoue, fouaille et mord, et nous fonçons dans la nuit muette, éperdument étreints par l'âpre nostalgie de notre vie errante....

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